Rock around the bunker, chantait Gainsbourg (RIP). Le IIIe Reich, pas mort, en littérature, et c’est heureux: pas oublier! Cette fois, grâce à Steiner et Glowinski. Applaudissent en mezzanine, Milton, Freud & Thomas Mann...
1. George Steiner (1929-2020), Le transport de A.H., 1979 (magazine) et 1981 (livre), rééd. Noir sur Blanc, 2020, trad. Christian de Montauzon, 197 pages, 19 euros, impression Floch (Mayenne). Il sera dit que le mois de mai est placé sous le signe du 3e Reich, ratatiné le 9 mai 45 par l’Armée rouge. Le hasard du butinage livresque en fournira deux, dont ce Steiner, agréable et spirituel compagnon des nuits d’insomnie philosophique par ailleurs. De la légende voulant que la mort de Hitler (le A. H. du titre) était un simulacre pour faciliter son exfiltration, il tire une fable, celle d’une équipée de justiciers amateurs qui se sont jurés, fin des années ‘70, de ramener le triste, maléfique et passablement vieillardisé bonhomme de son bunker végétal dans la forêt d’Amazonie pour le traduire en justice en Israël. Tandis qu’ils pataugent péniblement pour progresser dans la jungle avec la civière et leur trophée précieux, leurs ruminations morales individuelles habillent, tour à tour, le récit. L’une d’elle, formant un chapitre entier, le sixième, a forme d’un “n’oubliez-jamais” incantatoire, énumération sèche et comme clinique des sommets de cruauté inimaginageables que les barbares aux chemises brunes ont fait subir aux victimes innocentes trouvées sur leur passage. Le livre mérite d’être lu par toutes et tous rien que pour ce morceau d’anthologie. Peut-autre aussi – jamais oublier? - en raison de la postface de l’auteur où l’on apprend que la traduction du livre a été interdite en allemand et en hébreu, de même qu’en version radiophonique… Pas de vagues? Circulez, il n’y a rien à voir?
(Steiner est mort à 90 ans le 3 février dernier: notice nécrologique de l’excellent journal La Croix, un des rares en accès libre, non payant: https://www.la-croix.com/Culture/Deces-George-Steiner-dialogue-langues-2020-02-04-1201076249 )
2. Michael Glowinski (né en 1934), The Black Seasons, 1999 (Pologne), Northwestern University Press (Illinois), 2005, 198 pages, environ 20 dollars, trad. du polonais Marci Shore, sans mention d’impression. Glowinski, lui, a vu le Reich dans son pays natal avec les yeux tétanisés de terreur d’un gosse de quelque huit ans. On a peine à en imaginer la totale déshumanisation, surtout chez un petit enfant. Ici, c’est donné à voir, en gros plan, noir et blanc, sans filtre, par exemple lorsque, évadé du ghetto avec sa mère, se trouvant un moment seul dans une pâtisserie du “côté aryen”, les braves citoyennes du salon de thé se mettent à chuchoter entre elles en lui jetant des regards reptiles: n’est-ce pas un Juif, ne devrions-nous pas appeler la police? Ou cette femme vieillie avant l’âge marquée au fer rouge par un passé où sa beauté lui valu de gagner le prix Miss Judée, la désignant désormais à la vindicte collective. Glowinski est, avec qualité aujourd’hui de professeur ès-belles lettres à Varsovie, plus qu’un rescapé, un miraculé: il ne furent pas nombreux à échapper aux programmes de “solution finale”. Un écorché miraculé qui n’oublie pas, au point de suffoquer d’indignation à l’idée, véhiculée par un air du temps révisionniste, voulant que, après tout, les Allemands, ce sont aussi de braves gens, ils n’étaient pas tous nazis. Vrai, sauf que ceux-là, pour la plupart, ont été exterminés avant la fin de la guerre… C’est, comme on dit, un livre nécessaire.
3. Sigmund Freud (1856-1939), L’avenir d’une illusion, 1927, rééd. poche Flammarion 2010, 100 pages (hors annexes), 2 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), trad. Balseinte, Delarbre & Hartmann, sans mention d’impression. Il n’y a pas à dire, Freud est fin psychologue (là, j’ai voulu être drôle), mais encore humoriste à son insu, usant du procédé gentiment farfelu consistant à déployer ses arguments comme venant en réponse à un interlocuteur fictif: “Volontiers, je n’attendais que cette sollicitation”, enchaîne-t-il ainsi après avoir rédigé lui-même une question lui permettant de riposter. Trêve de plaisanterie, l’illusion au cœur de cette brève méditation écrite à septante et un ans en 1927 n’est bien sûr que la religion et son bon dieu, figure du “père exaltée” dont il rappelle en bon matérialiste que ces croyances doivent être rattachées aux “temps” qui les ont vu s’éclore, de même qu’à “la sorte d’hommes” qui y ont adhéré. De fait, Jésus débarquerait aujourd’hui dans la Cité, il se retrouverait aussitôt dans une maison de fous avec le diagnostic “idées délirantes”. C’est là résumer l’analyse freudienne avec quelque injustice car, homme de science jugeant que les masses resteront fermées à la haute culture, il estime que le credo religieux est à tout prendre le moins mauvais instrument de “cohésion sociale”, comme on dirait aujourd’hui. Pour sa part, Freud se range à l’adage “Le ciel, nous le laissons aux anges et aux moineaux.” Lecture obligée pour quiconque s’intéresse à l’histoire des idées.
