Les joies de la littérature, c'est papillonner, de la Suède ouvriériste de Henning Mankell à la France mal libérée de Pierre Hervé, du siècle cassé d'Alain Badiou ou mythique Troisième Reich de Jean-Luc Nancy, de l'Italie irisée d'Erri De Luca aux viennoiseries de Joseph Roth. Manque juste Virgile pour servir de guide au périple...
1. Henning Mankell (1948-2015), Bergsprängaren, 1973, Leopard förlag, impression Scandbook (Falun, Suède), 235 pages, 177 couronnes, env. 18 euros (mais qu'on se rassure, traduit en français au Seuil en 2018, Le dynamiteur). Si Mankell est traduit dans une foultitude de langues, ce n'est pas (tout à fait) par hasard: il sait écrire et, grande figure de la nouvelle génération des polardeux suédois, c'est un genre, facile, divertissant, digestif. Ici, c'est autre chose, valant réellement le déplacement, son premier roman, de facture prolétarienne, l'histoire d'un ouvrier (1888-1969) "dynamiteur" (le pays est très graniteux) déblayant la voie à la pose de rails ou de macadam autoroutier. Un miraculé, sa carrière étant tôt "explosée" par une charge qu'il avait à désamorcer et qui lui sautera en pleine figure, il y perdra une main, un œil et une partie du pénis (mais il reprendra le même boulot dès guérison des dévastations corporelles). La beauté de sa geste, reflétant les méandres de son environnement social, d'une classe ouvrière écrasée (mis à la porte adolescent par son paternel lorsqu'il se dit socialiste; le papa, lui, un ouvrier "monsieur caca", vidant des latrines à longueur de journée) à une classe ouvrière anesthésiée par le règne social-démocrate: il y a quelques pages magnifiques qui résument tout où on le voit, écoutant sa femme, socialiste comme lui, plaider les indéniables conquêtes sociales, rétorquer en montrant l'affiche qu'ils ont punaisée au mur voici des lustres. L'affiche illustre la pyramide du capitalisme, le peuple ployant sous le poids des parasites en surplomb. Il l'a désigne du doigt et dit: "Ceux d'en haut sont toujours en haut." Il est très bon, Mankell.
L'affiche insurpassable en question, publiée en 1911 par l'Industrial Worker (USA, inspirée par un modèle russe de 1900) est notamment reproduite sur le site:
https://santitafarella.wordpress.com/2012/01/09/we-rule-you-we-fool-you-classic-1911-poster-depicting-capitalism-titled-pyramid-of-capitalist-system/
2. Pierre Hervé (1913-1993), La Libération trahie, 1945, Grasset, 217 pages, 5 euros (bouquinerie Aurora), Imprimerie Moderne (Montrouge). Churchill, auteur de bons mots comme on sait, a dit que plus on voit loin dans le passé, plus on voit loin dans le futur. Pour pas mourir con (Wolinsky), il faut lire du vieux. Hervé, Résistant communiste (plus tard gaulliste de gauche) donne à voir les espoirs, bientôt déçus, du peuple en armes à la Libération. Comme lors de la "révolution trahie" dans l'Allemagne de 1918 (Haffner), la France des petits et grands privilégiés, la plupart vichystes, feront ce qu'il faut pour éviter le déboulonnage. Avec le succès qu'on sait. Le spectre du soviétisme "barbare" (guerre froide) y jouera un rôle déterminant. Le charme qu'exerce encore aujourd'hui Hervé tient pour partie à son vocabulaire, des mots de gauche, enfin, en ce temps-là, n'est-ce pas: par exemple dévouement, élite (au sens positif, couplé avec l'adjectif "populaire"), féodalités (financières notamment), génie national, grandeur, héroïsme, patriotisme, peur (du peuple...), révolutionariste (péjoratif) mais encore, plaisant, le terme de "néo-fasciste" pour qualifier la Restauration en leurs douillets maroquins au lendemain de la Libération des susdits privilégiés, hauts fonctionnaires, policiers gradés, traficoteurs et politiciens girouettes, etc., etc.
