Du 19ème au 20ème, de la bourgeoisie pignouf de Flaubert à l'antihitlérisme de Seghers, mais avec poésie, avec Freud, avec Homère, avec la Chine idéographique...
1. George Sand (1804-1876) et Gustave Flaubert (1821-1880), Tu aimes trop la littérature, elle te tuera - Correspondance, édition poche Le Passeur, 2018, 630 pages, 13,70 euros, "imprimé en France" sans autre précision (sic). J'ose? J'ose: livre du mois, à l'unanimité de mes neurones. Lorsqu'ils entreprennent de se fréquente, en 1860, il a 45 ans, elle 64. Et ce sont deux mondes. Elle, dans une lettre-testament de janvier 1876 (il lui reste six mois à vivre, elle ne le sait pas, lui non plus, nous bien et avec quelle mélancolie! quoique l'éditeur: infoutu de donner la date du décès, faut googler, un comble!), elle, donc, regrette la noirceur narrative de son vieil ami où ne perce aucun trait de lumière espérante, et lui, arc-bouté sur la discipline monastique du regard objectif qui ne perçoit que médiocrité et abjection. C'était une bien curieuse amitié littéraire, d'autant que le camarade Flaubert, un misanthrope neurasthénique d'un égoïsme exemplaire. Mais quelle plume! Maniaque, forcené du mot juste et du plan-caméra exact (il fera plusieurs voyages pour repérer telle scène future, multipliera les visites à la bibliothèque pour noircir ses carnets de notes). Et puis, autres temps. À un moment, Flaubert écrit qu'il va relire tout Shakespeare. C'était avant le smarptĥone. Autres temps, encore: Georges Sand qui, parlant du "salut de la planète", évoque le besoin "de croire à la nécessité du bien et du beau", car sans cela, dit-elle, "si la planète sort de cette loi, elle périra." La planète, on en entend parler à longueur de journée, mais le beau, hein: silence radio... J'ai rangé dans la réserve précieuse.
2. Sylvain Tesson (né en 1972), Un été avec Homère, 2018, édition Équateur/France Inter, 247 pages, 14,50 euros, imprimerie Floch (Mayenne). Une bien agréable visite guidée avant de se lancer (ou se relancer) "dedans" - à un détail près: Tesson ne souffle mot des sources dites primaires des deux grands textes (on travaille sur quel(s) manuscrit(s) là?!). Et, en même temps, c'est une jolie mise en relief, plutôt militante, du fossé séparant le monde antique de celui par suite corseté par "les fables monothéistes" judéo-chrétiennes, pour lesquelles Tesson n'a guère d'affection, ni d'ailleurs pour la verroterie de nos temps présents, smartphone, selfies, etc., allant jusqu'à qualifier Bill Gates et sa bande de décerveleurs de "dealers" de paradis artificiels. Mais, stop! le sujet, c'est Homère, c'est Athéna "aux yeux pers" (comment résister?), c'est Mnémosyne, déesse de la mémoire, c'est Circé, Pénélope, Télémaque et c'est Ulysse le très-rusé, ah! un autre monde, le nôtre, enfin: bien avant!
3. Lars Norén (né en 1944), Poros - Om Maria Miesenberger, 2014, Moderna Museet/AXL Books, 23 pages, env. 5 euros. Cité ici pour l'artiste-photographe dont le poète et dramaturge suédois Norén commente en quelques lignes une exposition au Musée Moderne à Stockholm: Miesenberg, c'est la présence de l'absence, cette femme qu'on voit de dos avec sa petite fille, de dos aussi, figées dans l'acte de s'éloigner, disparaître dans les brumes d'une photo noir et blanc.
L'œuvre commentée, qui se passe de légende, est à voir ici (4e colonne, 2e rangée): https://www.pinterest.com/Iwazuro/maria-miesenberger/
4. Paul Valéry (1871-1945), Mélanges, 1938, Rivages poche/Petite bibliothèque Payot, 2019, 242 pages, 8 euros, impression CPI (Barcelone). En général, j'aime plutôt bien Valéry mais là... Ce sont des annotations de journal, intemporelles, assez introspectives et aphoristiques (ça se dit?) trempées dans un bon sens navrant, des trucs du genre "Le talent sans génie est peu de choses. Le génie sans talent n'est rien." On peut toujours glisser ça dans un machin mondain en ajoutant d'un air entendu: Valéry, n'est-ce pas... En 1938, la guerre fait rage en Espagne et le petit Adolf éructe de l'autre côté de la frontière, ce qui ne fait guère impression sur Valéry qui a accroché à son nuage un "Don't Disturb". 1938? Ah! mais c'est à la page 208 qu'apparaît le date de rédaction, l'éditeur se bornant à indiquer "2019 pour la présente édition", ça, c'est se fiche du lecteur.
