Pétales d'été séchées

Un été Verlaine, ça se dit? Posez la question à Joyce. Il risque de renvoyer la balle à Hölderlin, lequel, c'est bien connu, préférait le piano. Alors, quoi? Un été pianoté? On n'ose pas penser ce que Spinoza en dirait. Verlaine, lui, s'est endormi. Chut!

1. Mériam Korichi (trentaine, quarantaine, je dirais), Spinoza Code, 2024, Grasset, 238 pages, 19,50 euros, impression CPI Brodard & Taupin (La Flèche).

Ceci est pour qui est aime les imbroglios du roman historique. Le Spinoza du titre? Quasi absent du livre. Par contre, traité de long et en large, l'aventure (de la copie) du manuscrit de L'Éthique, que Spinoza acheva en 1674 et qu'il confia (en copie) au sieur Walter von Tschirnhaus, jeune baron et scientifique de ses connaissances, à charge pour ce dernier de trouver à l'opus sulfureux (la Bible n'est pas d'origine divine mais humaine, y lit-on) un éditeur lors de son périple européen, le menant, vainement, de Londres à Paris et de Paris à Rome où, comme le dernier des cancres, il remettra le précieux manuscrit entre les mains de... l'Inquisition (Vatican). Où il dormira, dans un incognito très parfait, jusqu'en 2010, année où il sera enfin identifié comme étant - oui, oui - une des rares copies d'époque de L'Éthique, qu'on sait publiée à Amsterdam peu après la mort de Spinoza (1677) mais dont ne subsiste aucun exemplaire de la main de Spinoza. Voilà, voilà, en résumé. Le bouquin de dame Korichi, agrégée, docteur en philo, nous conte ce périple avec force détails sur les couleurs locales - on y croise notamment Leibniz, qui digérait mal Spinoza, et on y apprend de tout, donc de rien, sur les querelles philosophiques formant arrière-plan. Cela se lit - en diagonale. Avec des notes sarcastiques marginales, comme lorsque l'auteuresse avance, avec un phrasé digne d'un militant boutonneux, que Spinoza "a fait bouger les lignes" (sic) et plus loin qu'il "ne se laisse pas facilement ébranler ou intimider" (Spinoza en Flash Gordon?). Pour le redire: en diagonale, la lecture est plaisante.

2. Philip Larkin (1922-1985), Selected letters of Philip Larkin 1940-1985, Faber & Faber 1992 rééd. 1993, 759 pages, 45 euros, impression CPI Group UK Ltd (Croydon).

Affaire d'ambiance recherchée, souvent, que le choix d'un livre, l'auteur de celui-ci faisant miroiter une manière de continuité avec la blessante langueur monotone du Verlaine ci-dessous (qu'il eût fallu signaler juste avant çui-ci, cela est aussi certain que minuscule). Poète délicieusement, irrésistiblement maussade ("Les jours sont comme une pompe à bière qu'on n'a pas fermée - toute cette bonne substance qui fiche le camp pour rien", écrit-il en 1949, il a 27 ans) et c'est donc relativement jeune que sa vision du monde se teinte de pensées fuligineuses - et ça ne va qu'empirer. Célibataire endurci porté sur l'alcoolisme curatif, il sera, pour gagner l'indispensable croûte, toute sa vie bibliothécaire, passe-temps passablement tristounet qui le conduira, dans un de ses poèmes les plus connus, à comparer son existence à celle d'un crapaud (Toads, 1954, in Collected Poems, Faber, rééd. 2003). Vacances et fêtes de Noël n'étaient évidemment pour lui que sainte horreur incarnée - "une pénitence infligée à quiconque passe avec bonheur et confort le quotidien de la vie", écrit-il en 1971 (49 ans). Question style épistolaire, il savait y faire, comme lorsqu'il marque son mépris pour les États-Unis, "pleins de vents insidieux, de trolleybus et de femmes-saucisses pléthoriques". Misogyne, on l'aura compris, mais encore raciste, réac et anti-syndical - comme avec Céline, on mettra sur le compte des failles de l'intelligence cosmique. Avec un bonhomme pareil, mort trop tôt (1985, 63 ans), on ne peut qu'éprouver une sorte de pitié mélancolique lorsque, arrivé aux lettres des années quatre-vingt et connaissant la date de son décès, on se trouve comme mû à lui dire: il ne te reste plus que cinq ans, puis quatre, trois, deux, un an à vivre, ce dont le malheureux est inconscient. Enfin, presque, car il y pense sans cesse, à la mort: "Je n'ai pas la moindre idée de l'avenir, sauf comme une approche de la mort." écrit-il en 1961, âgé de 39 ans seulement.

