Les éditions Quai Voltaire ont récemment publié la traduction française du reportage que Manuel Chaves Nogales a réalisé en 1928 sous le titre “Le tour d'Europe en avion – Un petit-bourgeois dans la Russie rouge”. À l'époque, Nogales était le rédacteur en chef de l'Heraldo de Madrid, un quotidien qui a tenu bon durant quarante-neuf ans, de 1890 à 1939. Le reportage a d'abord été sérialisé dans les colonnes du journal puis, la même année, publié en livre. Il y est question du voile.
Le voile, dans le cas présent, c'est assez dépaysant. Cela se passe à Bakou. Le périple de Nogales le mènera de Berlin à Smolensk, Moscou, Bakou et Tiflis avec un arrêt à Vienne avant de regagner Madrid. C'est dans un vieux coucou à hélice qui vole assez bas, ce qui fait que notre reporter peut regarder à son aise les paysages survolés – l'avion reste par ailleurs cloué au sol par temps de brouillard. On prend alors son mal en patience. Pas grave, à l'époque, on avait tout son temps.
De front mais sans affront
À l'époque, dans l'Union soviétique de l'an 1928, l'affaire du voile n'en était pas une, ce qui rend donc la chose assez dépaysante pour nous. Nogales est à Bakou, “diadème oriental” du Caucase, une région où les musulmans sont assez nombreux. Il a pour guide une jeune dame bolchévik du nom de Tatiana Alexandrovna et, par rapport aux us religieux hérités du passé, elle dit ceci: “Il a fallu déployer beaucoup de tact, car on ne peut attaquer les préjugés religieux de façon directe. Par exemple: les soviets n'ont pas osé interdire les voiles. Les musulmanes peuvent continuer de se couvrir le visage selon les impératifs de leur religion. Mais comme elles vont travailler dans les rues, les usines et les boutiques, ceux-ci tombent peu à peu. (...) C'est là notre tactique face aux préoccupations religieuses. Si nous, les communistes, les avions attaquées de front, nous aurions provoqué un soulèvement général de l'esprit religieux à notre encontre, et cela nous aurait sans doute été fatal. Il a été plus efficace de miner le terrain astucieusement.” Citation un tantinet longue mais combien instructive.
Il y a naturellement une grosse différence. Là-bas, en '28, il était possible de procéder “astucieusement” parce que l'orientation générale, déterminante, de la société ne soufrait pas d'ambiguïté. Toutes les institutions, du Politburo jusqu'à la plus petite cellule de scoutisme “komsomol”, œuvraient en vue d'une même finalité, la société sans classes. Et séculiaire, cela va sans dire. Dans nos cités européennes, aujourd'hui, ce type de pédagogie risque d'être contreproductif. Quoi! Suggérer qu'il serait de bon ton de “s'intégrer” aux séductions du capitalisme, sa “démocratie de marché”? Ç'aurait le mérite de la franchise. Mais la franchise, côté capitalisme, ce n'est pas son fort.
Ce n'est guère mieux avec la théologie du jour, qui invite à s'intégrer... dans rien. Il n'y a pas d'orientation générale qui surplombe et offre des repères. Ce qui est proposé, c'est du “multiculturel” dans la “diversité”, c'est à dire tout et rien. Au migrant, ce sera: fais comme chez toi. Ici, il n'y a pas de chez nous, rien qui fait civilisation. S'étonner après que certains paumés avec une fureur assassine s'en détournent...
Bourgeois gentilhomme
Mais Nogales vaut bien plus que pour cet aperçu culturel d'une Atlandide politique entre-temps engloutie. Je ne sais qui a dit qu'il importe d'alterner nouveaux et vieux livres pour comprendre à quel point le climat mental ambiant est historiquement déterminé. On s'en aperçoit en lisant des choses anciennes. Sapristi! On pensait comme cela alors! L'observation rend les vérités du jour – mettons – un peu moins évidentes.
Le regard que Manuel Chaves Nogales pose l'URSS de 1928 vaut le détour. Il a tort de se décrire, dans le sous-titre du livre, comme un petit-bourgeois. Il n'en a aucun des traits caractéristiques. En réalité, il pense et écrit comme un honnête bourgeois, une catégorie dont il n'existe plus guère d'exemple tant elle est devenue pesamment propagandiste. Si ma mémoire est bonne, c'est Plékhanov qui a parmi les premiers a mis en exergue que les petits-enfants de la bourgeoisie révolutionnaire, en rejoignant les rangs de la réaction, sont devenus de plus en plus cons et incapables de produire quoi que soit d'un peu intelligent. Il suffit de regarder autour de soi, sur les étals des libraires. Cela va de mal en pis.
