Petit Badiou portable

Le dernier petit Badiou, Un parcours grec, vaut la peine d'être lu, médité et discuté.

Petit? Il ne fait que 140 pages, ce sont d'assez gros caractères généreusement interlignés, cela se lit en une heure, ou deux crayon en main pour les annotations en marge. En plus, le langage est clair, très lisible: cette réunion de huit textes de circonstance, la plupart produits à l'occasion de conférences de haut vol, débute en février 2010 pour s'achever en mai 2016 et s'inscrit dans le positionnement politique d'Alain Badiou, nettement plus accessible que ses travaux de philosophe.

Vendable vendu

Badiou est non seulement clair et lisible, il a une belle plume, l'art de la formule qui fait mouche. Pour caractériser notre époque, par exemple: un monde où il n'y a que des choses, des objets vendables. Tout est dit, rien à ajouter. Ou pour se gausser des révoltes individualistes apolitiques visant à aménager un alter-paradis sur terre capitaliste: le mot d'ordre Gérons notre vie, dit-il, ne fait que répondre, par un écho faiblard, au Gérer les intérêts du capital qui prévaut en surplomb. Bien vu. Mieux: évoquant tel opposant russe proclamant sa foi aux vertus subversives de la classe moyenne démocratique pour renverser Poutine, ceci au motif que cette classe moyenne, ouvrez les guillemets, elle consomme et elle est connectée, là, Badiou ricane gentiment: Le consommateur acharné casqué d'informatique, tel est le démocrate qui affronte Poutine. No comment.

Encore une citation? Elle est belle. Elle résume la guerre d'usure, in fine couronnée de succès, faite au peuple grec pour le mettre à genou, avec la bénédiction de Syriza: Cette volonté de rendre consitutionnelle la dépendance de la vie des peuples par rapport à la souveraineté du Capital est tout à fait frappante. Pour le moins, en effet, mais cela méritait d'être dit et correctement recadré. La Grèce, au fil des textes de Badiou, apporte l'arrière-plan de la majeure partie de ces écrits, oppressante actualité oblige.

Mais Badiou avance une série de thèses et ce sont elles que quiconque se dit à gauche gagnerait à interroger et à mettre en discussion.

Zonage géopolitique

Primo, sur la géopolitique, donc sur les forces qui régissent le monde et leur manière d'opérer. Elles ont évidemment un plan de bataille et le méconnaître serait la première des erreurs. Ces forces, on les connaît, bien sûr: Ce sont les oligarchies économiques, les économistes au service des oligarques et les gouvernements aux ordres (ces derniers sont - jolie pointe - qualifiés par Badiou de gardiens du possible en ce qu'ils déclarent utopique et irréalisable, contraire à la dure loi de la réalité, tout ce qui gêne leurs intérêts). Jusque-là, hors la manière de le dire: rien de neuf, c'est de l'ordre du constat.

Là où Badiou innove, c'est au sujet du plan de bataille. Pour lui, nous nous situons dans une phase en quelque sorte post-étatique de l'activité impériale dont le maître mot est le zonage, à savoir une politique délibérée consistant non pas installer une autorité centrale à sa botte, mais de détruire toute forme d'autorité locale et, par voie de conséquence, tout possibilité de consistance populaire. Répétons par souci de clarté: il appelle zonage la substitution, à un concert plus ou moins équilibré de nations et d'États, d'une situation beaucoup plus trouble et anarchique, où les réseaux de pouvoir sont disloqués, où des milices font la loi, où la tutelle indirecte et prédatrice des grandes puissances s'affirme d'une façon de plus en plus prégnante. Viennent à l'esprit, l'Irak, la Lybie, la Syrie, le Soudan, l'Afghanistan, voire encore la Grèce, que Badiou n'est pas loin de voir en laboratoire de cet énième stade suprême de l'impérialisme. On peut ou non partager cette analyse, elle vaut d'être discutée.

Diviser égale reculer

Il en va de même de la deuxième thèse concernant les moyens de résister aux forces qui régissent ce monde in-humain où tout est devenu choses à vendre et à acheter. Le constat est ici d'une absence de rapport de forces, d'une impuissance avérée des forces progressistes à imposer le moindre recul aux puissances économico-étatiques. La Grèce en fournit le dernier et éclatant exemple. Les mouvements dudit "printemps arabe", un peu auparavant, idem. Ce, faute d'une vision stratégique qui soit lisible, et plus encore d'un partage discipliné d'une Idée commune, laquelle ne saurait être, pour Badiou, que sa fameuse hypothèse communiste, seule voie selon lui pour une vraie sortie du capitalisme et des pratiques impériales.

Comment? Ce qui se pose ici est la question de l'organisation du rapport du forces, la question du parti pour faire bref. Il y a ici chez Badiou comme une manière d'autocritique, implicite, puisqu'au contraire d'écrits antérieurs, il en appelle désormais à la nécessité d'une organisation politique internationale qui, pour reprendre ses propres termes, ci-dessus, incarnerait le partage discipliné d'une stratégie lisible. Cela, aussi, vaut d'être mis sur la table et discuté, surtout vis-à-vis des larges pans de la société qui professent un scepticisme politique stérile. Dans l'histoire, il n'y a jamais eu aucun changement, aucune révolution des mentalités, sans organisation porteuse des espoirs populaires.

Prolétariat fuyard

La troisième thèse, ou concept, discutable, qu'introduit Badiou est celui de prolétariat nomade. En arrière-plan, ici: ce que les médias nomment les vagues de réfugiés, de même que la montée des fascismes, au Moyen-Orient et plusieurs pays de l'Europe de l'Est: leur conjonction, note-t-il, crée petit à petit les conditions de la guerre. Sans doute, il n'est pas le seul à le dire. Pour Badiou, dans un monde où 10% de la population possède 86% des richesses disponibles et 50% de la population mondiale n'a plus rien que la misère ou le travail dur et mal payé, la moitié de l'humanité est donc devenue, par la force des choses, ce qu'il appelle le prolétariat nomade. Il est à nos portes.

Il est à nos portes et, par une politique qui tient plus de la panique qu'autre chose, on construit des murs contre. Badiou, a contrario, pose qu'il faut s'unir politiquement aux arrivants dépossédés, à tout le moins avec les éléments les plus progressistes d'entre eux. Cela est sans doute juste. Mais il y a en même temps une certaine candeur dans l'analyse, ainsi qu'une injustice faite aux gens qui, plutôt que fuir une guerre civile meurtrière pour venir dans des régions plus tranquilles,ont fait choix de rester pour combattre les agresseurs. La célébration des fuyards a quelque chose d'une mauvaise série B hollywoodienne. C'est dit d'instinct. La question est tout sauf simple. Là, aussi, il faut en discuter.

Alain Badiou, Un parcours grec, éditions Lignes, 2016. Les thèses interrogées ici le sont également dans notre "Que faire!" à paraître en octobre aux éditions Couleur livres.