L'édition, critique, offre un appareil de notes impressionnant, bien souvent utile, parfois cocasse dans sa pédanterie: un renvoi en bas de page indique que "Fernandel était le nom de scène du comédien français Fernand Contandin." Pas sûr que le british lecteur s'en trouve fort éclairé.

Larkin a été assez copieusement traduit; maître-choix, sans doute cette édition bilingue, La vie avec un trou dedans, Éd. Thierry Marchaisse, 2011 (ISBN 978-2-36280-005-4) - voir encore l'inévitable Wiki https://fr.wikipedia.org/wiki/Philip_Larkin

3. Paul Verlaine (1844-1896), Les poètes maudits, 1884 et 1888, éd. Le Chat Rouge 2022, augmentée de neuf textes rares, 257 pages, 20,90 euros, impression CPI Firmin Didot.

Une réédition à saluer! Voilà en effet des pages qu'on dira miraculeusement ressuscitée, dont celles publiées dans la revue L'Art en 1865 sur Baudelaire, et sur d'autres, totalement oubliés aujourd'hui, Mérat, Baju, Theuriet... Et puis se rappeler, tout de même, comme note Gérald Duchemin dans sa très savoureuse préface, qu'au moment où Verlaine publie ses Poètes maudits en 1884 (253 exemplaires), le trio ainsi gratifié, Corbière, Rimbaud et Mallarmé, étaient en ce temps tous trois "de parfaits inconnus" - certes, l'inclassable Tristan Corbière (mort en 1875 à 29 ans) l'est resté, lui dont Verlaine vantait la particularité de n'avoir, comme rimeur ou prosateur, "rien d'impeccable, c'est-à-dire d'assommant." (tout Verlaine, ça!). Tout lui, encore, disant de Mallarmé qu'il est "éclatant de la lumière primitive graduée d'aube en midi et en après-midi, normalement." Pour ensuite le citer joliment:

"Nommez-nous... vous de qui les souris framboisés

Sont un troupeau poudré d'agneaux apprivoisés

Qui vont broutant les cœurs et bêlant aux délires, (...)

Dit autrement, ce petit livre est une joie. Ne serait-ce que parce que, prosateur, Verlaine n'a rien à envier au poète, sa syntaxe très personnel par exemple est un modèle du bon usage de la langue française dont Verlaine rappelle qu'elle est un souple instrument et non un normatif carcan : c'est à elle de nous servir et non l'inverse. Ah! encore ceci: quatre ans plus tard, 1888, il réédite le volume en doublant le nombre des maudits, y ajoutant notamment un portrait de Pauvre Lélian. Encore un inconnu? Nenni, Verlaine lui-même, source de l'anagramme coquin. Et puis encore: la savoureuse préface Duchemin où l'on trouve ce trait sur le marché du "best-seller" en supermarché: "Le peuple veut une prose démocrate, familiale, chaulée de banalités fluides, et d'une propreté d'expression résolument latrinale." Sapristi!

4-5-6 Francis Carco (1886-1958), Verlaine, 1939, Nouvelle Revue Critique, 202 pages, 5 euros (Petits Riens) des Éditions et Impressions contemporaines (Paris) - Jean Richer (1915-1992), Verlaine, 1953, 254 pages, Poètes d'Aujourd'hui Seghers, 3 euros (Petits Riens) - Verlaine, Poèmes saturniens, éd. Folio 2023, 95 pages, 3 euros.

