Il y a des jours comme ça, moroses, grisâtres, et qui en plus s'étirent sur des semaines. Peu de bons livres en mai, beaucoup de bides, même ce bon vieux Lukács... Mais ce sera compensé: Rilke, Jünger, Heidegger, la joyeuse horde teutonne se voyant rejoindre par Cassin, Badiou et Simenon. Ensoleillement!
1. Benoît Goetz (né en 1955), La dislocation - Architecture et philosophie, 2002, rééd. 2018 aux éd. Verdier, 307 pages, 11,50 euros. L'architecture, c'est important: grammaire de la ville, des normes comportementales urbaines - mais alors: au sens large, chose que Goetz n'entrevoit pas, seul l'intéresse l'édifice, pas ce qui le fait naître tout autour. Bref, c'est très, très mauvais. L'analyse, qui slalome entre Heidegger, Arendt, Foucault, Levinas et Le Corbisier (sa référence fétiche: John Ruskin, il connaît pas, c'est dire!) traite le sujet par une approche intemporelle et platement abstraite, ça n'apporte strictement rien. J'ai perdu mon temps.
2. Georg Lukács (1885-1971), Nietzsche, Hegel et le fascisme allemand, 1943, Éditions Critiques, 2017, 91 pages (dont 36 pour le texte proprement dit, et 39 pages d'intro), 10 euros. Lukács, un des rares grands marxistes du XXe - mais œuvrette de circonstance que celle-ci, sans grand intérêt. Pourquoi diable rééditer ça? J'ai encore perdu mon temps.
3. Henry Bauchau (1913-2012), Conversion avec le torrent - Journal (1954-1959), Actes Sud, 2018, 277 pages, 23 euros. Le journal tenu par un écrivain offre en général une fenêtre fort utile à la compréhension de l'histoire récente (celle qu'on connaît le moins car trop proche). Avec Henry, raté. Rien de ce qui arrive à l'humanité souffrante du monde ne traverse son champ de vision, ni le reste d'ailleurs. Il est surtout préoccupé par lui-même. Cela intéresse qui? Je me le demande. Patatras: j'ai encore une fois perdu mon temps. (Pas trop, heureusement: quand c'est manifestement mauvais, la lecture prend la diagonale.)
4. Kenneth Goldsmith (né en 1961), Wasting Time on the Internet, 2016, HarperCollins, 238 pages, 10 euros. Mauvais, mauvais! J'ai arrêté de lire à la 22e page. Est-ce parce qu'il est une créature des États-Unis, ou tout simplement con, et en sus dans la catégorie "mercenaire"? Les trois à la fois, je pense. Toute la démonstration du garçon consiste en la communication d'un émerveillement devant le paradis sur écran. Pour lui, une petiote qui reste vissée dessus n'est pas enfermée dans une bulle irréelle, non, elle converse avec ses copines, s'ouvre à 1.001 idées nouvelles venues du monde entier, interagit avec la "communauté" des internautes, etc. Primo, Goldsmith enfonce des portes ouvertes, le public catatonique auquel il s'adresse est déjà convaincu, le commerce du smartphone y a veillé. Secundo, porté à un tel niveau de frénésie "promotionnelle", sa propagande ne peut qu'avoir été sponsorisée par ledit commerce. On l'espère un peu pour lui.
5. Primo Levi (1919-1987), Dernier Noël de guerre, 13 nouvelles écrites 1949-1987, rééd. 10/18 de 2017 (publiés à l'origine sous le titre Pagine Sparse en 1997, trad. Nathalie Bauer), 125 pages, 7 euros. Ah! Ça change, ça sauve le mois: Levi, parmi les très rares conteurs qui savent dire avec leurs propres mots, inimitables. Parmi ces petits joyaux, des interviews imaginaires, d'une araignée, d'une girafe, d'un goéland, d'une bactérie (escherichia coli) et d'une taupe. En range dans la réserve précieuse.