5. Anna Seghers (1900-1983), La septième croix, 1941, dans sa traduction suédoise de 1978 (Tidens Förlag), 414 pages, 4 euros (bouquinerie Rönnells). Le multilinguisme a du bon. Car ce très grand et beau livre, publié d'abord (version anglaise) aux États-Unis en 1941, élevé là au rang de Livre du Mois avec quelque 300.000 exemplaires vendus en quelques semaines, ensuite en allemand, au Mexique, pour être, peu après, porté à l'écran en 1944 par Fred Zinneman avec Spencer Tracy, demeure un introuvable. Penguin l'a certes réédité en poche l'an dernier mais, pour le français, rien depuis l'édition Folio de 1985, rééditant le Gallimard de 1947, alors qu'on republie aujourd'hui Fallada, Weiss, Haffner et d'autres écrivains anti-nazis de renom. Allez comprendre. C'est un gros bouquin mais on ne lâche pas: l'histoire de sept évadés d'un camp de concentration auxquels le "gérant" du terrain barbelé dresse sept croix pour l'exemple, chaque fuyard rattrappé y étant ensuite adossé, plus mort que vif. Mais, symbolique boomerang, une croix reste obstinément vide. C'est raconté en sept chapitres pour les sept jours de traque où l'insaissable réussi à le demeurer, dans un climat suffocant de délation, de machine policière omniprésente, de doute, même chez les opposants (ceux qui restent en vie) qui en sont venus à avoir peur de leur ombre. Seghers suit pas à pas, avec une technique quasi cinématographique (gros plan, contre-plongée, ralenti, plan fixe), une quinzaine de personnes formant l'environnement humain du fuyard, et rarement a-t-on aussi bien pu voir avec une telle acuité, de l'intérieur, la claustration d'un peuple. La septième croix restera vide. C'est chez Seghers la note d'espoir, le poing levé, malgré tout. Mais au prix de six suppliciés.
6. Valérie Rouzeau (née en 1967), Va où, 2002, réimprimé en poche La Table Ronde, 2015, 120 pages, 5,90 euros, imprimé en Espagne (sans autre précision). Un/e poète, par définition, ça ne se recense pas. Ça se laisse imprégner "Les feuilles vibraient comme doux billets à l'encre verte sous le vent", ça se murmure "Que me coule douce la Seine j'y ai laissé ma main je n'en ai plus besoin c'est un coquillage", ça se miroite au lever du lit "Levée du mauvais pied hop là de mauvais poil deux œufs au plat".
7. Léon Vandermeersch (né en 1928), Ce que la Chine nous apprend - Sur le langage, la société, l'existence, 2019, Gallimard nrf, 169 pages, 19,50 euros, impression Normandie Roto (Lonrai). Sans mots, pas de pensée. (Pensée émue là pour les analphabètes accros au SMS.) Alors sans doute, cela vient comme un choc: les Chinois n'ont pas de mots, ils ont, au lieu, des images, communément appelées idéogrammes. C'est assez fantastique quand on y pense. Un peuple que l'écriture a forcé de penser autrement, Vandermeersch dit cela avec des mots savant: cela donne une "pensée corrélative [qui] procède non pas par raisonnements hypothético-déductifs, mais par raisonnement structurel, déduisant les propriétés des réalités inconnues de celles qui sont connues et qui leur sont apparentées par similarité de structure." Rien que pour ce chapitre sur ce qui profondément sépare mot/image-pensée en Chine des civilisations alphabétiques, c'est une invitation irrésistiblle à s'y plonger - las! on n'en dira pas autant des deux autres sections du triptyque, formant en volume les trois-quarts du livre: l'érudition du sinologue l'égare et l'empêche de montrer les arbres dans le dédale d'un couvert forestier décrit avec une agaçante pédanterie. Dommage, dommage.