De ces deux biographies qu'un hasard clément a simultanément offert à mes obsessions du moment, nulle trace, ni chez l'un, ni chez l'autre, des Poètes maudits, à l'époque peut-être inaccessible. Ils ont encore une chose en commun et c'est d'avoir le sujet tout à l'envers: chacun son Verlaine. Celui de Carco, passablement romancé, multipliant des dialogues comme s'il avait su écouter aux portes, calepin en main, est un Verlaine que le destin a lesté d'un double joug: l'attachement d'amour-haine pour sa mère et puis, peu sexy, un bien laid visage couronné d'une calvitie précoce. Pareil angle d'attaque ne pourra évidemment pas faire l'économie d'un concubinage interlope avec la psychologie de quatre sous. Mais cela fourmille d'anecdotes croustillantes, tel le fait que le modèle d'une nudité scandaleusement chaste de l'Olympia de Manet était fille de Pigalle, de petite vertu, et ivrogne comme toute la Pologne allant ou revenant de messe. Ou que Philomène, la maîtresse de Verlaine, avait un mac porté sur la charité, accompagnant telle une parfaite nounou le vieux poète dans son errance titubante de café en bistrot (faut se l'imaginer!) - mieux: le Préfet de police avait assigné un de ses agents avec mission de le ramener à la maison. C'est une toute autre chanson chez Richer: portrait "no nonsense" du parcours plus qu'accidenté de notre parnassien, dont son amour (le seul vrai & grand) pour sa petite cousine Élisa, morte à 31 ans, sa brève incursion politique aux côtés des communards, son coup de feu sur Rimbaud (atteint au poignet, ripostant, apocryphe, d'un "Tu vises mal, Paul.") suivi d'un emprisonnement à Mons, et enfin de sa quasi domiciliation en bout de course à l'hôpital: Richer en dresse le tableau comptable, c'est 1.431 jours (3 ans et 11 mois) entre juillet 1886 et décembre 1894. Là-dessus, évidemment, collection Seghers oblige, un joli choix de poèmes et de reproductions iconographiques. Et pour n'en plus finir: les saturniens de Verlaine himself, version Folio qu'on emporte n'importe où facile et dont j'entame la quatrième relecture, pour pêcher des mots rares du riche vocabulaire de Verlaine et d'exquises trouvailles, ce "jardin de Lenôtre", d'une cartésienne géométrie, que le poète donne comme "Correct, ridicule et charmant." Inimitable !

7. Laurent Vidal (né en 1967), Les hommes lents, 2020, éd. Champs essais Flammarion poche, 2022, 296 pages, 10 euros, impression oprint (délocalisé Espagne).

Sujet bienvenu que çui-ci en ces temps de stress consenti et de burnout chic. L'auteur, certes, force ici et là son propos, notamment en invoquant Shakespeare, hors son contexte d'impétuosité tragédienne, et en maniant l'étymologie avec quelque légèreté - mais la plongée historique ne manque pas d'agréments. L'homme lent, pour l'Église, grand serviteur de l'idéologie des dominateurs, est quasi en état de péché: non seulement il ne travaille pas, le manant, mais il ne va pas à la messe (ou s'y endort). Et puis, il y a Don Quichotte, "peut-être bien le premier personnage de roman peint sous les traits d'un homme lent." C'est "d'un pas lent" qu'il crapahute, le bougre! Le reste est plus ou moins connu, l'Africain comme l'Indien d'Amérique est un paresseux, rétif qu'il est de bosser pour le colon blanc (j'ai failli ajouter "mâle" pour faire moderne). En un temps où il faut tout, tout de suite, où le "dumbphone" rend tout le monde accessible à tout moment, où l'achat "en ligne" est plus "performant" car plus rapide, où "mails" et "sms" doivent être consultés et traités à l'instant, ce petit livre fait du bien. Oui-da.

8. Eric Zemmour (né en 1958), Le suicide français (chroniques 1973-2007), 2014, Albin Michel, 527 pages, zéro euro (boîte à livres), impression CPI Firmin-Didot.

Il s'agit donc d'un bouquin déposé, et trouvé, dans une boîte à livres (au croisement Goidtsnoven/MaréchalJoffre, Forest) et on se demande pourquoi il a abouti là. Un de ces impénétrables mystères du Seigneur, amen. Zemmour, on lisait de temps à autre lorsqu'il tenait chronique au Figaro, toujours avec plaisir, précisons. Depuis qu'il s'est lancé en politique, briguant la présidence de la République française (son taux d'échec s'établit à 7% des suffrages) et ne désespérant point par suite pourtant. Le bonhomme fait partie des personnalités diabolisées et c'est évidemment un bon point en sa faveur. On n'en dira pas autant de cette brique de 2014, doublement datée, puisqu'il s'agit en réalité d'un recueil de ses chroniques depuis 1970 et se terminant en 2007. Oufti! Donc, il faut lire avec la même dévotion pieuse qu'en feuilletant au grenier la collection Marie Claire pré-guerre de Mamie. Ce qu'il dit par exemple au sujet de la liberté d'expression reste d'une extrême actualité: voir la loi Pleven de 1972, votée à l'unanimité et, comme il écrit, "mère de toutes les batailles. Sa descendance est innombrable: lois Gayssot, Taubira, Lelouche, Perben", lesquelles vont toutes, comme en Belgique, criminaliser l'opinion non conforme en matière d'immigration, d'homosexualité, de racisme, etc. Pas dit que l'effet escompté soit au rendez-vous, tant la prohibition rime avec un essor du marché clandestin. Le débat reste ouvert (clandestinement).