6. Max Frisch (1911-1991), Journal 1966-1971, 1972, éditions Nrf de 1976 (trad. Michèle et Jean Tailleur), 424 pages, 12 euros (bouquinerie Images). Frisch, architecte & romancier autrichien, jusque-là, je ne connaissais pas et découvrir sur le tard un homme de lettres fréquentable est toujours une joie. Sauf que. Parmi ces esquisses romanesques, ces "questionnaires" tout en ironie caustique (question type: "Aimez-vous les clôtures?"), ces impressions de voyage, ces pseudo-dialogues monologués tenant lieu de réflexions sur l'actualité (guerre du Vietnam, Grèce des colonels, dissidents russes), Frisch semble à chaque fois tracer un cercle, amplement décrit en son contour, pour ensuite rester en deçà de la scène et... ne rien en dire. La technique est pour le moins originale. Ce qui n'enlève rien au charme de certains de ses croquis, ses souvenirs de Brecht en 1947-48 par exemple, ou son passage à Moscou en 1968 où il note que l'hôtel est à tout point de vue semblable à ceux de Milan, Hambourg ou Genève sinon que, sortant des ascenseurs, ce ne sont pas "des grands de ce monde", mais des ouvriers ("Il est naturel pour eux de fouler le marbre.") où encore son regard acide sur la grande presse (la Neue Zürcher Zeitung), porte-voix des "possédants" (ils "dépendent de la force de travail mais pas de son opinion; en revanche, la majorité dépend de l'opinion des possédants." Frisch, on va reprendre.
En passant: ses questionnaires, petits joyaux d'ironie caustique, ont été édités à part, aux éditions Cent Pages, que je vais me procurer et que je conseille sans hésiter: https://centpages.atheles.org/cosaques/questionnaires/index.html
7. Rainer Maria Rilke (1875-1926), Poèmes épars 1907-1926, 1972, rééd. Points/Seuil 2015, choix et traduction Philippe Jaccottet, 218 pages, 7,90 euros. On ne dira jamais assez que l'édition bilingue est, surtout en poésie, indispensable - ce titre de poème, par exemple, que Jaccottet rend par "Les connaître est mourir": cela aide à comprendre, sans les habiter, les mots tracés par Rilke: "Man muẞ sterben weil man sie kennt". Il y a là plus qu'une nuance de sens. Poète de l'Ailleurs insaisissable, Rilke y mène, il faut lire les yeux mi-clos. Le "ils" ("elles") qu'il faut connaître avant de mourir, ce sont les créatures célestes dont Rilke parle un peu loin: "Il serait temps que les dieux / sortent des choses habitées... / Et qu'ils renversent chaque mur / de ma maison." (Jetzt wär es Zeit, daẞ Götter träten aus / bewohnten Dingen... Und daẞ sie jede Wand in meinem Haus / umschlügen.) En promenade, avoir dans la poche du veston, dans la sacoche.
8. Heidegger (1889-1976), Le principe de raison, 1955-56, Gallimard Nrf, 1962 (trad. André Préau), 270 pages, 2,50 euros (bouquinerie). Du grand sommeil des livres: les pages étaient non coupées à partir de la page 189 (depuis plus de 50 ans) par le premier propriétaire, qui avait vaillamment souligné ici et là. Il faut reconnaître, Heidegger n'est pas un facile. Mais on ne peut que lui être reconnaissant de mettre devant les yeux ce beau dit (1657) du mystique Angelus Silesius: "La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu'elle fleurit, / N'a souci d'elle-même, ne désire être vue." Cela pour rappeler que la Raison (son principe) a dû attendre deux mille trois cents et Leibniz (sa Monadologie, 1714, sommeillant elle aussi jusqu'à sa publication en 1840!) pour s'affirmer dans la pensée occidentale (Nihil est sine ratione, rien n'est sans raison). Bien sûr, on fera confiance à Heidegger pour rendre insaisissable l'objet convoité étant entendu qu'on a beau faire de la raison le gentil papa de notre fréquentation avec le monde, le papa du papa (la raison de la raison) demeure aux abonnés absents. Bon, pour le salaud de nazi de Heidegger, voir plus loin.
