Septembre: Romances de la Rentrée

La très haute marée des feuilles mortes littéraires de septembre précède le lent ballet automnal, rouge et or, scénographié par nos amis les arbres. Ce que voyant, Léon Bloy guillotine d'un C'était-mieux-avant. Alain Badiou n'est pas en reste: tout-est-dans-l'Un. Francis Carco, lui, n'a pas voix au chapitre, radié, qu'il est.

1. Joseph Roth (1894-1939), La montée du nazisme 1924-39, éd. Fario, 2024, 92 pages, 17 euros, trad. Nicole Casanova, impression Pulsio (Sofia: donc à 1.757,37 km de Paris, à vol d'oiseau).

 

On peut et doit regretter ces rééditions à la découpe de Joseph Roth. Voici peu, 2017, les éditions Héros-Limite sortait dix-neuf textes épars, dont l'un est re-repris ici, tandis que, 2021, Rivages en sortait treize, dont deux re-reproduits ici, gaspillage de papier, pour le moins, et de considération pour l'amateur de prose rothienne. Mais venons-en au sujet: le nazisme, le 3e Reich, que l'écrivain et reporter Roth a vu de très près, avec effarement, avec cette impression cauchemardesque de hurler seul dans le désert. C'est sans doute l'intérêt clé de ces textes, fiévreusement rédigés entre 1924 et 1939, de rendre palpable ceci: que l'horreur que Roth voyait et décrivait, eh bien, l'Europe, la France, l'Angleterre, les Pays-Bas & Cie y étaient aveugles, sourds et, forcément, muets. L'autre point clé, peut-être, en des temps où il est de bon ton d'agiter la crécelle de la menace posée par l'extrême-droite "fasciste", est évidemment que de commune mesure, il n'y a pas. Le nazisme, c'était de la ratonnade étatique à échelle nationale (et les pays voisins, donc: aveugles, sourds & muets). Aucune comparaison avec les excès désordonnés de groupuscules bottés qui égayent les pages faits-diversières de la presse de caniveau & les éditoriaux & tribunes de l'indignation routinière - si, de menace "fasciste" contemporaine il faut causer, elle est plutôt ailleurs, dans l'asservissement des esprits, par exemple. Cela dit, ces textes de circonstances manquent un peu, près de cent ans après coup, leur cible, étant œuvre de polémiste, de colère rageuse et impuissante, sans trace de l'art fabuleux de raconteur qui fait d'ordinaire le charme et la force de Roth. Sur la terreur nazie, ainsi, rien n'égalera le petit texte de 1938, Les enfants des bannis, où Roth s'entretient avec un petit garçon jeté sur les routes de l'exil, attendant papa dans un commissariat de police français, déjà avisé de tous les malheurs du monde, auquel Roth conseille: "Ne laissez pas votre père seul, à aucun moment." - et le petiot, "si petit, si frêle, un petit gars - et un vieillard", qui lui répond: "Je sais, je sais!". (Mais ça, c'est donc dans l'édition Rivages, Au bistrot après minuit.)

2. Martin Amis (1949-2023), Visiting Mrs Nabokov - And Other Excursions, 1993, Vintage (Penguin/Random) 2005, 274 pages, 14 euros, impression Clays Ltd.

Un des "enfants terribles" de la litt' anglaise, fiston de son glorieux papa, Kingsley, désormais aussi absent des rayonnages de librairie qu'est sur-représenté le gamin qui a pris la relève, auteur prolifique connu entre autres pour une version romancée pour le moins controversée de l'univers concentrationnaire nazi: tel que vécu par ses managers en chemises brunes (Zone d'intérêt, 2014). Rien de cela ici mais bien du journalisme alimentaire machinal qui ne méritait guère de passer à l'éphémère postérité du livre de poche: il s'agit d'une flopée d'articles, souvent de commande, parus dans les années quatre-vingts, certains d'un intérêt parfaitement nul (une partie de poker, un match de tennis, un blabla sur Madonna), d'autres décevants par une approche triviale ou convenue (sur Updike, la veuve Nabokov, John Lennon ou Salman Rushdie). De ces près de 300 pages, la tentation est grande d'en arracher les quelques "bonnes feuilles" et de les agrafer entre la première et la quatrième de couverture, soit celles sur Graham Greene (1984), pour son jugement sur les Américains des États-Unis ("bruyants et incroyablement ignorants"), sur le KGB (seul susceptible de réformer la Russie - un peu prophétique, là) ou sur l'existence d'une bière nommée en son honneur, la Greene King - comme quoi, la littérature mène en dernière instance devant un zinc. Et puis, second volet promis au sauvetage, les pages sur le poète Philip Larkin (1985), dont "l'anglitude était à ce point désolée et inhospitalière que même les Anglais s'en trouvaient scandalisés", ceci n'empêchant pas que Larkin fut "le poète anglais le plus aimé après-guerre" et, ensuite, "le plus honni": la littérature mène aussi à ça...