9. Hölderlin (1770-1843), Poëmes, éd. Alia 2023, trad. Gustave Roud, 210 pages, 18 euros, impression non mentionnée.

Une édition bilingue aurait naturellement été préférable. Mais tout ici est agréable à l'œil, la couverture avec son paysage japonais dû à P.-Y. Gabioud, la qualité du papier jaune d'œuf et de la typographie aérée et épurée et puis, tout de même, le traducteur, Gustave Roux, qui s'est échiné douze ans durant pour produire les textes de ce volume en 1942. Hölderlin ne peut que susciter des sentiments affectueux, sa liaison passionnée avec la poésie, son destin solitaire d'incompris. Pour le lire, faut être en condition de quitter le train-train pour prendre pied dans l'exaltation surhumaine. Côtoyer les dieux, pour l'exprimer ainsi. Sa prière aux Parques, par exemple: "Un seul, un seul été... Faites-m'en don, Toutes-Puissantes! / Un seul automne où le chant en moi vienne à mûrir, / Pour que mon cœur, de ce doux jeu rassasié, / Sache se résigner alors, et meure." Et cet envoi se termine: "... Une fois, une seule, / J'aurai vécu pareil aux dieux. Et c'est assez." Ceci, comme indique l'imposant appareil critique, coulé "en strophe alcaïques, modèle emprunté à l'ancienne lyrique grecque et latine (...) Hölderlin en use (...) avec une prédilection visible, un constant bonheur." Côtoyer Hölderlin, c'est être tout à fait Ailleurs.

10. James Joyce (1882-1941), Anna Livia Plurabelle, 1930, éd. Faber Modern Classics, rééd. poche 2017, 35 pages, 14,80 euros, impression CPI Group UK Ltd (Croydon).

Quand on se dit que cette jolie petite chose (32 pages), totalement mais délicieusement illisible, a vu sa première édition de juin 1930, soit quelque 6.000 exemplaires, épuisée déjà en 1932, étant alors à sa quatrième réédition. Ah! ces Anglais, tout de même! Et puis, stupeur béate lorsqu'on sait que ce n'est que le premier jet du Finnegan's Wake de Joyce, paru en 1939 et qui lui aura pris dix-ans à terminer, ce avec une vue réduite de 90%, travaillant avec loupe et gros crayons de couleur, la nuit, évidemment, partant parfois d'un éclat de rire au vu d'une de ses trouvailles métalinguistiques, à tel point que Nora, son épouse, réveillée en sursaut, se lève du lit enjoignant à son lunatique mari d'arrêter d'écrire et, donc, d'éveiller la maisonnée par ses rires - information donnée par la belle préface d'Edna O'Brien. Ah! ces Irlandais! Tout ça pour dire que cet amuse-gueule de 32 pages ouvre, à quiconque se décourage devant l'intégrale (le Wake, j'en suis au troisième essai inabouti), le dédale d'un travail qui explose la langue anglaise, et sa syntaxe, et toutes ses conventions de A à Z. Exemple que ce "she hielt her souff'" (held her breath, tenait son souffle) contenant deux évanescentes prépositions anglaises, un verbe germanique et, phonétisé, un nom commun français. Tout est l'avenant et, là, c'est encore un de plus transparents dynamitage. Anna Livia Plurabelle: dès le titre, on est fasciné.

11. La chanson de Roland (11ème siècle), éd. La Sixaine, 1947, 117 pages, 2,50 euros (bouquinerie Petits Riens), impression Établissements Snoek-Ducaju & Fils, tiré à 2.000 exemplaires sur papier Aero du Pont de Warche dont çui-ci est le 236ème.

Acquis surtout pour le charme de l'obsolescence de l'objet et sa très belle réalisation (papier, typo), car l'histoire, on connaît. Aucune indication hélas, cependant, sur l'auteur de cette version en français modernisé. On a une indication, par contre, sur les mœurs du public qui y trouvait du plaisir: Charlemagne, Roland & Cie guerroyent et, prenant une ville, on tue tout le monde. Normal? Avec le temps, le "normal" change vachement. Autre indice "culturelle": le Grand Charles, le preux Roland & Cie, c'est la chrétienté (son épée), tandis qu'en face, ce sont les musulmans et les adorateurs... d'Apollon. Tous païens, évidemment, dont le sens était donc assez extensif à l'époque, islam et dieux de l'Olympe, dans le même sac!

