En théorie? Non

Quelques notes critiques sur le dernier livre de Chantal Mouffe, L’illusion du consensus, publié chez Albin Michel (mars 2016). L’autrice? Elle a déjà, née en 1943, une assez longue carrière académique derrière elle et – ce n’est guère fréquent pour une personnalité intellectuelle belge – c’est en Grande-Bretagne qu’elle s’est fait un nom. Et un nid: elle enseigne la théorie politique à l’université de Westminster.

Si on explore sur Internet, les références abondent, elle donne des conférences un peu partout, elle a même un compte Facebook. Sur un site Wikipédia suédois, il est dit qu’elle s’est surtout signalée par sa “critique post-marxiste du libéralisme moderne et de sa théorie de la démocratie”.

C’est bien cela qu’on trouvera à lire dans ce livre, à supposer que le terme “post-marxiste” ait quelque sens. Là, tout de suite, je vois pas.

Académismes

La première question qui vient à l’esprit après l’avoir refermé est: c’est destiné à qui? Une bonne partie de l’exposé consiste en une discussion en salle de prof entre membres de la sphère académique. Untel a écrit cela et j’en pense ceci. Un autre a professé dans telle revue universitaire l’opinion que voici et je ne suis pas d’accord. Etc. Plus gênant: elle consacre près de 40 pages à critiquer les thèses d’Antony Giddens et d’Ulrich Beck, surtout certes pour asseoir les siennes, mais qui diable s’intéresse encore à ces “has-been” d’un médiocre prêt-à-penser néolibéral et pourquoi perdre son temps avec, le sien et le nôtre?!

Et, puis, déformation professionnelle sans doute, il y a le penchant pour un jargon censé conférer un vernis scientifque au raisonnement. Ces “pratiques articulatoires”, par exemple, ou ce goût pour le néologisme, histoire de revendiquer l’inédit de sa théorie: le néo-vocabulaire comprend “agonisme”, terme qui caractériserait le débat contradictoire pacifié, la guerre de positions à fleurets mouchetés entre tenants de thèses opposées, elle-même promue sous le terme d’un souhaitable “modèle adversial”. Mama mia!

Ajoutez à cela, sur le fond cette fois, la tendance à psychologiser. C’est très à la mode. Et souvent source de platitudes. Le plus sérieusement du monde, ainsi, Mouffe vient rappeler, avec Elias Canetti, que “l’attirance pour la foule” fait “partie intégrante de la psychologie humaine.” Et, un peu plus loin, passant de Canetti à Zizek, qu’un nationalisme exacerbé surgit quand une autre nation paraît menacer “notre jouissance”. Passons. Propos de café du Commerce.

Idéalismes

Nettement plus critiquable est son approche systématiquement idéaliste. On lira ainsi, exemple éclairant, que la chute de l’URSS aurait été “une grande opportunité” manquée pour la gauche: débarrassée du “poids que représentait jusque-là le système communiste”, c’était, estime Mouffe, “l’occasion rêvée d’approfondir le projet démocratique”.

Sont totalement absents ici, les intérêts économiques en surplomb, idem pour le procès historique, ses déterminants: c’est comme si les idées seules, sorties d’un chapeau de magicien, pouvaient dicter la marche de l’histoire, comme si l’hégémonie idéologique était chose abstraite, déconnectée des groupes d’intérêt dominants. Elle parle pourtant beaucoup d’hégémonie – mais sans citer une seule fois Gramsci, référence incontournable en la matière. C’est pour le moins curieux.

Who’s who & who’s not

Elle cite qui, alors? C’est toujours un exercice révélateur d’examiner quels sont les auteurs cités avant d’entamer la lecture d’un livre. Outre Giddens et Beck, très largement commentés on l’a vu, de même que Canetti et Zizek, plus rapidement, on est ici invité à côtoyer Habermas, Rawls, Hardt et Negri, Heidegger et Freud.

Les absents sont, toujours, non moins révélateurs. Elle ne cite pas, ainsi, des gens comme Alain Badiou, Jean-Luc Nancy, Kristin Ross ou Wendy Brown, auteurs avec d’autres de l’ouvrage collectif Démocratie dans quel état? (éd. La fabrique, 2009), pourtant interpellant pour son sujet.

Ni Luciano Canfora et ses réflexions critiques sur l’organisation des sociétés humains, par exemple dans La nature du pouvoir (2009, 2010 pour la traduction française aux Belles lettres). Il faut supposer qu’ils n’entrent pas dans le curriculum d’une universitaire “post-marxiste”. Elle cite par contre assez longuement Carl Schmit. Voilà qui donne l’occasion de dire un mot de la thèse centrale du livre de Chantal Mouffe.

Ci-gît le beafsteak

Elle part du constat, partagé par beaucoup, que le discours dominant est foncièrement antidémocratique, préférant le gouvernement d’experts (agissant en coulisse) au débat public contradictoire et les décisions par “consensus” (éclairés par les mêmes experts) aux votes majorité contre opposition faisant apparaître des lignes de démarcation politiques claires entre gauche et droite.

Comme Mouffe y insiste à juste titre, “loin d’être un gain pour la démocratie, le brouillage de la frontière gauche/droite représente au contraire une menace.” Mouffe, on l’a compris, est anti-consensus, le titre de son livre le dit bien. Son propos, en un mot comme en cent, est de revitaliser le procès démocratique. Comment?

C’est là qu’elle fait appel au juriste et théoricien allemand Carl Schmit dont l’œuvre, culminant dans les années trente, a pâti d’un voisinage aléatoire avec le régime nazi. Schmit est un auteur intéressant. Ceci, par exemple, cité par Mouffe, “C’est même l’un des faits majeurs de l’histoire juridique et intellectuelle de l’humanité: celui qui détient la vraie puissance définit aussi les mots et les concepts. Caesar dominus et supra grammaticam: César règne aussi sur le grammaire.” (tiré de Les formes de l’impérialisme en droit international moderne, 1932). Ou encore ceci, condensé par Mouffe, que “le libéralisme est, par principe, incapable de produire une théorie proprement politique.” (repris de La notion de politique, 1932 encore).

Lutte de classes? Euh, non

Chez Schmit, Mouffe reprend la distinction ami/ennemi comme élément clé de toute théorie politique. Elle la reprend mais en posant que ce rapport antagoniste (opposition irréductible, on pense à celle existant entre dominants et dominés) gagnerait, pour le grand bien de la démocratie, à évoluer vers un rapport qu’elle nomme “agonostique”, soit une situation de conflit politique où les ennemis de Schmit, pacifiés, se muent en adversaires, opposés en termes politiques mais en “partageant un espace symbolique commun”.

C’est gentil comme scénario. Est-ce pour autant crédible? Encore faudrait-il, en sus, s’entendre ce qu’il y a lieu d’entendre par démocratie. Mouffe n’est pas très explicite là-dessus.

Il y a de bonnes choses, chez Mouffe. Sa charge contre le degré zéro atteint par nos vieux systèmes fatigués de démocratie parlementaire, notamment via le pseudo-concept de “gouvernance”, est bien informée et fait mouche. Ses remèdes ne se distinguent cependant guère des mille et une recettes que déverse le supermarché des idées pour amuser la galerie. Pain, cirque et friandises idéologiques. Il y a des livres qui permettent d’avancer, d’autres qui font reculer. Celui-ci appartient plutôt à la seconde catégorie.