4. John Milton (1608-1674), Pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure, 1644, éd. Le Monde/Flammarion, 2009, 150 pages, soldé 3 euros chez mon libraire, trad. Guillaume Villeneuve, sans mention d’impression. Ce vieil écrit appelant en 1644 le Parlement anglais a rejeter le régime d’autorisation préalable dans l’édition, censurant et bâillonnant l’expression de pensées hérétiques à l’orthodoxie dominante, n’est pas sans rencontrer des échos en un temps où se multiplient les lois de mise au ban d’opinions jugées offenssantes, haineuses, anhistoriques, racistes ou que sais-je encore. Comme l’auteur de l’envoûtant Paradis perdu (à lire en français dans la traduction de Chateaubriand) y insiste avec force, “qui détruit un bon livre tue la raison elle-même”, tant il est vrai que, faute de pouvoir prendre connaissance des idées les plus repoussantes, les combattre sera aussitôt une cause perdue pour quiconque ne se résigne pas à un monde où tout est d’avance “ordonné, réglé et arrêté”, encadré d’une religiosité du “vivre ensemble” dont le devanture de supermarché ne propose plus que “des délices, des divertissements et de gais passe-temps (… qui) berceront l’ennuyeuse année comme en rêve.” On reconnaît la chanson?
5. Thomas Mann (1875-1955), Noblesse de l’esprit, recueil de textes 1911 à 1945, Albin Michel 1960, 306 pages, 8 euros (bouquinerie Ivoren Aapje), trad, Fernand Delmas, impression Floch (Mayenne). Plaisir rare, pour l’œil (caractères Baskerville à interlignage généreux) comme pour l’âme, tant le verbe de Mann conduit à une sorte d’intimité entre écrivain et lecteur. Un livre: souvent mille fois plus gratifiant que les fréquentations en chair et en os. Il s’agit donc de neuf textes de critique littéraire avec un prédilection pour Goethe, Wagner, Tolstoï, Freud et Cervantes. On fait ainsi ami-ami avec Goethe qui fignolait son Faust durant quasi un demi-siècle, y mettant les dernières touches à 82 ans. Goethe qui n’avait goût que pour le “libre-échange des idées et des sentiments” (avis aux rédacteurs d’alter-slogans!). Goethe qui vivait à une époque de culture, ayant à portée de main des revues d’Édimbourg, Paris et Moscou. Goethe qui savait, en poète, que la mort peut être aussi heureuse que la vie: “J’étais destiné à rester en ce monde, toi à le quitter. / À partir le premier tu n’as pas perdu grande-chose.” Goethe, homme de plume: écrire, disait-il, est une “maladie incurable”.
Mais il y a aussi, au passage, dans cette flânerie dans la cathédrale des archers de l’esprit, Kant, qui a bien fait de le rappeler: “Le beau, c’est ce qui procure un plaisir désintéressé.” (avis à la corporation publicitaire). Un subversif, Kant, membre du noyau dirigeant des classes dangereuses. C’était une autre époque. La femme de Tolstoï, par exemple, qui transcrit sept fois, à la main, le manuscrit de Guerre et Paix… On savait vivre.
6. Olga Tokarczuk (née en 1962), Une âme égarée, 2017, Éditions Format 2018, une trentaine de pages non numérotées, 19,90 euros, sans mention de traducteur, impression Edica (Pologne). Est-ce que ça compte comme bouquin? Il comporte une seule page pleine d’écriture et, pour faire bonne mesure, quelques ratchatchas ici et là. Par contre, très joliment illustré en pleine page par Joanna Concejo, fusain et pastel. C’est l’histoire (minimaliste) d’un mal du siècle. Tout le monde galope tout le temps sans rime ni raison et l’âme n’arrive pas à suivre. Résultat, on perd son âme. Il est bien utile de le rappeler: à foncer en bagnole, à “fast-fouder” avec de la tambouille manufacturée en micro-onde, à faire de suite ce qu’on pouvait tout aussi bien faire le lendemain ou la semaine suivante, à balancer du “texto” mal orthographié au lieu de sortir le stylo-plume et l’écrin de papier à lettres, à “cliquer” des pétitions à la chaîne aussitôt oubliées, etc., on perd son âme. Ce joli livre se prête à merveille à une lecture à deux, l’un contre l’autre, sur le lit ou le divan. Pour mémoire, Olga était Prix Nobel 2018 aux côtés du réfractaires Handke. (J’en acheté deux, en traduction suédoise, des gros trucs, ce sera pour plus tard. Peut-être.)
7. The Times Literary Supplement (TLS pour les intimes), fondé en 1902, 4,20 euros chez les (bons) libraires. Est-ce que cela compte comme un magazine? Ou plutôt, avec ses quelque 36 pages imprimées tantôt sur trois, tantôt sur cinq colonnes, comme un bouquin en format tabloïd? C’est qu’il y a lire. Et du bon. À mon peu humble avis, c’est la meilleure publication informant sur ce qui paraît sous la forme du livre, les recensions étant en sus systématiquement confiées à de fins connaisseurs du domaine concerné, allant de la fiction aux choses plus factuelles en passant par la poésie, la peinture et même le cinéma. En quatrième de couverture, une chronique “Nota Bene” signée J.C. ouverte aux divagations érudites, telle cette série sur des visites de bouquinistes où il s’agit pour le flâneur de dénicher un livre attachant pour maximum 5 livres (5,6 euros) et ce, rappelé dans l’édition du 5 juin 2020, dans le but non pas “traquer la perle rare ou de prix mais, déambulant ainsi, de laisser des trésors venir à votre rencontre” - on l’a compris, l’exact contraire d’Amazon & Cie. Le TLS diffuse à quelque 32.000 exemplaires: pied de nez à la presse dite agonisante...