12. Voltaire (1694-1778), Candide, 1759, éd. Maisonneuve & Larose, 2001, édition illustrée par Paul Klee, 244 pages, 6 euros (bouquinerie Petits Riens), impression La Manutention (Mayenne).

Comme le précédent, l'histoire, sinon sa notoriété, est bien connue de tous - sans l'avoir lu, cela va de soi. À l'adresse des ignorants, donc, que nous sommes un peu tous, ça commence fort avec l'expulsion du pauvre petit Candide du château du baron de Thunder-ten-tronckh, ce au motif que le polisson avait baisé la main de belle Mademoiselle Cunégonde (harcèlement au 3e degré), celle-ci étant par la suite violée et éventrée par d'affreux envahisseurs bulgares, sans pour autant y succomber: retrouvant son mignon, elle lui dira qu'on "ne meurt pas toujours de ces deux accidents." Au terme de 1001 mésaventures, le petit couple pourra enfin s'accoupler saintement; las! la belle et charmante Cunégonde deviendra "tous les jours plus laide" et, disons le mot, "acariâtre et insupportable". Ainsi finissent beaucoup de belles histoires après le mot "Fin" par lequel l'auteur très pudiquement recouvre d'un chaste voile moralisateur l'épilogue. Bon, Voltaire, là-dedans? Dire que son Candide est un peu daté et que l'enthousiasme des foules risque de ne pas être au rendez-vous, voilà qui n'enlève rien au fait que son bouquin est un monument. Chapeau bas! (Et, puis, illustré par Paul Klee, hein, hein?!)

13. Collectif, Le poulpe et l'abeille - Un abécédaire de la librairie, Gallimard 2024, 123 pages, 7,90 euros, impression Corlet (Condé-en-Normandie).

Qui s'intéresse au livre s'y intéressera. Savoir ainsi que, en France, le libraire dispose de quelque 800.000 titres susceptibles de rejoindre ses tables et étagères, ce sans compter les quelque 75.000 nouveautés annuelles. Ceci voulant dire qu'une librairie offrant dans les 10.000 volumes ne va se procurer que 1,23% de la masse de livres "disponibles" pour les commander et les acheminer vers la librairie. D'où, évidemment, l'impression qu'on trouve chez la plupart des libraires la même chose, des "valeurs sûres", les maîtres choix du marketing, les best-sellers. Constat fréquent, hélas. Du côté des bonnes nouvelles: 89% des Français sont lecteurs, y passant en moyenne 4 heures, 47 minutes par semaine. Mieux: seuls 3% des lecteurs ressortent exclusivement au format numérique. Du côté des bémols, on retiendra l'absence totale des bouquineries et, partant, des livres de seconde main, de même que tout le gigantesque stock de livres hors le circuit des catalogues d'éditeurs, titres rares souvent et délicieusement désuets (essayez de trouver un Francis Carco aujourd'hui, best-seller de l'entre-deux-guerres pourtant!) Dit autrement, ce petit livre n'a de yeux, principalement, que pour la nouveauté, c'est-à-dire pour les vieilleries de demain. Ce avec un langage d'école commerciale plutôt pitoyable, du type "générer la fidélisation" (sic). Tiens! rien non plus sur le phénomène de concentration dans l'édition tout comme dans le secteur de la librairie. Ts-ts-ts.

14. Heinrich Wölfflin (1864-1945), Principes fondamentaux de l'histoire de l'art, 1915, éd. L'ecarquillé 2023, 325 pages, 39 euros, trad. Sacha Zilberfarb, impression PBtisk (Rép. tchèque).