3. Erri De Luca (né en 1950, Naples), Le tour de l'oie, 2018, Gallimard 2019, trad. Danièle Valin, 161 pages, 16 euros, imprimerie Floch (Mayenne). De Luca: découvert grâce à des amis chers. C'est une autobiographe sous forme vagabonde et dialoguée entre les figures du père et du fils fictif, l'une et l'autre soutenues par les cordelettes d'un marionnettiste saltimbanque. Le collage sautille sans date, on ne sait quand De Luca entend siffler les obus à Sarajevo, ni où il a passé sa vingtaine d'années en ouvrier miitant de la gauche radicale (Lotta Continua), mais on sait que son premier baiser, c'est quand il avait quatorze ans à l'été 1964: il faisait piètre figure, il avait l'air ridicule, mais la petite dulcinée du jour, quatorze ans aussi, n'a pas rit de lui, rendant impérissable le souvenir. Ah! le premier baiser! Et puis son "nationalisme" à lui (pas "rance" ou "moisi" pour un sou): sa maison, c'est l'italien, "c'est ma résidence, j'habite rue de la langue italienne, sans numéro" - l'italien, dit-il, "est sa patrie, littéralement, parce que c'est la langue transmise par mon père." Des mots, il dit qu'ils "donnent à la réalité la lucidité soudaine qui lui retire son opacité naturelle et ainsi la révèle." Les mots de De Luca, on en reprend.
4. Alain Badiou (né en 1937), Petrograd, Shanghai - Les deux révolutions du XXe siècle, 2018, La fabrique, 114 pages, 10 euros, Imprimerie CPI Firmin Didot (Mesnil-sur-L'Estrée, Eure). On le sait impénitent, Badiou, communiste mao, il fut, et le reste. Le verbe, en sus, il sait manier acéré, ce qui ne gâte rien. Ces "cliques néolithiques", par exemple, pour qualifier les strates dirigeantes qui vampirisent tout ce que produit l'humanité souffrante. Précisons: néolithiques parce que, pour Badiou, on n'en est toujours pas sorti de la révolution néolithique amenant un surplus de production captée par une minorité de potentats parasites. Bien vu, non? En résumant en quelques pages les deux grands basculements du siècle défunt, 1917 et 1966 (révolution culturelle), Badiou signe un double acte de décès vitriolé: en a-t-on pris la mesure? Si peu répond-il, tant l'idéologie dominante en a fait des épouvantails de type Paris Match. Raison de plus, comme il y insiste, pour rappeler que le combat des idées est "le plus important des devoir (...) après trente ans de domination, dans tous les domaines, des intellectuels ralliés à l'ordre établi." Mais, mais! c'est presque un manifeste. Ben oui.
5. Alain Badiou (c'est le même), Le siècle, 2005, Seuil, 251 pages, 9 euros (bouquinerie Images), impression Firmin-Didot (Mesnil-sur-L'Estrée, Eure). Encore Badiou? Ben oui, encore. Quand on cherche à comprendre son siècle, il est utile de s'entourer de quelques bons guides. (Badiou en est, même si on - lire: je - ne le suivra pas en tout, par exemple, dans cet opuscule, lorsqu'il qualifie les flux de migrants exilés de "prolétariat nomade": discutable). Mais, donc, la vedette du jour est le siècle, qu'on dira, avec ou sans Badiou et à la grosse louche, divisé en une assez longue période, 1890-1970 environ, faite d'héroïsme (les révolutions, indépendances, résistances antifascistes) et une autre, celle qui suit, la nôtre, quoi? techno? anesthésiée? infantilisée? en un mot, crétine? Badiou la dit peuplée par des "idées minuscules", ce qui est savoureux, voire, mieux, guidée par le slogan à valeur de diktat "Vis sans Idée". Ça c'est résumé très picrate. Car dans son autopsie, Badiou s'appuie sur ses guides à lui, littéraires et artistiques, Mandelstam, Bonnefoy, Brecht, Malevitch, Celan, Pessoa, ce qui met lecteur et lectrice en très bonne et agréable compagnie. En outre, plein de références en notes de bas de page, que tout flâneur qui se respecte s'emploiera à (re)fréquenter: Lyotard, Milner, Janicaud, Natacha Michel ou enore... Bossuet, là pour sa belle langue. Qu'en dire de plus? Lisez par vous-mêmes.
6. Joseph Roth (1894-1939), Le cabinet de figures de cire, recueil d'articles de presse composé d'une série publiée 1919-1923 dans Die Neue Tag et d'une autre, 1926-1929 dans le Frankfurter Zeitung, Seuil, 2009, trad. Stéphane Pesnel, 227pages, 10 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), impression Corlet (Condé-sur-Noireau). Ces brèves tranches de vie, comme on dit routinièrement aujourd'hui, sont parfaitement exquises, et d'une philosophie touche-à-tout qui ne peut que ravir. On passe d'une chaussée viennoise dont le pavé est soutenu par les ossements d'un ancien cimetière à la légendaire puanteur de la choucroute, du génocide (on peut dire?) de bœufs dans un abattoir (64.423 têtes au 1er semestre 1923) à l'eldorado pétrolier polonais (trusté, déjà, par des spéculateurs étrangers). Et puis, Roth passant sa vie dans des chambres d'hôtel et dans des cafés: il les aimait populaires et ses pages sur la destruction de l'un d'eux, pour céder (déjà!) à la mode du ripoliné, américanisé et hygiénisé (branché, quoi!) indique que nos mélancolies ont des lettres de noblesse fort anciennes. Mais encore son style, d'une ironie douce-amère: voir ce coup de pinceau venant dézinguer une interlocutrice désagréablement hautaine: "C'était une belle jeune femme blonde à la poitrine opulente, sanglée dans un corset, poudrée, aux cheveux ondulés et aux lèvres maquillées, vêtue d'une tenue aussi exagérément impeccable que si elle était venue se rendre visite à elle-même." Verdict: consommer sans modération (j'ai vu ça dans mon troquet - populaire -, une pub pour les mousseux Pommery avec ce même "consommer" à l'infinitif, au lieu de l'impératif: peut-être pour ne pas blesser un sous-groupe "culturel" vinassier.)