3. Lídia Jorge (née en 1946), Misericordia, 2022, éd. Métailié 2023, 413 pages, 22,50 euros, trad. (portugais) Elisabeth Monteiro Rodrigues, impression Atlant'Communication (Vendée).

C'est la narratrice qui parle. Elle dit ceci, juste après avoir fait part de sa "sensation (qui) est celle de l'exil", un aveu auquel elle ajoute aussitôt que "malgré tout, je recours à la mémoire pour sortir de ces murs et triompher de mon état de recluse." Quoi? un témoignage d'un des archipels des goulags? On peut le voir ainsi. La dame qui narre est vieille, elle ne bouge qu'en chaise roulante, elle n'a pour compagnie que d'autres croulantes, exilées, recluses, dans un de ces goulags qu'on appelle par euphémisme concentrationnaire "maison de repos et de soins" - dans le cas présent, elle porte le nom d'Hôtel Paradis: l'ironie n'échappe à aucune des quelque septante résidentes. La narratrice, Maria Alberta Nunes Amado, raconte ici son combat. Que peut-on faire quand on est cloué sur une chaise, qu'on peut à peine saisir un objet s'il n'est pas déjà à portée de main, par exemple la sonnette pendue au-dessus du lit qu'une employée excédée vient éloigner pour n'avoir plus à entendre les appels au secours insistants d'une vieille folle qui cauchemarde. Il vaut la peine de se poser la question. Cela pend au nez de toutes et tous. Un jour ou l'autre. Que faire alors? Si la tête fonctionne encore, ah! là, il reste la mémoire. Maria Alberta Nunes Amado se souvient de sa maisonnette chérie, du son petit jardin, des plantes et fleurs qui le composent - et que, peu ou prou, elle a été forcée de quitter. Rester là-bas n'était sans doute pas "gérable", et sa fille unique a d'autres soucis en tête, des voyages séduisants par exemple. Sous la plume de Lídia Jorge, ces paroles d'outre-tombe sont d'une grande beauté, déprimantes aussi, la beauté l'est parfois.

4. Molière (1622-1673), Les fourberies de Scapin, 1671, Classiques Hachette 1992, 98 pages + annexes, zéro euro (boîte à livres), impression Hérissey (Évreux).

Ah! ces trouvailles en boîte à livres avec, ici, tracé au crayon en page de garde, le nom de Valérie Gimenez de la classe 5eF, lecture obligée sans doute, "mise au programme", on ignore tout de ce qu'elle en a retiré sinon qu'elle n'a pas jugé bon de garder indéfiniment cette petite édition scolaire et cela se comprend. Molière, il faut voir et entendre, pas lire: incluse, la photo de Jean-Louis Barrault en Scapin dans une mise en scène 1949 de Jouvet dit assez tout ce qu'on manque devant une page muette remplie de signes cadavériques. Signes qui, cependant, rappellent que c'est ici que s'entend le refrain "Que diable allait-il faire dans cette galère?", mais encore que, à l'époque, 17ème siècle, il n'était pas bon pour un garçon de faire fi d'un mariage arrangé par papa, et enfin que, en nos temps de machinations diverses, l'expression "forger quelque machine", qu'on retrouve chez Saint-Simon, mériterait de reprendre place dans le vocabulaire courant de l'honnête bipède sans plumes.

