Kluge, Rancière, Benjamin, Borges, vivants ou morts, ils sont parmi nous, là, à portée de main, dans la bibliothèque. La sympathie n'a que faire des mots de présentation. La civilisation de l'écrit est télépathique. (Maladie incurable.)
1. Alexander Kluge (né en 1932), Idéologies: des nouvelles de l'Antiquité, 2006, éditions Théâtre Typographique, 2014, traduction de Bénédicte Vilgrain. Sous-titré "Marx - Eisenstein - Le Capital", on a ici une petite féerie au départ du projet fou de Sergueï Eisenstein de filmer Le Capital "d'après le scénario de Marx". C'était en 1927, peu après le tournage d'Octobre, mais ni le Comité central soviétique, ni Gaumont à Paris pas plus que les "majors" d'Hollywood ne voudront financer et c'est à Kluge aux talents encyclopédiques, écrivain, essayiste, juriste, cinéaste, acteur, qu'il reviendra de tenter l'entreprise en 2008, Nachrichten aus der ideologischen Antike, 3 DVD, 570 minutes (chez Suhrkamp), auquel ce livre apporte une manière de livret au hasard de conversations avec Peter Sloterdijk, Dietmar Dath et Oskar Negt. Le marxisme, chez Kluge, c'est un peu Alice au pays des merveilles. Cet aphorisme, par exemple: "Puisqu'il existe un droit humain des hommes, il doit bien y avoir un droit humain des marchandises." (J'y reviendrai quand j'aurai vu le film.) Kluge a un site: http://www.kluge-alexander.de/
2. Lucien Jerphagnon (1921-2011), Histoire de la pensée, 2009, poche Fayard/Pluriel, 2017. Plus de 500 pages au final assez décevantes. De Thalès (6ème BC) à Ockham (14ème AD), c'est essentiellement un compendium des systèmes de pensée légués par les philosophes jalonnant les siècles. Très peu sur les raisons matérielles sous-jacentes qui, notamment, ont vu le monothéisme judéochrétien intolérant succéder au matérialisme libre-penseur du paganisme antique dans l'interprétation du monde, sinon, au 5ème siècle, les invasions "barbares": monde sinistré, "on désapprend assez vite à penser" (à noter, ça!). Amusant, en passant, de relever les persécutions mises en œuvre par une chrétienté quasi jihadiste, les décrets de Théodose (4ème siècle AD) "prohibant les cultes païens sous peine de mort" et la culture antique fuyant en Perse pour ensuite être accueillies en terres musulmanes. L'histoire souvent bégaie.
3. Walter Benjamin (1892-1940), Baudelaire, 1938, Petite bibliothèque Payot, 1990, traduction annotée de Jean Lacoste. Sentiments mêlés. D'un côté, le décryptage pointilliste de la poésie de Baudelaire semble d'un académisme maniaque parfois abscons mais il est vrai que le pauvre Benjamin avait à vendre sa production (pour survivre à Paris, gagner chichement sa vie) à Adorno et Horkheimer et leur Institut für Sozialforschung, pas vraiment des patrons faciles... D'un autre côté, que d'éclairs venant éclairer l'histoire de la condition humaine au 19e siècle! Sur les fameux "passages" (galeries couvertes), précurseurs des piétonniers (c'est déjà, fuir les bagnoles!), sur la société de quadrillage et de surveillance naissante gravée dans la ville en voie de bureaucratisation (l'obligation faite aux villes d'avoir pour chaque voirie la carte d'identité d'un nom de rue, par exemple), sur l'extension du machinisme qui (Benjamin renvoie ici à Marx) va se rendre maître du travailleur par un renversement radical des rapports entre l'homme et son outil, ou encore sur l'évolution des journaux faisant place à la Pub et à la Bourse: "Il est difficile d'écrire l'histoire de l'information en la séparant de la corruption de la presse.", note ainsi Jean Lacoste. On gagne toujours à fréquenter Benjamin.
4. Hjalmar Bergman (1883-1931), Markurells i Wadköping, 1919, Klassikerförlaget, 2007. En i sanning underbar och älskvärd bok. Den börjar som en fars, slutar som en tragedi. Och hela skeendet utspelas under loppet av en dag, den sjätte juni 1913 - detta skrivet år 1919, nästan vid samma tid som Joyces banbrytande en-dagsroman Ulysses (1922). Nå, här har man samhällskritik i dess bästa dräkt (räknenissarnas jargong, till exempel, betecknad som "vanlig bolagshebreiska"), pepprat med härligt bondförnuftiga bevingade ord (Markurells "Det är besynnerligt men alls inte underligt."), familjesociologiska betraktelser ("Det finns inget så irriterande, så förkrossande, så kväljande som att tillhöra en vidunderligt hederlig släkt.") men, mest av allt, det tjusande porträttgaleriet: den sluge uppkomlingen Markurell som tilltalar hustrun som "hon där" (alternativt "människan"), den kärlekskranke råttbetraktande lektorn Ivar Barfoth, den till förförelse fantasieggande Elsa von Battwyhl med de beryktade "gracila benen", den obevekligt traditionsbundna Tante Rüttenschöld med hemstad i den "gredelina kabinetten" samt ock vid "skvallerspegeln", med flera. Boken tål omläsning, en gång om året, minst.