7. Remo Bodei (né en 1938, Cagliari), La vie des choses, 2009, éd. Circé, 2018, trad. Patrick Vighetti, 123 pages, 18 euros, impression: aucun info. Le bide du mois, voire de l'année. Roger-Paul Droit en avait dit du bien (Le Monde, 18 janvier) mais peut-être était-ce dû à un coup de pompe passager, cela arrive aux meilleurs. Sur le thème intellectuellement séduisant de la chose (nommable? pensable?), notre apprenti philosophe a produit un épouvantable mixe de renvois érudits (Hegel, Husserl & Cie) et de poncifs dignes du Café du Commerce. Faire intervenir dans ce qui tient lieu de raisonnement l'art (au singulier), de la philosophie (idem), faut oser, et oser avancer que "chaque génération s'entoure" d'objets familiers valant repère (quoi! s'entoure tout seul? le social n'y est pour rien?) ou benoîtement s'interroger sur le fait de savoir si, vu les "effets globalement néfastes" (trois clichés en trois mots!) du consumérisme, s'il ne serait pas opportun "d'en sortir?" La porte, elle est où? Cerise sur le gateau: dans la section sur la Beauté (des choses, ben tiens), dire qu'elle a "investi les automobiles", alors qu'on n'imagine mal chose plus laide que la bagnole contemporaine, c'est verser dans le délire radoteur. Verdict: poubelle. (Addendum: ajouter la pratique exécrable, et Bodei n'est de loin pas le seul, de donner comme date d'une citation ou référence celle, non de l'année dont elles proviennent, mais celle de rééditions ultérieures. On trouvera par exemple ici "cf Hegel 1978": quoi! un contemporain des Rolling Stones?)
8. Jean-Luc Nancy (né en 1940) et Philippe Lacoue-Labarthe (1940-2007), Le mythe nazi, 1980, réédité 1991 (nouvelle préface) et 1998, éd. de l'Aube, 74 pages, 7 euros (bouquinerie Images), Impressions Dumas (Saint-Étienne). Le terme même de mythe, comme les auteurs en font la remarque, est bancal, sachant qu'existe (co-existe), en sous-produit malicieux, le "mythe de la dénonciation du mythe". Oufti! Le nazisme, lui, n'a rien de bancal, pour partie analysé ici du point de vue historique (une Allemagne ayant raté le tournant de la modernité, morcelée, n'ayant parvenu à être le "sujet de son propre devenir" et - Heidegger - cherchant l'inspiration dans la Grèce archaïque de l'héroïsme "nocturne, sombre") et, pour partie, par la lecture de l'idéologue nazi Rosenberg (Le mythe du XXe siècle, 1930), laissant comme un goût de trop peu: quels rapports entre cet écrit (a-t-il même été beaucoup lu?) et l'adhésion massive de la population pour la geste racialo-guerrière du Führer? Lukacs était sur ce point, dans un superbe texte de 1948, plus subtil, incriminant l'influence autrement plus décisive d'un climat intellectuel considéré comme raffiné, disons proto-nazi: "de Nietzsche à Simmel, Spengler et Heidegger existe une sorte de voie royale menant droit à Hitler". Mais ne chicanons pas et reproduisons leur mot de conclusion qu'on a tout lieu de méditer: "L'assurance confortable dans les certitudes de la morale et de la démocratie, non seulement ne garantit rien, mais expose au risque de ne pas voir venir, ou revenir, ce dont la possibilité n'a pas tenu à un pur accident de l'histoire." Le nazisme était tout sauf une aberration.
