Lessing n’est plus tellement lu, ces temps. Parmi les phares du passé, il n’est pas seul dans ce cas. Dites Lessing, aujourd’hui, et la plupart vont penser Doris, la romancière britannique, elle est en rayon chez la plupart des libraires anglophones. L’allemand Gotthold Ephraim Lessing, lui, neuf fois sur dix, connaît pas. Il vivait au 18e siècle. Un des papas des Lumières. On a encore besoin de watts aujourd’hui.
Monothéismes idéologiques
En 1778, à la fin de sa vie, il a écrit une pièce intitulée Nathan le sage. On la trouve sans trop de difficultés chez les bouquinistes dans l’édition bilingue de poche GF Flammarion (n° 994) de 1997. C’est un texte qui paraîtra délicieusement insolite dans le climat idéologique actuel.
Pour résumer au lance-pierre, Lessing présente ici les chrétiens comme une bande d’illuminés rétrogrades – et les musulmans comme des gens de haute civilisation, de commerce agréable et de dispositions humaines empreintes d’une élégante ouverture d’esprit. Sapristi! Mais c’est le monde à l’envers!
Le Nathan qui donne le titre de l’écrit est un juif. De son état, il est commerçant, riche comme il se doit, mais de l‘argent, il s’en fout. Ce n’est pas cela qui compte pour lui. Ni la religion. En général, ce texte est présenté comme une mise en situation, conflictuelle, des trois grandes religions monothéistes que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam. C’est un peu scolaire. Nathan, censé représenter le judaïsme, n’est pas homme à génuflexions. C’est un sage. C’est le rôle qui lui est attribué et il le joue très bien.
Dis-moi quelle est la plus belle
Saladin, le souverain qui règne sur Jérusalem (on est à l’époque de la troisième croisade, à la fin du 12e siècle), est aussi un sage. Pas plus que Nathan, il n’est un digne représentant de sa religion. Son passe-temps préféré est de jouer aux échecs avec sa sœur. La question le tracasse cependant un peu et c’est un des grands moments de la pièce.
À Nathan le sage, à l’acte III, il demande quel est, selon lui, des trois grandes religions, “la foi (…) qui t’a semblé la plus lumineuse?”. “Sultan, je suis juif.” lui répond Nathan. “Et moi, musulman.”, répond Saladin pour couper court aux balivernes.
Nathan ne peut qu’éprouver un chavirement de la pensée: quoi! Saladin veut, non pas du réchauffé politiquement correct, comme on dirait aujourd’hui, mais… la vérité, et “aussi nue, aussi éclatante – que si la vérité était une monnaie (…) toute neuve, qu’on ne peut compter qu’au guichet, elle n’est pas cela, tout de même!”.
Parabole parabolique
Nathan s’en tire par une parabole, une fable exquise, dont la morale est la suivante: les religions, quelles qu’elles soient, à bien y regarder, ne sont-elles pas toutes “fondées sur l’histoire? Écrite ou transmise? Et l’histoire ne doit-elle pas être crue uniquement sur parole, par la foi? Or, de qui met-on le moins en doute la parole et la foi? Des siens, n’est-il pas vrai? De ceux de notre sang, n’est-il pas vrai? De ceux qui nous ont depuis l’enfance donné des preuves de leur amour, n’est-il pas vrai? Qui ne nous ont jamais trompés que là où il était meilleur pour nous d’être trompés? Comment croirais-je moins mes pères que toi les tiens? Ou inversement! Puis-je te demander d’accuser tes ancêtres de mensonge pour ne pas contredire les miens? Ou l’inverse? C’est également vrai pour les chrétiens. Ne trouves-tu pas?” Belle répartie. C’est à croire que Lessing a lu Marx…
Saladin, qui un homme cultivé et intelligent, ne peut que se rendre aux raisons de Nathan. On n’en dira pas tant du côté chrétien. Totalement obscurantiste et fanatisé.
Fanatisme catho
Il apparaît en la personne du patriarche de Jérusalem auquel un templier, héros de l’histoire, a eu l’hénaurme bêtise d’ouvrir son cœur. C’est qu’il aime la fille adoptive de Nathan et, l’affaire ne se déroulant pas au mieux, il cherche conseil auprès du chef de file de la chrétienté en ces terres impies. Mal lui en a pris. Car Nathan est juif et la fille adoptive, chrétienne, de naissance, ce qu’elle ignore car son papounet le lui a caché.
Fureur du patriarche. Nathan, pour avoir “entraîné un chrétien à l’apostasie”, pour avoir “arraché une pauvre enfant chrétienne à l’alliance de son baptême”, mérite la mort: “Le juif ira au bûcher!”, décrète le patriarche, il mérite “d’aller trois fois à l’échafaud!”. Embêté, le templier, on le devine. Heureusement, il pourra compter sur l’appui de Saladin, le musulman, pour réduire à néant le projet assassin du patriarche.