5. René Riesel (né en 1950), Du progrès dans la domestication, 2003, éd. de l'Encyclopédie des Nuisances, 85 pages, 8 euros, impression Presses typographiques de la Saig (L'Hay-les-Roses).

Qui a goût pour la critique radicale (qui va au fond des choses) goûtera ce petit Riesel qui, quoique daté (époque des combats contre la bouffe transgénique, 1998-1999), restera actuel pendant encore cent ans, au moins. Peu de chances, en effet, que la destruction du monde naturel, affaire très rentable comme on sait, s'arrête de sitôt. Resteront actuelles les paroles du vieil écolo-anar Élisée Reclus (1830-1905) selon lesquelles "Là où le sol s'est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s'éteignent, les esprits s'appauvrissent" - et, de fait, il suffit d'un tour dans la "Belgique profonde", macadamisée, rond-pointisée et zoningisée pour se faire une idée du désastre. Homme cultivé, Riesel enchaîne avec Horkheimer (école Francfort): "L'histoire des efforts de l'homme pour asservir la nature est également l'histoire de l'asservissement de l'homme par l'homme." À elles seules, ces deux citations donnent bien à voir la radicalité de la critique de René Riesel - et méritent d'être prises très au sérieux. Elles posent crucialement les questions: ce monde, le nôtre, est-il un Bien, est-il un Beau, est-il un Vrai et, dans la négative, comment en est-on arrivé là, aussi bas? Un simple coup d'œil sur Homère, sur les récits de l'Edda, sur une cathédrale pré-Renaissance, sur une page de Diderot: ils font voir ce qui a été perdu, et sans faire grandement intervenir l'imagination, ce par quoi cela a été remplacé. Lire Riesel, c'est réfléchir à ce genre de choses. En plus, il écrit bien, d'assez longues phrases, très structurées, très limpides même s'il faut s'accrocher, parfois lire à deux fois.

Note philo-terminologique: l'usage par Riesel de la notion de domestication pour caractériser l'état d'assujettissement auquel le bipède humain contemporain a été réduit a cet avantage sur le trope "soumission" (et sa négation militante d'insoumission) que la conscience qu'en a le quidam est nulle dans le premier cas et béatement illusoire dans le second.

Note bibliomaniaque: petit ouvrage déniché à la bouquinerie L'Imaginaire, place du Jeu de Balle, tenu par un couple de Français et dont les richesses livresques, raffinées, insolites, érudites, en un mot civilisées, s'étendent dans un fascinant labyrinthe dont la modeste entrée sur la place ne laisse pas deviner la profondeur. Tout bien rangé, thématiquement, alphabétiquement, avec même des "occases" de qualité pas chers. D'office, c'est dans le carnet d'adresses. http://librairielimaginaire.be/

6. Alain Badiou (né en 1937), La vraie vie, 2016, Fayard, 117 pages, 14 euros, impression Dupliprint (Domont).

Badiou, cela faisait un moment. Il y a trente-une de ses œuvres en bibliothèque, cela invitait à une pause. Rompue avec çui-ci dans lequel, en 2016 et à septante-neuf ans, il se propose de "corrompre" la jeunesse, à l'instar de ce qu'affirmaient les prosécuteurs de Socrate, en leur faisant entrevoir la "vraie vie". Cela donne une introduction générale suivie de deux sections, l'une où il chapitre les garçons, l'autre, les filles. Il y a ici, comme toujours, des bonnes choses. Dans l'intro, ainsi, l'idée que serait bienvenue une alliance entre "vieux briscards" et la masse de jeunes désorientés contre "l'âge dominant", les 35-65 ans. Ou encore, dans son adresse aux jeunes gens, que la suppression du rite d'initiation à l'âge adulte (le service militaire), fera d'eux des infantilisés à vie - ou, du côté féminin, que le renvoi au musée des statuts dévalorisants de fille-mère et de vieille fille, opère une transformation où la fille devient femme dès l'adolescence. Ce n'est pas sans intérêt. Mais là-dessus, patatras, on tombe sur des phrases du type "Une femme est le processus de ce ne-pas-être qui constitue tout l'être de l'Un." Oufti! Ce charabia incompréhensible étant cependant suivi d'une délicieuse envolée: "Une femme est toujours par elle-même la preuve terrestre que Dieu n'existe pas, que Dieu n'a pas besoin d'exister. Il suffit de regarder une femme, ce qui s'appelle regarder, pour être aussitôt convaincu que, de Dieu, on peut fort bien se passer." Dit autrement, avec Badiou, dont on peut certes fort bien se passer, on ne perd pas tout à fait son temps.

