Avril, la moisson n'est même pas rouge, plutôt carrément pâlotte. À la petite école, on m'aurait dit: devoir rendu trop tard et trop court, vous me recopierez cent fois... Cent fois Saramago? Alors, oké. Pour le Hareng, ni saur, ni pendouillant sur un mur blanc, il sera fourni en prime. Quant à Radiguet, c'est un mélo susceptible de séduire l'instit'
1. José Saramago (1922-2010), La lucidité, 2004, Points Seuil 2007, 369 pages, 7,80 euros, trad. du portugais Geneviève Leibrich, impression CPI France. Maître choix, recommandé par un ami avisé. Cette idée, loufoque autant que caustique, d'imaginer puis décrire par le menu la situation politiquement implosive résultant d'un scrutin où une écrasante majorité vote blanc. Chez les pingouins de la routine gouvernementale, panique à bord. Impossible de renouveler le parlement, de rempiler dans les maroquins de l'inutilité publique générale: pays in-gé-ra-ble. Bien sûr, les "gens d'en haut" vont faire tout pour mater ceux-d'en-bas, état d'urgence, état de siège, allant jusqu'à confiner (ça vous dit quelque chose?) l'ensemble des citadins, encerclés par l'armée dans une ville laissée à elle-même, tous les corps de police étant évacués. Explosion des pillages et de la délinquance galopante? Que nenni, le peuple se prend très bien en main solo, mieux qu'avant. La plume de Saramago est trempée dans le vitriol, sa dissection pince-sans-rire de l'arrogante bêtise bureaucrate est jouissive. Comment cependant faire durer le suspense sur près de 400 pages? Saramago a choisi d'intégrer un volume 2 dans le volume 1, le vaudeville burlesque faisant place au roman noir et l'intrigue à une chasse au bouc émissaire. Car s'ils ont quasi tous voté blanc, c'est forcément, jugent les mandarins, qu'il y a eu conspiration, complot, donc un Chef, bref l'homme à abattre à coups de fake news et real bullets. L'homme en question est en réalité une femme, sera-t-elle abattue: on vous laisse deviner. À un endroit, il y a cette belle formule qui s'impose à quiconque se trouve à l'heure des grands choix (mourir debout ou couché): "Quand nous naissons, quand nous venons au monde, c'est comme si nous signions un pacte pour toute la vie, mais il peut se faire qu'un jour nous ayons à nous demander qui a signé cela pour nous." On vous laisse méditer. Saramago, un grand. (PS: demain, on vote tous blanc?)
2. Ruth Pavey (contemporaine, 50-aine bien sonnée je dirais), A wood of one's own, 2017, Duckworth pocket reprint 2019, 244 pages, 17,25 euros, impression Clays. Ce n'est pas donné à tout le monde, de s'acheter 16.187 mètres carrés (40 ares) de terrain boisé. Ms Pavey tient la chronique dans un magazine de jardinage et, tout en demeurant domiciliée à London City (surface au sol non communiquée), s'est offerte un deuxième port d'attache en pleine nature. Cela ne fait pas d'elle une sauvageonne. Ni une Jean Gionot quoique elle aussi portée sur la plantation d'arbres (prédilection pour les pommiers), encore moins une Henri David Thoreau, dont on savourera avec un plaisir supérieur, dans Walden, les conversations avec gente sylvestre et écureuils. Disons, pour être gentil: c'est un gentil petit livre, sans plus. Il en faut aussi.
3. Raymond Radiguet (1903-1923), Le diable au corps, 1923, éd. Paperview (sans indication de date, exemplaire publicitaire offert avec un journal), 4,90 euros soldé 2,50 chez mon libraire. Impression: inconnue. C'est évidemment un classique, que j'ai lu ou relu avant de l'offrir en cadeau à une étudiante des Choses de ce Bas Monde. C'est une histoire d'amour, c'est aussi très daté: en 1923, le livre avait fait scandale (car assez charnel et faisant fi des us et coutumes socio-copulatoires bourgeoises de même qu'irrespectueux de la Grande Muette), tout comme l'année d'avant, d'un autre calibre tout de même, l'Ulysses de James Joyce: aujourd'hui, comparé à une pornographie ambiante banalisée, Radiguet semble d'une incompréhensible pudeur. Ajouter: en 1923, Radiguet n'a que vingt ans, ses yeux en sont encore à découvrir le monde, qui lui faussera cruellement compagnie la même année, l'infectant d'une fièvre typhoïde fatale. Comme histoire, c'est chou. Il a seize ans et elle, dont il est amoureux fou, dix-huit. Ce sont des enfants. Qu'elle a été mariée à un militaire, languissant cocu au front, il n'en a cure, ni elle. Il lui fera même un bébé, tout fier d'être papa. À seize ans! Formant des projets d'avenir radieux. Et ça donne quoi, ça? Une queue de poisson. Car la jeune maîtresse, elle meurt, truc bien connu des feuilletonnistes et assembleurs de roman-photos: pour élaguer l'intrigue, rien de tel que d'occire un ou deux personnages. Ra-di-cal. (Ça se relit? Le jury répond oui, le livre a le charme des photos jaunies.)