D’évidence, en traçant ce portrait, Lessing n’aimait pas trop le clergé. Le terrorisme, à cette époque, dans l’Europe du 18e siècle, avait cette tête-là. L’histoire chemine par d’étonnants méandres.
Voici les talapoins!
Il n’aimait pas beaucoup les imams catholiques et, soit dit en passant, il utilise à leur égard un terme délicieux. “Utilise” est un grand mot, car c’est dans la traduction française de Robert Pitrou, qui date de 1934. Dans le fameux passage où le templier rend visite au patriarche, il croise un moine qui s’étonne: quoi! “Vous, au Patriarche? Un chevalier à un… talapoin?” La réponse du templier n’est pas moins intrigante: “Oui – l’affaire est assez talapouine.” Alors, là!
Ni le Petit Larousse, ni le Petit Robert ne connaissent talapoin, et encore moins talapouine. Lorsqu’on va au Littré, l’édition condensée publiée en 10/18 (1971), on n’est guère plus avancé. Talapoin? “Prêtre bouddhiste au Siam” est la définition laconique, ce que vient confirmer le Larousse universel en deux volumes publié en 1923, qui ajoute cette précision: c’est ainsi que “les Européens au 18e siècle” nommaient ces bouddhistes.
Pour être bizarre, c’est bizarre-bizarre, car lorsque le traducteur de Lessing utilisait le terme, en 1934, ce n’est d’évidence pas à ces pittoresques moines orientaux qu’il pensait en rendant ainsi le terme allemand Pfaffen, dont le sens courant, et très nettement péjoratif, est celui d’un cureton. Bref, mystère. À une certaine époque, dans les années trente, talapoin aurait donc été d’usage anticalotin dans le langage familier. On en apprend tous les jours.
C’est un joli mot. Il mériterait d’être remis en circulation: plutôt que d’appeler terroristes les incultes barbus qui assassinent, on dira avec plus de bonheur que ce sont, encore une fois, ces stupides talapoins qui s’échinent à régler des affaires talapouines.
Affaires talapouines...
Certes. Pour en revenir au grand chef talapoin de l’époque, le patriarche de Jérusalem au temps de la 3e croisade faisant une incursion remarquée dans le 18e siècle grâce à Lessing (et, maintenant, là, sous vos yeux, en 2016!), il exprime, en conclusion de sa diatribe contre Nathan, une grande inquiétude devant cette quatrième grande religion monothéiste qu’est l’athéisme.
Lessing ne la nomme pas comme telle mais, dans l’effroi du patriarche, c’est ce qui dessine. L’idée qu’une personne pourrait ne croire en rien, dit-il, est dangereuse même pour l’État: “Tous les liens civiques sont relâchés, sont rompus, quand l’homme a le droit de ne plus croire à rien.” (Alle bürgerliche Bande / Sind aufgelöst, sind zerrissen, wenn / Der Mensch nichts glauben darf.) Il n’a pas entièrement tort.
Et il ne serait nullement dépaysé, ni inquiet, s’il venait à prendre une soucoupe volante à voyager dans le temps pour atterrir parmi nous, ici et maintenant. C’est que les talapoins sont désormais légions, et ce ne sont pas que des barbus obscurantistes de l’islam. Dans son édition du 5 août 2016, le quotidien The Times de Londres rendait compte de la énième tartufferie talapouine des prédicateurs de la bonne parole correcte. En cause, le club de rugby britannique Exeter Chiefs dont le nom risque d’être perçu comme “raciste et offenssant” par ce qui reste d’Amérindiens aux États-Unis, où le club des Redskins subit des censeurs au petit pied une pression identique pour les mêmes raisons.
Voici peu, fin 2015, toujours en Grande-Bretagne, des étudiants de l’université Oxford réclamait qu’on ôte la statue de Cecil Rhodes au motif que le fondateur de la Rhodésie est – défense de rire – une offense aux peuples d’Afrique. Et il ne faut pas remonter très loin pour, en Belgique, se souvenir qu’il a fallu une décision de justice pour empêcher que le Tintin au Congo d’Hergé ne soit pas retiré des étals de librairies, là encore parce que la bande dessinée serait porteuse d’un “message raciste”. Il faut se rendre à l’évidence. Les talapoins sont parmi nous! Ils traquent le blasphème offenssant. Ils veulent, comme le patriarche, nous envoyer au bûcher. Ce n’est pas rassurant. Un terrorisme en cache bien souvent un autre.
L’absence d’images sur ce site est un choix délibéré. Qui veut jeter un œil sur l’envoûtante Miss La La de Degas ira voir de ce côté-ci: http://www.franceculture.fr/emissions/les-regardeurs/miss-lala-ou-mademoiselle-la-la-au-cirque-fernando-dedgar-degas