7. Léon Bloy (1846-1917), La femme pauvre, 1897, Mercure de France (Paris) & Éditions N.R.B. (Bruxelles), 1943, 294 pages, 8 euros (bouquinerie L'Imaginaire), impression L.F. De Vos & Cie (Anvers).

Qui lit encore Léon Bloy? Grosso modo, personne. D'emblée, les premières pages de cette Femme pauvre le justifie: quasi pas une phrase qui n'est sans surcharge de mots moralisateurs et péjoratifs, cela fourmille de crapules, de fripouilleries, de crapaudières d'âme, de mufle de basse canaille, de concupiscences ordurières ou de nez judaïque d'usurier (sic). Copieusement lu, pourtant, il a été: cette réédition de 1943, lit-on, en était à son quarante-troisième passage sous les presses. Alors? Alors l'excursion n'est pas déplaisante à croiser les malheurs de Clothilde, la pauvresse du titre, élevée dans un ménage alcoolo-misérable empestant l'atmosphère non moins que chez les Thénardier de Hugo, miraculeusement sauvée par un peintre au cœur d'or et au patronyme fantasque (Pélopidas-Anacharsis Gacougnol - ça ne s'invente pas, si! si!), sauvée "bis" par un enlumineur nommé Léopold, passant tristement de vie à trépas comme le premier, elle finira mendiante exaltée par la Grâce de Dieu - qui est à toutes les pages. Comme est caricatural de bout en bout ce roman à l'eau de bénitier, rose bonbon. Mais il y a chez Bloy une verve qui sauve un peu: croisé du christianisme vé-ri-ta-ble (le sien), inquisiteur de tout ce qui s'en écarte (absolument tout), exilé du moyen âge (sa patrie, perdue), il sait tourner des phrases. Celle-ci, par exemple: "Les riches ont horreur de la pauvreté parce qu'ils ont le pressentiment obscur du négoce piaculaire impliqué par sa présence." (Piaculaire, merci d'ouvrir le dico, Robert ou Littré). Ou encore, cette tournure délicieuse pour prendre congé d'une sotte jeune dame: "Et vous, mademoiselle, soyez assez bonne pour me mettre à la porte." Bloy a beau être mort, il vit toujours.

8. Benjamin Abelow (la quarantaine?), Comment l'Occident a amené la guerre en Ukraine, 2024, Siland Press (USA), 80 pages, 10 euros, impression Amazon Italia Logistica Srl.