4. Denis Thouard (né en 1965), et toute langue est étrangère - le projet de humboldt, 2016, éd. Les Belles Lettres, 331 pages, 37,50 euros, imprimerie Chirat. Ce fort volume aux notes de bas de page scolastiques kilométriques se referme sur l'impression d'avoir lu deux choses bien distinctes. D'une part, une foule d'informations scintillantes sur le philosophe-économiste-juriste devenu philologue Wilhelm von Humboldt (1767-1835), digne enfant des Lumières (avec, sur la bannière, le "Rien de ce qui humain ne m'est étranger" qui court du poète Térence à Marx), il révolutionnera la linguistique comparée naissante, plongeant dans les mystères de langue basque, puis chinoise, langue merveilleusement féerique ("chez les Chinois, le même mot est substantif, adjectif, verbe, adverbe, singulier, pluriel, masculin, féminin, etc." notait-il) et hors du commun, Humboldt soulignant "ce singulier phénomène d'un peuple qui depuis quatre mille ans possède une littérature florissante sans formes grammaticales." Phénomène aussi que Humboldt qui consacrera vingt années de sa vie... à traduire l'Agamemon d'Eschyle, poème qu'il qualifiera "d'intraduisible"... Ce qui donne envie d'aller voir de plus près, tant Humboldt qu'Eschyle. Mais alors, d'autre part, il y a Thouard, l'auteur, qui s'érige tout autant en sujet de son livre. Car il a un objectif militant, Thouard, martelé au marteau-piqueur (même bruyante monotonie), qui est d'utiliser (instrumentaliser, dirait-on aujourd'hui) Humboldt pour matraquer une plaidoirie en faveur de la "diversité", crécelle du blabla unique qu'il est inutile d'encore présenter. Pour ce, il va jusqu'à travestir la pensée de Humboldt, n'hésitant pas à mettre dans sa bouche le sacro-saint "diversité" là où il y avait "Vielseitigkeit" ou "Verschiedenheit". Dans la même veine, on voit Thouard s'en faire le directeur de conscience, avec des "Nous avons de bonnes raisons de penser qu'il répondait à sa façon de (etc.)" et des "Là aussi, la portée politique (...) du travail humboldtien est manifeste." S'il était vraiment manifeste, on ose imaginer que Humboldt n'aurait pas eu besoin d'un tiers pour y insister. Rideau.
5. Holger Teschke (né en 1958), Sill (= hareng), 2014, éd. Ersatz 2018, 117 pages, c. 23 euros, trad. (allemand en suédois) Joachim Retzlaff, impression Pustet (Regensburg). Il a déjà été question de cette charmante petite collection de monographies animalières sous le titre de collection Sciences de la Nature. Minces volumes joliment reliés aux cahiers cousus, riches en illustrations, publiés sous la direction de l'écrivaine est-allemande Judith Schalanski, dont on connaît le goût pour la poésie de l'insolite (son Atlas des îles abandonnées, par exemple, chez Arthaud). Cette fois, c'est l'hareng, gueux des mers dont l'auteur rappelle que, mentionné déjà par Pline, il fut longtemps nourriture de base sur toute l'étendue de l'échelle sociale, de même qu'importante source de revenus pour les écumeurs des mers. Faudrait qu'un jour un éditeur français se réveille et en offre la traduction.
6. The Spectator (né en 1828!!), The 10.000th issue, 25 avril 2020, édité à Londres. Ce numéro compte 82 pages format A4 imprimé sur trois colonnes. Un petit bouquin, en somme, y compris par le prix, 7 euros 25 centimes, de parution hebdomadaire. La presse va mal? Ce n'est peut-être pas faute à un lectorat démissionnaire, zombifié par le dumbphone (©), mais plutôt à un contenu rasoir, je parle là des filets d'eau tiède gnangnans servis par la crapahutante grande presse, que je ne lis plus. The Spectator, c'est autre chose. Mise en page d'un classicisme tournant avec superbe le dos aux modes, papier souple et léger, richement illustré, et bien souvent des sujets qu'on ne trouve nulle part ailleurs. Ajouter une politique éditoriale du contre-pied, à contre courant des idées reçues et tellement convenues - par exemple sous la plume de Rod Liddle, déçu caustique du Labour, de Wolfgang Münchau, observateur du Grand Machin européen pour le Financial Times, ou de l'anglo-américaine (ici par le cœur, là par état civil) Lionel Shriver, dont Le Monde (30 avril 2020) vient de saluer la traduction de son dernier livre: voir ce qu'elle notait, le 18 avril dernier, à propos du #TousEnsembleConfinés contre le Corona: "La capitulation ventre-à-terriste devant ce qui est de facto un État policier dans un pays longtemps considéré comme le berceau de la liberté est un des spectacles les plus déprimants dont j'ai été témoin. En quelques jours à peine, des mêle-tout mouchardent contre leurs voisins pour être sortis de chez eux DEUX fois (...) La police couvre de bandes adhésives les bancs dans les parcs et harcèlent des gens prenant un bain de soleil (...) alors qu'il n'y a pas une âme à la ronde." Voilà qui a un petit air de déjà-vu, non?