On trouvera Hjalmar Bergman aux éditions L'Élan, dont ce féerique roman de mœurs: http://elan-editeurdespaysnordiques.e-monsite.com/pages/catalogue-suede.html
5. Jacques Rancière (né en 1940), En quel temps vivons-nous?, 2017, éditions La fabrique. Ce petit écrit de 73 pages dialogué avec l'éditeur Eric Hazan est symptomatique de la centrifugeuse idéologique à l'œuvre dans la pensée de gauche: chacun et chacune - Badiou, Lordon, Zizek, Brown, Garo, Rancière... - a sa petite idée et rien ne converge. Chez Rancière, les constats qui frappent juste font cortège: la "néogauche" américanisée (les "alters" & tutti quanti) n'accouche d'aucune alternative politique, enferrée qu'elle est dans sa "pureté horizontale", le travail n'unit plus, il ne "fait plus monde" (ni donc classe), les combats perdus ont allure de litanie, la théorie est aux abonnés absents ("Il n'y a plus de savoir de l'action qui se légitime d'une science de la société."), la prise de pouvoir ne suscite plus que ricanements, contre qui d'ailleurs? Contre le capitalisme? Il n'est plus une "muraille" à abattre, il est désormais "l'air que nous respirons". Alors, quoi, que faire? Alors, note Rancière, "dans ce milieu enveloppant, on essaie de creuser des trous". Creuser des trous... L'image est bonne. À vos pelles?
6. Nils Andersson (né en 1933), Mémoire éclatée, 2016, éditions d'en bas (Lausanne). Parcours fascinant que celui de cet incorruptible tiers-mondiste communiste: né à Lausanne d'un père suédois (exilé) et d'une mère hugenotte, il sera diffuseur et éditeur en Suisse (mais aussi porteur de valise FNL durant la guerre d'Algérie) avant d'en être expulsé en 1967 (étranger indésirable, il est resté Suédois, service militaire accompli là-bas en 1955, sans en connaître la langue!), ensuite, après un bref séjour à Bruxelles (côtoyant Jacques Grippa et Jules Vanderlinden), traducteur jusqu'en 1972 à Radio Tirana où se liera d'amitié avec les cercles dirigeants de la nation irrédentiste albanaise, puis diffuseur de livres français en Suède (Uppsala) jusqu'à la fin des années 1980 pour, finalement, se refaire des racines à Paris, XIIIe arrondissement. C'est plus d'un quart de siècle qui revit ici dans les reflets du rétroviseur, du spectre de la Bombe A aux soubressauts de la décolonisation (Algérie et Vietnam) dans un climat oppressant de censure (La Question d'Henri Alleg qu'Andersson éditera en Suisse, lui-même devenant interdit de séjour en France) mais aussi d'incertitudes et de clivages théoriques (schisme sino-soviétique). Pour le lecteur critique, c'est sans doute la section albanaise qui offrira le contre-éclairage le plus intéressant: petit pays farouchement attaché à défendre sa propre voie, quasi seul contre tous, s'industrialisant de ses propres forces au lendemain de la guerre, refusant tout prêt des institutions financières internationales, n'imposant les salaires d'aucun impôt, mettant en place un système éducatif de haut niveau et ciblant parmi ses principaux enemis..., le bureaucratisme. Mais, entre-temps, rayé de la carte. Il faut lire Andersson et puis se dire: pourquoi?
7. Lars Ardelius (1926-2012), Livs levande, Ordfront, 2010. Melankolisk läsning. Skriven två år innan hans bortgång som inträffade tio år efter dottern Lenas fatala cykelolycka. Med Lena var jag en kort tid god vän och nyheten att hon dött tog hårt. Det fick jag veta kort efter pappa Lars' avstamp så till honom kunde jag inte heller skriva för att dela lite på minnen. Med tiden befolkas omvärlden av spöken. Boken, då? Nog så trevlig. Detta bland annat att han skrev för hand, och sen knacka' ner krumelurerna på gedigen gammal skrivmaskin (kraschar aldrig), och det med ett finger, andra handen behövs för glaset med bourbon och Camel-taggen. Härligt också tilltalet "Kära medmänniska" som en av hans vänner använde. Eller TS Eliot citatet: "Where is the wisdom wwe have lost in knowledge? Where is the knowledge we have lost in information?". Lars hade svårt med Lena. Det visste vi. Lena hade svårt med livet. Det var inte förtjänat. Livet är ibland en skitmacka, som det sägs på franska.
8. Jorge Luis Borges (1889-1986), Anthologie personnelle, 1951-1967, Gallimard, collection L'Imaginaire, 2016, traducteurs multiples. Peut-on dire du mal d'un monstre sacré? Adolescent, j'ai adoré. La bibliothèque infinie, le cercle dont le centre est partout, les féeries de la saga islandaise, l'homme qui n'oubliait rien: charme irrésistible. En relisant ces extraits choisis, cependant, cela m'a semblé avec le recul superficiel et pour tout dire assez ennuyeux et gratuit. Mais vrai, il y a des heures et des moments pour pénétrer l'univers d'un auteur et, là, je n'étais sans doute pas d'humeur.
Statistiques: huit bouquins en un mois, c'est peu. Il en sort combien, dans le monde entier, par jour? Le tournis menace. Du temps de Goethe, c'était tout de même plus facile. On pouvait raisonnablement espérer tout lire. On se donnait le temps, aussi. J'ai entrepris les carnets de Jouhandeau. Au début du siècle passé, tout jeune, il s'est mis à approfondir le grec, lisant ensuite Platon "à livre ouvert". Autres temps...