En couverture, une citation coup de chapeau de Noam Chomsky: "Très bon travail... Les faits passés en revue méritent d'être mieux connus." Venant de lui, parole d'Évangile. De fait, sur la question de la guerre en Ukraine, en quelques chapitres courts, clairs, denses et lumineux, tout est dit. Avec une objectivité qui met cruellement en évidence à quel point les médias grand public en ont oublié jusqu'aux règles les plus élémentaires. Car sur quelle notion clé la fanfare médiatique fait-elle l'impasse? À l'entendre, il y a eu agression russe criminelle que rien ne justifiait. Avec en face, des Ukrainiens entrés en résistance, payant le prix fort en morts, estropiés et cités dévastées - certes, mais en tant que dindons d'une farce qui les dépasse, marionnettes d'un jeu géopolitique mortifère planifié dans l'état-major de l'Otan pour, in fine, acculer la Russie à la riposte. Le mot est lâché, celui que taisent en général les médias: car s'il y a riposte, c'est qu'il y a eu provocation. Dit autrement: ce dont il s'agit est bien une guerre sciemment provoquée par l'Occident. C'est ce que, références et documents probants à l'appui, Abelow démontre, page après page. Les plus révélatrices, peut-être, celles du quatrième chapitre, où l'auteur demande à ses lectrices et lecteurs quel aurait été la riposte, à leur avis, si ç'avait été aux frontières des États-Unis et non ceux de la Russie que se déployaient des missiles pouvant atteindre le cœur du pays, ses centres névralgiques, et ce en temps si courts que toute réaction défensive s'en trouve rendue impossible. En fait, on sait ce qui se serait passé. Il suffit de se reporter à la crise de 1962 lorsque était en voie de concrétisation une installation de missiles russes à Cuba (en riposte - on le sait moins - à ceux que les États-Unis avaient déployés en Turquie). Là, cela a failli tourné à l'holocauste nucléaire - évité grâce à la diplomatie: les Russes ont "remballés" leurs missiles et - on le sait moins - les États-Unis ont retiré les leurs de la Turquie. On a beaucoup écrit sur ce conflit, dont beaucoup de gros bouquins indigestes, et ce petit livre de 80 pages faciles à lire autant que convaincantes mérite d'être lu par le plus grand nombre. Vue sous l'angle guerre provoquée, et Abelow en fournit une foule de preuves, c'est une guerre qui aurait pu être évitée. Les Russes, après tout, ne demandaient grosso modo que deux choses: la neutralité de l'Ukraine et, partant, sa non-appartenance à l'Otan. Pour le malheur du peuple ukrainien, cela n'entrait pas dans les projets des strates dirigeantes de l'Union européenne et des États-Unis.

Nota bene: l'ouvrage ne semble pas disponible en librairie étant, jusqu'ici, mis en vente en ligne auprès d'Amazon (sic); voir le site de l'auteur: https://benjaminabelow.com/fr/

9. Tove Jansson & Tuulikki Pietilä (1914-2001 et 1917-2009), Notes from an island, 1996, éd. Sort Of Books, 2024, trad. Thomas Teal, 126 pages, 14,80 euros, impression CPI Group UK (Croydon).

Langue originale: suédois, mais là, devant cette jolie chose traduite en anglais, le choix d'achat est vite fait: brochée et ornée en façade d'une exquise petite carte de la microscopique île de Klovharun dessinée par la mère de Tove Jansson, île qui est au centre de de ce récit fait de notes journalières narrant l'installation de Jansson avec sa compagne Tuulikki dans ce coin perdu du golfe de Finlande, cette dernière livrant de l'aventure des gouaches gris-beige et blanc. Jansson, bien sûr, est mondialement connue pour sa ménagerie féerique imaginée autour des très faussement naïfs Moumines dont la poésie va droit au cœur des petits comme des petits qui ont grandi avec de jolies rides. Ici, c'est plutôt le côté ermite de Tove Jansson, enfant et fidèle épouse de la nature, curieuse de la personnalité facétieuse d'un caillou comme des murmures énigmatiques des embruns. On croit volontiers qu'il ne se passe rien sur une île aux allures de rocher dérivant. Erreur! Tout ce que la mer rejette, d'abord, débris de naufrages, un mât de voilier tout entier avec toute sa ferraille - ou encore des caisses de bouteilles d'alcool, orphelines de leur disciples assoiffés. Mais, mieux: la sainte attente du moment, annonciateur du printemps, lorsque les blanches étendues d'une mer glacée se brisent, fracas des blocs de glace qui se heurtent, symphonie d'une violence wagnerienne de l'eau passant du solide au liquide - joli problème identitaire, si on veut. Lire, c'est voyager. La preuve est dans ces pages.

Note bibliomaniaque: sans pignon sur rue, il faut savoir qu'il existe, le Bozar Bookshop, logé en discret retrait au Palais des Beaux-Arts, rue Ravenstein, et pourtant il mérite de figurer dans la topographie mentale de tous qui aiment ça: le livre inattendu, insolite, chichement diffusé, d'altitude culturelle élevée, bref, ce qu'on ne trouve nulle part ailleurs. Illico, donc, dans le carnet d'adresses!

10. Julia Laïnae & Nicolas Alep (nés? j'ignore), Contre l'alternumérisme, 2020, éd. La Lenteur, 125 pages, 3,50 euros (bouquinerie Oxfam), impression Ravin Bleu (Quincy-sous-Sénart).