Mais, donc, Nogales relève de l'ancienne école. Il raconte ce qu'il voit. S'il pose un jugement, c'est pour aussitôt en dire la fragilité. L'URSS n'est franchement pas son truc, mais il le dit sans hargne, mieux: il essaie de comprendre.
Que note-t-il dans son périple dans le “glacis” soviétique où, souligne-t-il, il a voyagé seul, librement, “sans dire à personne où je me rendais (...) personne ne m'a jamais ennuyé”? Entre autres ceci que, si les conditions de travail étaient là-bas à peine moins épouvantables que sous les cieux capitalistes, l'ouvrier avait cependant la fierté précieuse de savoir “que le monde est entre ses mains, que c'est lui qui gouverne, qu'il n'existe d'autre obstacle à sa volonté que la résistance de la Nature à être dominée par l'homme.” Comme l'indique Nogales, dans la région de Bakou, c'était la Royal Dutch qui “décidait de la vie des trois cent mille travailleurs du naphte”. Le pouvoir soviétique a cependant “expulsé le capitalisme étranger” et, ce faisant, “le gouvernement des soviets a accompli une œuvre qui lui assure le soutien de tous, les éléments, communistes ou non, de Russie.” Il y a là comme une leçon.
Démocratie populiste?
Leçon, également, que le passage où il évoque le défilé de paysans reçus et entendus en leur doléances par le président de l'URSS, Mikhaïl Kalinine, lui-même fils de paysan. C'est une forme d'égalitarisme, dans les rapports au pouvoir et dans la composition sociale de l'équipe dirigeante, qu'il faudrait accuser de quoi? De populisme? Ou encore la ferveur avec laquelle des jeunes parcourent le pays pour sortir la paysannerie de son arriération: “Bien qu'effroyables aux yeux du bourgeois, les excès du communisme reposent sur une base civilisatrice, sur une estime de l'humanité qui les rend désirables”.
Bien sûr, Nogales commet de grosses erreurs. En soi, elles ne manquent pas d'être éclairantes. Sur l'URSS, pour commencer, dont il dit qu'elle constitue un fait historique dont il serait vain d'espérer la disparition (“Aujourd'hui, en Russie, il existe une génération qui ne conçoit pas l'existence hors du régime communiste.”).
Sur l'Allemagne, ensuite, qu'il donne comme cosmopolite, antimilitariste, pacifique et pas nationaliste pour un sou: la “peur de la France du formidable renouveau de l'Allemagne” et le “spectre d'une nouvelle guerre” sont, à ses yeux, sans fondement. Il n'était sans doute pas le seul à penser ainsi.
Mot d'esprit
Sur d'autres points, à l'inverse, il a des mots prémonitoires, pour ne pas dire crépusculaires. L'Europe, constate-il, “s'américanise, se charlestonise.” Berlin? “Une colonie yankee”. Seul Vienne semble résister au mouvement qui, aujourd'hui, a fait de l'Europe un “protectorat américain” pour reprendre l'expression de Zbigniew Brzezinski (cité par Perry Anderson, 2015). “Depuis que les Américains nous ont ramenés vers la forêt vierge, les demoiselles de Vienne demeurent parmi les rares dépositaires du viel esprit européen.”
Il a bien dit “esprit”, ce cher Nogales. Il prend cela au sérieux. Au terme de son voyage, dit-il, il pense “à la pertinence de l'initiative qui consisterait à diffuser la carte spirituelle de l'Europe contemporaine en l'accrochant aux murs des écoles primaires.”
Il y revient quelques lignes plus loin: “Il vaudrait la peine d'établir sérieusement cette carte de la spiritualité européenne contemporaine.” Avec quelque ironie, sur le mode romanesque, Robert Musil en esquissait au même moment le projet. L'idée n'est pas sotte. Une carte pareille serait bien utile aujourd'hui.
Manuel Chavez Nogales, Le tour d'Europe en avion, éditions Quai Voltaire/La Table ronde, 2015, ISBN 978-2-7103-7211-0.