Il y a Ilya

Grand parmi les grands, Ilya Ehrenbourg (1891-1967) est peut-être plus encore aujourd'hui, un grand oublié parmi les grands oubliés (écrivain soviétique, ça explique déjà). On vient de rééditer, aux éditions Héros-Limite. Un roman-pamplet (poétique, si, si! - et scientifique, évidemment) contre la bagnole, celle qui macadamise la vie et ronge les cerveaux.

La vie souterraine des mots, tout de même! tels des ruisselets qui se ramifient, de la rigole du trottoir après une forte pluie, partant se cacher dans un avaloir pour rejoindre ses frères et sœurs dans le collecteur d'égout, se charger de glauques sédiments urbains et se transformer enfin en eaux fluviales ou nappes phréatiques. Ilya Ehrenbourg, c'est un peu comme ça.

Au départ, un papier sur lui écrit en 2013 pour la revue Radical (défunte), ressucité ensuite sur divers sites Internet dont celui-ci, où il tombera sous les yeux de la Radio Télévision Suisse qui, le 8 mai 2018, diffusera une causerie à l'occasion de la réédition par la maison genevoise Héros-Limite du livre 10 C.V. d'Ehrenbourg, paru à l'origine en version française en 1930 - mon édition d'époque a été publiée par les soins de Les Revues, éditeur et libraire, rue Monsieur-le-Prince à Paris (6ᵉ).

Rouler tue

L'occasion, c'est à double titre, car 2019 est également le centenaire de Citroën, bête noire (symbolique) du roman-reportage d'Ehrenbourg sur la condition humaine à l'ère de la bagnole - et, là, je vais me citer, pourquoi non? C'est qu'en effet, ai-je dit à cette émission de la radio suisse, ce qu'Ehrenbourg donne à voir (et cela, au début des années trente!), c'est que la bagnole (la 10 C.V. de Citroën du titre) est, primo, un objet de commerce produit à la chaîne par des travailleuses et travailleurs abrutis et déshumanisés par leurs chaînes, secundo, un objet de commerce qui est assis sur de lointaines plantations de caoutchouc écrasant des peuples colonisés et encore, plus fort, tertio, un objet de commerce qui tue la poésie de la lenteur et la pensée réfléchie.

Pour écouter l'émission, conduite par Geneviève Bridel causant également avec Alain Berset, fondateur des éditions Héros-Limite, voir le lien ci-bas. Mais il faut dire, étant en liaison téléphonique avec la radio depuis une chambre d'hôtel de Stockholm, c'était tout sauf idéal pour une retransmission correcte de la voix.

Ceci pour dire, il faut lire Ehrenbourg. Je dirais même, tout Ehrenbourg. Ce n'est pas toujours facile. En son temps, Gallimard produisait une collection "Littératures soviétiques", dirigée par Aragon. C'est bien fini, tout cela. Il faut désormais fureter chez les bouquinistes de qualité, ces autres amis de la pensée lente et réfléchie. Et puis se réjouir de l'existence de Héros-Limite, belle typographie, agréable mise en forme et, surtout, politique éditoriale joliment avisée: non seulement Ehrenbourg, mais Joseph Roth, John Berger, Élie Reclus, Max Frisch, Sergeï Essénine, Jean Giono...

En passant, là, on va se dire hum, hum, toutes des plumes du Vieux Monde. C'est que, sans céder à un anti-américanisme primaire, on ne peut qu'éprouver un certain agacement devant la surreprésentation sur les étals d'ouvrages traduits de l'anglais états-unien (et cela à un moment où il est de mode de "décoloniser" tout et n'importe quoi), de très médiocre qualité intellectuelle pour la plupart. À ce constat d'une Europe hollywoodisée (y compris et surtout par le biais des enseignes commerciales qui défigurent nos rues), passant du coq à l'âne, c'est avec un sourire ironique qu'on se remémore la rengaine voulant que les écrivains et artistes de l'ex-URSS étaient invités à faire allégeance au parti, comme si ce n'était pas vrai partout et, en nos contrées, à le faire au Marché et à son segment Industrie culturelle dominé par une poignée de très grosses machines à sous. Certes, là on enfonce une porte ouverte.

Haro? Encore? Pfff

Enfonçons-en une autre (blindée, cette fois). Ehrenbourg est à lire, aussi, parce qu'il est un témoin, lucide et engagé, des deux grands mystères qui encore aujourd'hui pèsent sur notre capacité de penser le monde. Ces mystères sont la scandaleuse mise en place d'un État ouvrier en Russie, 1917-1991, et, enfoncé tel un coin toxique dans ce "siècle court", l'abominable séquence hitlérienne, 1933-1945. Mystères parce qu'ils sont devenus nos deux grands refoulés - en ce sens qu'ils ne font pour ainsi dire plus l'objet que de discours de dénonciation.

Alors, dénoncer, c'est bien (c'est même facile), mais comme le faisait si justement remarquer le philosophe Jean-Luc Nancy: "Dénoncer, il le faut. Mais il faut aussi énoncer." (Chroniques philosophiques, éd. Galilée, 2004). Ehrenbourg fait partie de ceux et celles qui aident à énoncer.

Il le fait dans Le neuvième flot (mon exemplaire: Éditions en langue étrangère, Moscou, 1954) qui décrit par le menu le début de l'américanisation de l'Europe dévastée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans Rapace (j'ai Gallimard, nrf, 1930) avec les ravages psychosomatiques de la Nouvelle politique économique de 1921, ou encore dans Le deuxième jour de la création (là, c'est Gallimard, 1933) qui fait revivre les sacrifices de travailleurs amenés à construire une usine de leurs propres mains meurtries mais avec fierté, parce que c'est la leur, usine sans patron, sans petits experts diplômés. À le lire, on devient - comment dire? - moins ignorant.

On peut tout de suite commencer avec ce roman-reportage assassin, 10 C.V., il est à portée de la main, dans toutes les bonnes librairies.

Pour écouter l'émission de la RTS du 8 mai 2019: https://www.rts.ch/play/radio/nectar/audio/la-deshumanisation-du-travail-predite-par-un-ecrivain-sovietique?id=10385710
Les éditions Héros-Limite: https://www.heros-limite.com/
L'article Ehrenbourg de 2013 sur ce blogue: http://www.erikrydberg.net/articles/ehrenbourg-et-le-court-siècle-mofectueux

Cet article a été publié ce même jeudi 9 mai sur le site Entre-les-lignes: http://www.entreleslignes.be/le-cercle/erik-rydberg/il-y-ilya