C'est la deuxième critique "radicale" du mois, et en l'espèce, ô combien bienvenue. C'est qu'au sujet de l'épidémie d'addiction au "phone" à micro-écran numérisé, on attend toujours le docteur qui en ordonnera la cure guérissante. C'est que la "littérature" qui en cause est soit béate, soit du genre tout-dépend-de-l'usage qu'on en fait, sous-entendu: truc merveilleux hélas tombé en de mauvaises mains, les "Gafam" pour les nommer par leur sobriquet de poudre à lessiver: Google/Apple/Facebook/Amazon/Microsoft, tous USA, pas un hasard ni une peccadille. Seul point faible de ce petit volume dense et très bien informé: manque, en effet, la dimension du "qui paie", quels sont les opérateurs commerciaux derrière le marketing de la "petite merveille". Parmi les béats, on a un Michel Serres (Petite poucette, best-seller 2012), comme quoi ce n'est pas le privilège des 20 ans et quelque d'arriver à être gâteux. Ou encore, Bernard Stiegler, philosophe mondain surévalué, que nos deux auteurs canardent, pièces à conviction en main. Sur le fond, ils sont implacables. Pour dénoncer le côté énergivore du bidule: 15% de l'électricité mondiale en 2020 et sans doute 50% en 2030 - sans compter que l'ordi, c'est "des claviers en plastique, des puces en silicium, des écrans de verre et des milliers et milliers de kilomètres de câbles sous-marin". Méchante, l'empreinte! Implacable aussi - et là, il vaut la peine d'y réfléchir - sur le côté "boîte noire" des flux Internet: avec un livre, on sait qui a écrit, qui a imprimé et quand et où; Internet, c'est zéro, tout obéit à des algorithmes (lire: des instructions dont on ne sait strictement rien). Comme l'écrivait Duran Folco et Martineau (Le capitale algorithmique, 2023), la soi-disant "intelligence artificielle" tant vantée (qui paie?!) ne fait en réalité "que régurgiter sous une forme modifiée des textes produits par l'esprit humain." Ah! Une escroquerie, donc? Comme tout entubage commercial: affirmatif.

11. Vincent De Raeve (né en 1970), Carnet d'un garde-chasse, 2007, éd. Couleur livres, 93 pages, zéro euro (boîte à livres), impression: non renseignée.

Ramassé par nostalgie, largement, car l'éditeur, Pierre Bertrand, est un très cher ami, voici peu mort trop tôt, beaucoup trop tôt, infatigable arpenteur des utopies paginées, chez Vie ouvrière, d'abord, dans son propre édifice éditorial Couleur livres, ensuite, cheville ouvrière, le mot n'est pas trop fort, il faisait tout, lisait tous les tapuscrits reçus, assurait l'impression jusqu'au choix de couverture, se dépensait en conférences, magicien du sourire complice, fraternel au genre humain, un type entier, ça ne coure pas les rues... Avec ce petit livre, 71 pages très aérées, souvent faites d'une ou deux lignes ou de dessins (Stéphane Plottès † 2020) et encadrées par préface (Bruno Carton † 2024) et postface (Yves Martens), on se demande ce qui a poussé Pierre Bertrand a éditer. Par fraternité que cela ne m'étonnerait pas. Il était comme ça, Pierre. Non que soit inintéressant ce très court texte sur la misère infligée aux gens jetés dans les marges marécageuses des "circuits du travail", fruit de ses observations de première main en tant que syndicaliste chargé "d'accompagner" les chômeurs, ce dans un contexte (2004) de perfectionnement dans la chasse aux chômeurs éjectables. Il ne faut pas de petits dessins, ce n'est pas rigolo tous les jours, c'est même pas rigolo du tout tous les foutus jours s'enchaînant. Vincent De Raeve a surtout un œil acide, si on peut dire, sur la déshumanisation du langage: ce terme mensongèrement ignoble de "facilitatrice" dont se voient enrobées les contrôleuses de l'ONEm, par exemple. Ou ce terme de "stock" pour désigner en interne les demandeurs d'emploi. De Raeve ne rate même pas ce terme-là: au terme de demandeur d'emploi, il préfère celui de chômeur: "Je trouve que c'est plus clair. J'aime pas trop quand on farde les réalités." Et cela avec un sourire presque sardonique lorsqu'il conte que, lors d'une réunion de chômeurs, il s'est entendu dire que, au fond, quand on y pense, il faudrait appeler plutôt les travailleurs des "chômeurs avec emploi." Fusée interstellaire, ça!

