Le 9 juin 1870, bêtement, Charles Dickens meurt. Sur sa table, un polar inachevé. Méchant mystère
Est-ce que Charles Dickens fait toujours partie de ces romanciers sages et moralisateurs, spécialistes du happy-end qu'on choisit pour constituer la bibliothèque idéale, pédagogiquement condensée, de la jeunesse - et que l'adulte dédaigne: j'ai déjà donné, enfin, lu, autre chose à faire que perdre mon temps avec grrrmbll.
Ça serait dommage.
Mais pas irrémédiable. Plusieurs raisons devraient en effet assurer le succès de ce curieux livre du maître anglais, non réédité depuis 1956.
L'humour par moments surréaliste, la très fine ironie, le style véritablement unique, orchestration de chambre pour virtuoses dilletantes, tout cela bien sûr: constantes dans l'œuvre.
S'y ajoute que Dickens s'était ici, en 1869, lancé dans le roman policier, genre littéraire alors en gestation (on est entre Poe et Conan Doyle).
Cadavres exquis
Et qu'il réussit cette prouesse bien involontaire d'y introduire le cadavre le plus spectaculaire que ce genre ait produit: celui de l'auteur lui-même.
Arrivé au vingt-deuxième chapitre de son polar, notre bon Charles meurt d'une attaque d'apoplexie, au grand dam du public qui avait pu suivre la progression sinuante de l'intrigue dans des livraisons mensuelles. Saperlipopette.
Comme l'explique Jacques Sadoul dans son excellente préface, ce roman inachevé a suscité quantité d'écrits. De 1870 à 1987, ce sont plus de 1.000 articles - ou livres entiers - qui ont été consacrés à la résolution de l'énigme.
Dickens avait raconté le meurtre mystérieux d'Edwin Drood, et campé une série de personnages plus ou moins suspects de pulsions assassines: parmi ceux qui proposèrent une solution, il y eut Father Brown, Sherlock, Sir Henry Merrivale et... pour les éditions Marabout en 1956, le traducteur et auteur de romans policiers belge Paul Kinnet.
Saperlipop (bis)
Un polar donc, mais si peu. C'est avant tout une comédie humaine délicieuse où Dickens prend prétexte d'une histoire abracadabrante pour exercer son génie de la caricature, des scènes drolatiques croquées sur et dans le vif.
Le sot notable qui fait graver et admirer sa fatuité lyrique sur la stèle tombale de sa femme.
Le petit employé de bureau, dramaturge à ses heures: une pièce intitulée "L'Épine de l'Inquiétude".
La maîtresse d'école, vieille fille entourée de jeunes délurées qu'il faut protéger des tentations dangereuses.
Autant de seconds rôles qui ne font pas de la figuration.
À l'avant-plan, la jolie et très puérile Rosa Bud, orpheline promise dès sa majorité au jeune Edwin Drood, qui préfère l'appeler "Poussy" en attendant de savoir si leur union raisonnable sera également heureuse, donc souhaitable.
Il y réfléchit et, fâcheux pour toutes les parties concernées, disparaît. Vraisemblablement assassiné. Sale affaire vu que, on l'a dit, saperlipopette, Dickens disparaît aussi. À six chapitres de la fin.
Notes de Dickens, exégèses et cogitations personnelles à l'appui, Paul Kinnet a mené à terme l'enquête. La magie dickensienne en pâtit un peu, mais ça tient la route. Et c'eût été pas un peu frustrant si le livre avait été édité inachevé.
Page 385 le lecteur peut marquer une pause et tenter de résoudre lui-même l'énigme. C'est pas Dickens qui lui donnera tort.
Charles Dickens, Le mystère d'Edwin Drood (traduit et résolu par Paul Kinnet), L'Instant Noir, 462 pages, 553 francs belges.
Cet article a été publié dans l'hebdomadaire La Cité daté du 31 mars au 6 avril 1988. La Cité, journal quotidien lié au mouvement ouvrier chrétien, a pris place parmi les Officiels de la presse belge de langue française en 1950 pour, devant des difficultés financières, passer en hebdomadaire en 1986, et mourir dix ans plus tard, en 1996. J'y ai travaillé de 1988 jusqu'à la débâcle. C'était une belle équipe de journalistes idéalistes et talentueux, une belle époque.
Le livre a été réédité en 2012 chez Archipoche (filiale d'Archipel, fondé en 1991 par Jean-Daniel Belfond), disponible, 8,5€. Je viens de relire l'édition anglaise parue dans les Penguins Classics, réimpression de 1985.