9. Maxime Gorki (1868-1936), Pensées intempestives, 1917-18, en français 1975, rééd. Livre de Poche, 1977 (trad. Lucile Nivat & Sylvaine Drablier), 447 pages, 2,50 euros (Oxfam). Encore un truc très modérément bon: on peut être grand écrivain et piètre analyste politique - la preuve par Gorki. Ce sont ses articles 1917-18 dans sa propre revue La Vie Nouvelle, très antibolchevik, ceci expliquant cela, à savoir que le "mérite" de leur publication en français revient au très antibolchevik Boris Souvarine... Mais, bon, hors le fait que sa défense des Juifs, son mépris pour la masse inculte des paysans (tous ses espoirs reposent en la classe ouvrière), ses saillies contre le pouvoir soviétique ont été, comme il fallait s'y attendre, expurgés des œuvres complètes publiées en URSS, on ne lira pas Gorki politilogue en pure perte. Sur la "haine", par exemple, devenue l'épouvantail numéro un du discours gnangnan: "Le droit du prolétariat à haïr les autres classes est profondément et totalement justifié, mais, en même temps, c'est précisément le prolétariat qui introduit dans la vie la grande et salutaire idée de la nouvelle culture, l'idée de la fraternité universelle." Saperlipopette!
10. Edoardo Sanguineti (1930-2010), La conscience de classe - Comment adhère-t-on au matérialisme historique?, 2006, éditions Asinamali, Paris, 2017, (trad. Iris Berger Peillon et Sarah Borderie), 78 pages, 12 euros. Poète, cofondateur avec entre autres Umberto Eco de l'avant-gardiste Gruppo 63, communiste (député 1979-83), Sanguineti livre ici une médiation sur le matérialisme historique (le marxisme, en d'autres mots): approche du monde précieuse en ce qu'elle abolit "tout type de principe de foi, de repos sur une vérité acquise et ne relève que de l'ordre de la critique, de la contestation et de l'analyse correcte des faits" mais encore, avec une froide colère, sur la social-démocratie, car "c'est elle qui a détruit la conscience de classe, l'esprit de classe, l'envie de combattre propre à la classe ouvrière". On sera profondément reconnaissant à cette petite maison d'édition parisienne d'avoir traduit et rendu accessible au public de langue française.
Sa nécrologie dans Le Monde: https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2010/05/22/edoardo-sanguineti-poete_1361581_3382.html
11. Alain Badiou et Barbara Cassin (nés respectivement en 1937 et 1947; Cassin élue à l'Académie française ce mois de mai), Heidegger - Le nazisme, les femmes, la philosophie, 2010, réédité Fayard/Ouvertures, 2018, 99 pages, 12,20 euros. Sur Heidegger, comme l'observent finement les auteurs, le débat bipolaire public n'autorise, comme sur tant d'autres sujets d'actualité, que le choix entre le super-archi-pour ou le hyper-maxi-contre. Donc, entre, Heidegger, un grand parmi les derniers grands philosophes ou Heidegger, ce salaud de nazi. Ce qui exclut toute pensée critique autonome: merci de bêler à l'unisson. Les auteurs s'attachent encore à faire le pont entre la médiocrité petite-bourgeoise des choix de vie à la petite semaine de Heiddegger (ses petits calculs carriéristes) et la belle hauteur de sa pensée philosophique - avec quelque bonheur mais aussi sans profondeur. Le nazi Heidegger demeure - miroir déformant de nos temps - l'énigme non résolue.