12-13. Francis Carco (19886-1958), Blümenlein 35I, 1937, Albin Michel 1973, 260 pages, zéro euros (boîte à bouquins), impression... en France (sic); Jésus La Caille, 1914, éd. du Grand Chêne (Lausanne) 1946, 276 pages, impression Imprimerie Centrale de Lausanne.

Carco, c'est un peu spécial. Auteur prolifique à ses heures glorieuses entre les deux guerres, il est, aujourd'hui, carrément radié, introuvable tant dans les librairies du neuf que dans celles de l'ancien, sauf rares exception, comme ces deux-ci. Le premier, réédité par Albin Michel en 1973, ne vaut, de fait, pas tripette. Roman d'espionnage qui sent la production machinale alimentaire, mal écrit, mal conçu, mal bâti, mauvais, quoi! Le second, qui fait un peu dans le Roméo et Juliette, mâtiné de Jules et Jim, dans l'univers interlope de la faune voyoute d'un Montmartre disparu, prostituées et souteneurs, tout ça avec des noms en néon tamisé, Pépé-la-Vache, Berthe la noceuse, le Beigne, l'Arpette et, évidemment, notre héros demi-portion, le Jésus-la-Caille du titre, une blondasse petite frappe qui se colle à une Francine aux mœurs lestes, de quoi faire du bizness ensemble. Univers disparu, donc, le Moulin Rouge, l'Electric, le Moulin de la Galette, l'absinthe aux petites heures glauques de l'aube blafarde. Décrivant aux copains sa flamme pour Francine, ça donne ceci chez la Caille: "J'la tiens, puisque, depuis quatre mois qu'on est ensemble, j'l'ai pas encore cognée une seule fois." Et il arrive que la plume de Carco s'envole: "Le petit matin, frotté de vert de pomme et de jaune citron, luisait à contre-jour." Dit autrement, ça se lit, agréablement, d'autant plus que la mienne édition a été reliée cahiers cousus par son ancien propriétaire, est joliment illustrée par des aquarelles pastel de Gaston Barret et peut se vanter d'une impeccable typographie avec, petit luxe, numéros de page et rappels de titre encrés rouge, imprimé sur papier grand vergé en 1000 exemplaires numérotés avec, petit cachet faisant foi, ici le numéro 360.

Gaston Barret: https://www.belgian-art-gallery.be/gaston-barret-/

Note bibliomaniaque: on imagine assez rares les pays dont le gouvernement ne puisse se targuer de l'honneur glorieux de côtoyer parmi ses membres un ministre de la Culture, cas de la Belgique où on en compte qu'en des saupoudrage locaux. Il n'y donc personne de haut niveau politique pour crier au scandale devant l'avilissement bassement commercial de ce lieu du livre qu'est la vénérable Galerie Bortier, sacrifiée sur l'autel du hamburger et du fric facile par la Ville de Bruxelles, qui en est propriétaire par l'entremise de sa Régie foncière. Plus de 13.000 pétitionnaires s'y sont opposés, en pure perte. C'est là, donc, à la librairie Genicot, entreprise familiale de père en fille, que Francis Carco, contre les vents et marées de la mode, se trouvait de stock, dans les caves byzantines des lieux. Lieux qui, outre sa charmante patronne très lettrée et son joli étal de livres de poche (pas cher) & (parfois rares!) devant l'entrée, possède du sol au plafond et tout autour une masse de livres invendables (lire: à date de consommation périmée), qui font la joie des fureteurs furtifs.

Sur le saccage par la Ville de Bruxelles de la Galerie Bortier, lire: https://www.ieb.be/La-Galerie-Bortier-new-look-est-contraire-au-PRAS

et là renseigné, le site des libraires de la Galerie: https://www.galeriebortier.net/