On lira avec fruit (en anglais) "On the responsibility of intellectuals" de Lukacs, 1948: https://thecharnelhouse.org/wp-content/uploads/2017/09/Georg-Lukács-On-the-Responsibility-of-the-Intellectuals.pdf
9. Andrea Grill (née en 1975), Fjärilar (= Papillons), 2016, trad. allemand-suédois Joachim Retzlaff, éd. Ersatz, coll. Naturläror (=Sciences naturelles), 159 pages, reliées, impression Pustet (Regengsburg). Vérification faite, cela n'a pas été traduit, ni imité: cette petit collection dirigée par l'auteur et graphiste Judith Schalansky (voir son étonnant Atlas des îles abandonnées, Arthaud, 2017), ce sont de petites choses reliées aux cahiers cousus et richement illustrés, on n'est pas loin du livre-objet d'art. L'introduction à l'univers des papillons est, grâce à la touche personnelle d'Andrea Grill, un heureux mariage entre science et gai savoir. Déjà, Andrea, racontant comment, devant choisir un sujet pour sa thèse, elle essuie les rebuffades bourrues de son directeur, vieux prof qui en a vu d'autres: des outres? des dauphins? vous n'en verrez que les crottes, essayez plutôt les papillons, il y en a beaucoup et cela demeure peu exploré. Les papillons, c'est un univers, l'Azuré, par exemple, qui dépose ses œufs à proximité des fourmilières, la larve devenue cocon étant à même, par une secrétion et son chant (oui, oui), à se faire passer pour la reine fourmi et, partant, transformer les fourmis en esclaves venant le nourrir. C'est là qu'on se dit: j'aurais dû plutôt me former comme biologiste (ou chef de gare, dans une petit ville italienne où passent très peu de trains).
Andrea Grill: https://animal-biodiversity.univie.ac.at/en/about-us/andrea-grill/
L'Atlas (anglais, mais avec une belle image): https://www.theparisreview.org/blog/2016/01/08/fifty-islands-i-have-not-visited/
10. Alberto Manguel (né en 1948), Packing My Library, 2018, Yale University Press, 144 pages, reliées, 22 euros (acheté dans la merveilleuse librairie "parisienne" Shakespeare and Company), imprimé en Grande-Bretagne sans autre précision. Qui aime le livre, aime Manguel. Il n'écrit que sur cela et, cette fois, sur le déménagemen de ses 35.000 volumes après avoir renoncé en 2015, pour des motifs non partagés, à sa féerique retraite dans un ancien presbytère de la vallée de la Loire (direction New York, puis Buenos Aires où il prendra la direction de la Bibliothèque nationale argentine). Ce sont des billets de carnet de bord un peu mélancoliques alternés avec des disgressions sur la chose écrite (ce qui caractérise l'homo sapiens des autres petits animaux, c'est qu'il est lecteur). Parmi les livres, une place d'honneur est faite au dictionnaire, en voie d'extinctiton: il est, dit-il, "notre talisman contre le néant". De même qu'à toute la littérature, qu'il élève au rang de "l'action civique" car elle seule témoigne d'un passé qui serait sinon inaccessible. Ce qui l'inquiète (particulièrement dans sa nouvelle fonction de bibliothécaire) est que le lecteur constitue une infime minorité. Il cite Dickens: "Personne qui sait lire ne regarde jamais un livre, même non ouvert sur une étagère, de la même manière que quelqu'un qui ne le sait pas." Le bibliomane s'en délectera.
La version française est chez Actes Sud: https://www.actes-sud.fr/catalogue/litterature/je-remballe-ma-bibliotheque
11. Alberto Manguel (re-lui), La Cité des mots, 2007, Babel/Actes Sud, 2009, puis 2018, trad. Christine Le Bœuf, 161 pages, 6,90 euros, impression Normandie Roto (Lonrai). Les compagnons de route de Döblin, Montaigne, Cervantes, Gilgamesh, Kafka et Jack London seront comblés d'agréables et savantes réflexions sur leurs ancètres spirituels - mais encore sur Hal, mystérieusement introduit par son petit nom: c'est bien sûr (Arthur C. Clark/Kubrik) le robot omniscient qui s'emploie à supprimer l'équipage d'un vaisseau spatial au motif nietzschéen que l'humain, c'est faillible, trop faillible. Manguel y voit comme une parabole de "la structure mercantile que nous avons fabriqué comme moteur de notre société" qui, à l'instar de Hal, est "aussi meurtrière". À noter encore les pages inquiètes sur la montée d'une envahissante censure protéiforme dont un compte rendu du TLS (25 janvier 2019) donne comme la marque de notre époque: réseaux dits sociaux, groupes de pression communaturistes, défense ad infinitum de minorités "culturelles" réduisent peu à peu la liberté d'expression elle-même à une minorité, euh, non protégee.
Post-scriptum: je n'ai pas triché en incluant les lectures à cheval sur les deux mois, car il est toujours stimulant de lire plusieurs ouvrages en même temps. Donc, Alexander Kluge, Louis Guillou, Barbara Cassin, Jean-Claude Milner, Heinrich Mann, Jack Black, Bossuet, ce sera pour la prochaine fois.