12. Ernst Jünger (1895-1998), Le traité du sablier, 1954, Christian Bourgois, 1970, rééd. Points/Seuil, 1984 (trad. Henri Plard), 199 pages, 1 euro (pêle-mêle). À ses heures entomologue, bibliophile monacal, celui qui fut le plus jeune officier décoré de la Première Guerre mondiale, Jünger, est d'un autre temps, éclairé par d'autres Lumières. Le temps, justement, nous vaut cette méditation, venant rappeler que notre tic-tac, mécanique et abstrait, capitaliste pour tout dire (time is money), fausse la perception du temps et de son écoulement. Que les heures d'été soient plus longues qu'en hiver vaut d'être regardé avec un peu d'attention: quoi! l'heure compterait plus de soixante minutes sous le soleil éclatant du solstice estival? Pourquoi non?
13. Danielle Bleitrach (née en 1938), 1917-2017, Staline, tyran sanguinaire ou héros national?, 2017, Delga, 189 pages, 17 euros. Ceci n'est qu'une énigme en apparence: Staline, parmi les plus détesté du discours politique occidental, demeure parmi les personnalités les plus populaires en Russie. Cela n'étonnera pas. Les neuf dixième de la littérature dite savante sur la Russie dans nos contrées sont de purs produits de la "guerre froide" (depuis 1917 jusqu'à aujourd'hui) et, c'est ce à quoi invite Bleitrach, il serait peut-être temps, à gauche, de ne plus s'autoflageller. Donc, reprendre à zéro le bilan des années rouges en Russie. À la question du titre, tyran ou héros, Bleitrach ne répond pas, c'est un compte rendu personnel tout en nuances. Il faut pour cela un certain courage, et beaucoup d'honnêteté. Des Bleitrach, il en faudrait plus.
14; George Simenon (1903-1989), Portrait-souvenir de Balzac, 1960, Christian Bourgois, coll. Titres, 2010, 300 pages, 7 euros. Balzac, ce grand fou, ne fait qu'une trentaine de pages, très bien troussées au demeurant: incompris de lui-même avec une lucidité extrême sur son temps. Les autres textes s'étalent de 1920 à 1968: ses premières chroniques littéraires alors qu'il n'avait pas vingt ans, tantôt sur le mode pisse-copie cire-pompes, tantôt avec une ironie jubilatoire: la chevelure de Jules Romain, "un chef-d'œuvre d'esthétique moderne", Léon Daudet, "une caricature de majesté", Maurices Barrès, "Il a raté de quelques siècles l'Inquisition. Il a rate les Médicis et les intrigues empoisonnées. Il a raté Ruy Blas, l'époque héroïque du drame. Il a raté le romantisme!" ou Tristan Bernard, "un éléphant en pyjama". Les amateurs de Maigret ne seront pas en reste: cinq éditeurs feront la fine bouche, car enfin, oser un héros "gros, gras, sans poésie", évoluant aux côtés de personnages qui ne sont ni sympathiques, ni répugnants, et avec ça, "pas d'amour" pour épicer... Verdict des éditeurs: "Et vous voudriez avoir du succès avec ça?" Le problème des grands hommes, c'est qu'ils vont avoir affaire avec des petits hommes.
Pour clore, un peu de RGPD, ce machin de pure paperasserie euro-bureaucratique censé protéger notre vie privée par un "consentement [soi-disant] éclairé" [foutaise en réalité] au stockage de données personnelles par des tiers et dont seule une minorité d'organisations ont pris la juste mesure: c'est qu'il suffit d'ajouter au bas desdits envois une formule du type: "Nous disposons de votre adresse email grâce à laquelle nous vous envoyons pérodiquement un message. Cette adresse de courriel est la seule donnée que nous possédons et elle ne sera en aucun cas fournie à des tiers. Si vous souhaitez vous désinscrire, nous vous invitons à le faire en nous répondant à ce courriel en précisant NON MERCI dans l’objet. Il vous sera toujours possible de vous désabonner à chaque envoi de message." Chose dite, chose faite...