Un très beau et très intriguant livre qui a le don de mettre en évidence à quel point on est ignare devant un tableau de maître. C'est comme avec la musique, elle peut séduire, subjuguer, emplir de sentiments tumescents, mais devant la feuille de notes, c'est du chinois, indéchiffrables, on n'y entend rien. Avec Heinrich Wölfflin comme guide, le constat sera mille fois répété. Ce qu'il voit, lui, dans une œuvre d'art, eh bien cela tient de l'à peine visible. Sa "lecture" microscopique d'un tableau a beau être appuyée par une profusion de reproductions (parfois en couleur et placées en regard pour bien faire apparaître l'argument), on se voit obligé de le croire sur parole. C'est qu'il y a fossé béant entre le vrai et fin connaisseur - et l'amateur inculte. Exemple que cette remarque voulant que, s'agissant des "arbres des paysagistes: une branche, un fragment de branche, suffisent à indiquer l'œuvre d'un Hobbema ou d'un Ruisdael, non du fait de telle caractéristique extérieure propre à leur «manière», mais parce que l'essence de leur sentiment de la forme s'y reconnaît dans le moindre détail." Parle pour toi-même, a-t-on envie de lui rétorquer. Ceci pour dire que, pour l'amateur inculte, ce livre est comme un palais féerique aux longs couloirs zébrés de faisceaux lumineux et à l'enchevêtrement de labyrinthes en colimaçon. Un mot, tout de même, d'une de ses grilles de lecture fondamentales consistant à contraster techniques linéaire et picturale, la première, statique, née du dessin, de son trait délimitant des contours et, la seconde, faite de mouvements aux frontières floues et imbibées, jouant sur le clair-obscur - marquant une rupture entre le 16ème siècle, linéaire, et le 17ème siècle, pictural, sans que cela soit définitif: le linéaire reviendra en force, qu'on pense à Duchamp, par exemple (et a contrario, à Turner). Cette opposition ne manque pas d'être éclairante: il en va ainsi du "charme et l'attrait de rues pittoresques des vieilles bourgades", l'urbanisme d'antan, non normé, si on veut, où absolument rien n'est linéaire et statique, au contraire des inhumaines tours en verre, béton et acier qui défigurent désormais nos villes. Livre qu'on feuillette, étudie, lit et relit.

15-16. Verlaine, Les poètes du Nord, 1894, éd. critique (Patrick Locmant), Gallimard, 2019, 93 pages, 3,50 euros (Pêle Mêle), impression Floch (Mayenne) et Verlaine - Documents iconographiques, éd. Pierre Cailler, 1947, 276 pages, 3,50 euros (Pêle Mêle), impression Hélioggraphia.

Encore du Verlaine! Et ce n'est pas fini, venant de me procurer un choix de lettres (Fayard, rééd. 2024), ce sera pour la prochaine fois. Quand on aime, n'est-ce pas... Mais, mais, mis à part quelques belles reproductions hors texte, ce petit livre pioche, largement, trop largement dans l'archéologie textuelle d'une conférence sur Les poètes du Nord de Verlaine (10 pages dont la moitié de notes critiques) prononcée le 29 mars 1894 au Café Procope (Paris, 6e arr.) où il fera lecture de Marceline Desbordes-Valmore, Charles-Augustin Daint-Beuve, Alexandre Desrousseaux et Charles Lamy (27 pages), tous illustres inconnus, le reste de ce mince volume est noirci de savantes trivialités dues à l'exégète Patrice Locmant qui a "établi" l'édition. Bref, c'est pour les plus fanatiques du fan-club - c.-à-d. sans grand intérêt. Il en va autrement de recueil de Documents iconographiques où se gambadent au fil des pages un petit Paul croqué à l'âge de quatre ans, un autre au Lycée à quinze ans, tenant cigarette, suivis de poses très variées, sérieuses, patelines, rêveuses, ivrognées, endormies (au Café Procope!), écrivassières, caricaturales, jusqu'aux masques laconiquement mortuaires. Ça, c'est du gâteau.

17. Anton Tchekhov (1860-1904), Histoires pour rire et sourire, éd. l'école des loisirs 1984, 103 pages, zéro euro (boîte à livres), trad. Edouard Parayre & Madeleine Durand, impression Berger-Levrault (Nancy).

Pour n'avoir rien lu de Tchekhov auparavant, ceci est une joie. Cet art de conter, d'assembler des mots, de les faire renaître, à l'exemple de cette poésie sur des ronds dans l'eau: "Des vagues concentriques s'éloignent de la berge, comme si elles avaient peur". Mettez mille gâche-métier de la prose actuelle au travail, ils n'y arriveront pas. Ici, ce sont onze contes pour enfants, petits ou vieux, joliment illustrés par Philippe Dumas, tantôt pour narrer une pêche à la lotte où ils vont se mettre à cinq dans la petite mare pour tenter de l'empoigner et la voir s'éloigner en pied de nez, tantôt un petit gamin du nom de Serge à longues oreilles et tête de navet que toute la famille cherchera à déraciner, en vain, en vain: le petit Serge "devint Conseiller d'État" - Gainsbourg aurait adoré. On en redemande.