On a connu meilleur moisson. Sauve la mise: Keats, poète des nuages chevauchés. Un peu Péguy, aussi, de même qu’Apollinaire: ah! Salomé! ravissante décolleteuse décolletée, on en redemande...
1. Kristin Ross (née en 1953), L’imaginaire de la Commune, 2015, éd. La Fabrique, 2015, 186 pages, 14 euros, trad. Étienne Dobenesque, impression CPI Firmin Didot (Mesnil-sur-l’Estrée). Ms Ross est professeur de littérature comparée à l’université de New York et son style (scolaire) s’en ressent, faisant grincer l’œil avec des "subjectivation politique" et des "contemporanéité", voire le pataquès vociférant: mille fois vu chez les recopieurs de sources secondaires, la notion que Marx se serait lui-même dit non marxiste – c’est, on le sait ou devrait le savoir, un canard plus que faisandé (aller aux sources, svp). Cela dit, chacune et chacun piochera son bonheur dans ce bref tour d’horizon de ce que les communards (72 jours de "République universelle" en liesse!) avaient à dire eux-mêmes d’eux-mêmes. Élisée Reclus figure en bonne place, de même que Krapotkine ou, grand moment, Élisabeth Dmitrieff, la jeune émissaire (20 ans) de Marx à la Commune pour le compte de la Première Internationale, que les contemporains verront, armes à la main, sur les barricades du faubourg Saint-Antoine. L’analyse de Ms Ross, qu’on sent proche des anars, met bien évidence l’absence d’une visée structurée chez les insurgés – avec mise en parallèle du mouvement Occupy, forcément éphémère – de même que certains fossés linguistique: là où nous parlons "du vécu et du conçu", on entendait alors, moins jargonneux, "du fait et de l’idée"; quant à la citoyenneté devenue crécelle vidée de tout sens, rappel utile que la précision selon laquelle la notion, à l’origine révolutionnaire, ne renvoyait pas à "l’appartenance à un corps national mais [à] un clivage au sein de celui-ci". Saperlipopette!
2. Joseph Roth (1894-1939), Perlefter, histoire d’un bourgeois (suivi de 8 nouvelles), 1930, Robert Laffont 2020, 247 pages, 20,90 euros, trad. Pierre Deshusses, impression CPI. Conteur incomparable, Roth était, aussi, colporteur de sa force de travail, bien obligé, pour assurer sa maigre subsistance, de trouver des débouchés à son unique talent commercialisable: écrire. D’où, pour qui le place parmi ses livres de chevet, déconvenue: la chose présentée en couverture comme "roman inédit" relève du (médiocre) fonds de tiroir, une histoire qu’il espérait placer en feuilleton en 1930 dans les Münchner Neueste Nachtrichten et qu’il a laissée inachevée vu que: vente non conclue. Il en va quasi de même des huit nouvelles dont la moitié n’a pas trouvé preneur. Bref, servie en plat de résistance, cette caricature d’un bourgeois (idiot, forcément idiot) plus convenue qu’outrancière lasse assez rapidement par son côté répétitif. Je persiste et je signe. Dommage.
3. John Keats (1795-1821), Letters of John Keats – A selection edited by Robert Gittings, 1970, éd. poche Oxford University Presse, 406 pages, 7 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), impression Cox & Wyman Ltd (Reading, UK). On se demande ce qu’aurait fait Keats s’il était né à notre époque de la pacotille mercantile. Un bon à rien, inutile, aux crochets du CPAS. Il ne fut pas loin de l’être de son vivant, la consécration venant après: un des plus grands poètes de la brumeuse Albion. Romantique, évidemment, c’était l’époque, celle de Shelley, Byron, exaltés comme il est difficile d’aujourd’hui l’imaginer. Bon, mais ses lettres… Durant les années productives de sa vie, les dernières, brèves, confie-t-il, il lisait et écrivait huit heures par jour – jusqu’à la fin, sans doute, quand la tuberculose lui fit cracher du sang et le cloua au lit. Est-ce le peu de temps imparti? Car le style est saccadé, télégraphique, elliptique: course contre la mort. Mais invincible: "Je vais gravir au travers des nuages et exister." - "Le vent hurlant est mon épouse et les Étoiles derrière la fenêtre sont mes Enfants." - "J’admire la Nature Humaine mais je n’aime pas les Hommes". Il aura encore la joie, amère, d’aimer, passionnément, sans espoir, la jeune Fanny Brawne (18 ans): effusions surtout épistolaires à une fiancée réduite au rôle de garde-malade. Les dieux, paraît-il, aiment les cueillir jeunes.
Soit dit en passant pour qui est curieux du royaume des idées: Keats a forgé, et définit ici, le concept de "capacité négative", soit le talent de pouvoir "demeurer dans les incertitudes, les Mystères, doutes, sans quelque besoin irritant de chercher appui dans les faits ou la raison". Pas sûr qu’en insérant ça dans le CV, ça aidera à décrocher un boulot.
4. John Keats (1795-1821), Poèmes choisis/Selected poems, édition bilingue, poche Aubier Flammarion 1968 traduite et préfacée par Albert Laffay, 375 pages, 2,50 euros (bouquinerie Pêle-Mêle), Imprimerie-Reliure Mame. On ne dira jamais assez de bien des éditions bilingues. Avec l’original et la traduction en vis-à-vis car (outre que parfois ça aide l’anglophone non-natif), on se rend ici mieux compte de la richesse de la langue anglaise, que ce soit par suffixation (ce verbe "unperplex" – "To unperplex bliss from its neighbour pain" pauvrement rendu par "À démêler le bonheur d’avec la peine, sa voisine") ou encore, procédé chatoyant, par apposition ("all slime / Left by men-slugs and human serpentry" plus que prosaïquement rendu par "la visqueuse trace / Des limaces humaines et des serpents à forme d’homme"). On l’a dit, la trajectoire de Keats fut celle d’un météore: œuvre composée en cinq brèves années avant qu’il ne prenne congé, à vingt-cinq ans, de la vallée des larmes. Sa poésie, comme l’indique le traducteur Albert Laffay dans sa longue et pénétrante introduction (près de 130 pages), envoûte par son très lent débit, laissant latitude au poète de "s’appesantir sur toutes les syllabes" – tout le contraire de Shelley dont les annales retiennent que lorsqu’on sortit son corps du golfe de Livourne, on trouva dans la poche du noyé (il avait 29 ans) un recueil de Keats. On peut y voir comme un message traversant les siècles: toujours avoir un Keats en poche – ou un Shelley, un Aragon, un Goethe, un Baudelaire et j’ajoute, pour qui n’aurait pas compris: un poète. Chez Keats, par exemple, ceci: "Heard melodies are sweet, but those unheard / Are sweeter" ("Les mélodies qu’on entend sont douces; mais, inouïes, / Elles sont plus douces encore"
5. Jules Laforgue, Gustave Flaubert, Joris-Karl Huysmans, Gustave Moreau, Guillaume Apollinaire, Salomé(s), Éditions de l’éclat, 150 pages, 10 euros, richement illustré en mini-format, impression Smilkov Print. L’érotisme, dans l’art, pour déjouer la constipation des censeurs et la bigoterie hargneuse, a dû longtemps puiser dans les motifs bibliques pour se faire coquin: Adam et Ève (tout nus!), Marie avec son bambin divin (donnant le sein!) et, bien sûr, l’innocence lascive incarnée, la danseuse Salomé – mon grand-père maternel, peintre frustré de la chose, en a giclé un paquet sur ses toiles solitaires. Elle est célébrée, ici, par Jules Laforgue, dans un texte de 1887 de type exercice de style, plutôt fatigant, par Flaubert, 1877, terre à terre, par Huysmans, dans son À rebours, 1884, lyrique (Salomé, "accessible seulement aux cervelles ébranlées"), par le peintre Gustave Moreau en 1876, dont le rendu de la strip-teaseuse peut être caressé du regard en reproduction (noir et blanc), et enfin par Apollinaire, en 1902, qui s’amuse à conter son trépas, tout ironique, dansant sur la glace, qui se rompt, ne laissant que sa tête émerger, comme sur un plateau d’argent: vrai ou faux, peu importe, car Salomé est éternelle, elle "survit en Espagne, en Turquie, ou peut-être aux provinces danubiennes, dans le corps d’une danseuse de kolo, - cette ronde obscène qu’on peut appeler: la danse de la croupe." Sacré Apollinaire!
6. (Revue) Europe, 1917-1957 Littératures soviétiques introduites par Aragon, revue Europe n° 142-143, 1957, 380 pages, 7 euros, impression Folloppe (Flers). De ce délicieux vieux numéro, qu’il serait malicieux de recommander car pas loin d’introuvable, j’ai en idée de faire un compte rendu plus long, tant il y a à en dire. Suffise qu’on sache qu’il contient une petite merveille d’Ilya Ehrenbourg, jusque-là de moi inconnue, qui relate, émouvante, l’histoire de trois générations de gueux massacrés par l’ordre régnant, les deux derniers sur les barricades du faubourg Saint-Antoine en 1871, dont le petiot, cinq ans, fier obusier avant d’être tourné en dérision par un couple d’aristocrate versaillais, content de faire arquebuser cette graine de vermine populacière. Beau, beau. Affaire à suivre...
7. Kurt Tucholsky (1890-1935), Un livre des Pyrénées, 1927, éd. Héros-Limite, 2020, 243 pages, 17 euros, trad. Jean Bréjoux, impression Floch (Mayenne). Tucholsky, c’est une vieille affection mais, faut bien dire, ces chroniques d’un voyage effectué dans les Pyrénées dans les années trente (l’autre siècle) sont d’une lecture lourdaude mis à part quelques notes à valeur ethno-historiographique. Ces paysans des Pyrénées orientales qui causent "un curieux mélange de français, d’espagnol, de latin et d’arabe", par exemple: faudrait aller voir si la télé et les dumbphones n’ont pas tué tout ça. Ou sur Lourdes, citant cette fois Huysmans: "un gigantesque hôpital sur une foire gigantesque": ça, pour sûr, c’est resté en l’état. Mais quoi! qui a le goût d’aller flairer l’air de ces contrées perdues sinon l’un ou l’autre viel ours désabusé?
8. Charles Péguy (1873-1914), Nous vivons en un temps si barbare, 1909, éd. Berg International, 2014, 47 pages, 5 euros, impression ICN (Orthez). Tout l’intérêt, ou presque, dans ce très mince volume, se trouve dans l’introduction, pour qui ne connaît trop Péguy – car un fanatique de la pensée typographiée, qui crée son propre périodique, les Cahiers de la quinzaine, destiné "à nos amis" et "à nos abonnés", "72 pages; in-18 grand jésus", "composé et tiré par des ouvriers syndiqués", vendu 2 francs, ceci pour le numéro du 15 juin 1909 dont est extrait le texte sur les temps barbares: ça ne court pas les rues! c’est même quasi inexistant en ces temps-ci, plus barbares encore… Chacun, chacune s’y reconnaîtra, peut-on espérer: cette "inculture croissante", cette "pornographie censément élégante et sociable", etc., au sujet desquels Péguy dit que "plus impérieusement que jamais, le devoir [est] est de de ne pas capituler." C’était en 1909...
9. Daniel Arasse (1944-2003), Le portrait du diable, 1989, publication posthume en 2010, éd. Arkhé 2021, 120 pages, 9,50 euros, impression Corleti. L’édition, pour une bonne part, c’est du marketing. Ainsi ce titre, qui fait accroire qu’on va lire (façon ‘fast-food’, en une centaine de pages!) une histoire des représentations du diable dans l’art au fil du temps, alors que, mais il faut attendre la page 23 pour le savoir, les ruminations de l’auteur se limitent aux seuls XVe et XVIe siècles. Marketing, suite: le titre n’est pas de l’auteur mais des commerçants qui ont produit le bouquin. Lequel, concédons, est richement illustré, et cela compense, d’autant que le texte, monographique à l’origine, tient plutôt de la thèse académique. Libre à chacune et chacun, ainsi, de penser que, en cette époque, "la mort n’est plus à craindre pour le chrétien qui a lu les auteurs antiques" (alors que pourtant la notion d’immortalité va demeurer un moteur puissant du religieux jusqu’à nos jours) ou que "la figure du diable" chez le peintre toscan Luca Signorelli vers 1500 (non daté dans le texte, faut ‘googler’) ne manifeste "plus la négation de l’ordre divin" ni ne transmet "le mythe de l’Ange révolté; le diabolique y est désormais coextensif à l’humain": déjà, il y a le Paradis perdu de Milton (1667) avec sa traduction par Chateaubriand (1836) pour contredire… Bah! ça stimule les petites cellules grises.
10. revue L’Infini (fondée en 1983), Numéro 147, printemps 2021, Gallimard, 123 pages, 22 euros, impression NRI. C’est une belle chose que cette revue fondée par Philippe Sollers et on peut se remercier qu’existent de belles choses. Sollers y tient évidemment bonne place; il rabâche un peu mais aux vieux et ivrognes, c’est tout pardonné. Parmi les choses plaisantes à y lire, des pages sur Bataille, sur Manet, enfin sur Céline et (le cinéaste) Renoir.
11. Ken Loach et Èdouard Louis (nés en 1936 et 1992 respectivement), Dialogue sur l’art et la politique, 2021, PUF, 67 pages, 8 euros, impression Normandie Roto (Lonrai). Ça fait un peu papa Loach et fiston Louis; du premier, mieux vaut voir les films, du second, rien du tout – c’est qu’il est d’une candeur atterrante le petiot, pénétré de tous les clichés du progressisme ânonné, saluant Internet comme susceptible de "permettre de créer des communautés choisies" (sic), rabâchant le mantra du "colonialiste et raciste" spectral (re-sic) ou glosant sur la "souffrance" des "victimes", parce que lui aussi, un "MeToo", olala – poubelle!
12. Tim Ingold (né en 1948), Une brève histoire des lignes, 2007, éd. Zones sensibles, 2021 (11e tirage), 245 pages, 22 euros, trad. Sophie Renaut, impression Schaubroeck/Graphius (Nazareth). C’est, typiquement, à le livre à la diagonale, la grande, celle qui saute allègrement les pages, tout en s’émerveillant des illustrations: que ne peut-on faire avec des lignes! Sur un relevé topographique, dans un diagramme, creusées dans la paume d’une main, brodées sur une écharpe, tracées sous forme d’alphabet! Les divagations de l’auteur, par contre, anthropologue égaré qu’il est dans une benoîte analyse de bon sens qui endormirait toutes les épaves échouées au Café du Commerce… On lit par exemple (mieux vaut pas cependant) ceci: que "l’acte de lire, qu’il fasse intervenir les cordes vocales ou qu’il se traduise seulement par un mouvement silencieux des lèvres et de la langue, était une performance (etc.)" - donc, à croire l’auteur, aucun mouvement (performance?!) des yeux, lecture à yeux fermés, allô quoi! Pffff.