8. Sigmund Freud (1856-1939), Civilization and Its Discontents, 1930, Penguin coll. Great Ideas, 106 pages, 8,25 euros, 2004, trad. David McLintock, "Set in Monotype Dante, Typeset by Rowland Phototypesetting Ltd (Suffolk), Printed in England by Clays Ltd, St Ives plc" - ah! si l'édition de langue française pouvait être aussi informative... C'est un classique, devenu in 't frans Le malaise dans la civilisation, le titre original, Das Unbehagen in der Kultur, illustrant la difficulté de se "mettre d'accord" sur les mots. Soit. Quant au fond: Freud le donne comme un essai sur le bonheur, évidemment entravé, car les deux pulsions primaires du primate que nous sommes, Eros et Thanatos, induisent des comportements peu comme il faut (inceste & meurtre par exemple), d'où: civilisation, pour brider, et ça, évidemment, c'est frustrant, d'où les "mécontentements" du titre. On ne jettera la pierre à personne qui trouvera l'argument un tantinet schématique et réducteur (id, super-ego, etc.), ainsi que certaines de ses assertions plutôt archaïques et pas #MiTou pour un sou, jugeant par exemple la femme par nature moins apte à remplir des fonctions politiques (vu qu'il s'agit de "tâches difficiles" supposant qu'elles puissent "sublimer leurs pulsions"). Idem pour son approche sans concession du fait social lorsqu'il avance qu'il n'est "ni fortuit ni incompréhensible" que "le rêve allemand de domination mondiale" ait fait "complémentairement usage de l'antisémitisme". Ça se lit? Mais tout se lit, mon bon Monsieur, Madame et bonjour aux enfants. Puis, parfois, drôle: se moquant du "Aime ton prochain", il cite le vœu de Heine de recevoir du Seigneur, vu ses goûts et besoins modestes, juste une petite maison avec toit de chaume et un bon lit, du lait et du beurre, des fleurs très fraîches aux fenêtres, avec vue sur des arbres et, pour le rendre tout à fait heureux, d'y voir six ou sept de ses ennemis pendus: "Avant qu'ils ne meurent, je leur pardonnerai tout le mal qu'ils m'ont fait durant leur existence." Un alter-catéchisme, si on veut.
9-10. Willy Kyrklund (1921-1989), Den rätta känslan, 1974, Bonniers, 97 pages & Mästaren Ma, 1952. Mentionné en passant puisque non traduits en français (le premier titre donnerait Le ressenti juste ou, plus évocateur peut-être en anglais, The right feeling). Kyrklund est un des tout grands stylistes, souvent pince-sans-rire, par exemple: "La mère provenait du Piemonte et s'appelait Vaincœur. Le père avait considéré sa mission terminée après lui avoir offert la syphilis et l'enfant." Le deuxième titre (Le Maître Ma) est une "chinoiserie" voisine, en esprit et construction, du Me-Ti de Brecht: série de courtes fables mises dans la bouche (la plume) d'un vieux sage, que commentent, par une exégèse scolastique parodique, deux disciples, le second commentant surtout le premier. Effet rigolo garanti.
11. Emily Dickenson (1830-1886), Envelope poems, 1870-1885, Christine Burgin/New Directions, 2016, 95 pages, 12 euros, impression (non spécifié). Ce livre ravit d'abord comme objet, relié cahiers cousus sous couverture cartonnée, chaque mini-poème étant accompagné en regard du fac-similé de l'original: comme indique le titre, la poétesse allait jusqu'à écrire, minimaliste, sur l'enveloppe des courriers reçus. Cela donne par exemple "regard pour lequel je cesse de vivre", l'idée d'une idée qui attend de fleurir, un jour, peut-être, peut-être pas. On la voit presque sortir sa plume pour griphonner...
PS: la correspondance Flaubert-Sand comporte tant de pépites qu'on se doit d'encore en signaler quelques-unes:
Flaubert, le misanthrope: "Ah! comme je suis las de l'ignoble ouvrier, de l'inepte bourgeois, du stupide paysan et de l'odieux ecclésiastique!" (6 septembre 1871)
Flaubert et le fric: "Et puis moins j'ai d'argent, moins j'ai envie d'en gagner." (mars 1876)
Sand et le "genre": "Et puis encore il y a ceci pour les gens forts en anatomie: il n'y a qu'un sexe. Un homme est une femme (...)" (15 janvier 1867)
Ils avaient tous deux un domestique; on apprend que Sand apprenait à lire au sien. Époque...
PPS: Le journal Le Monde (5/7/19) apprend que les jeunes 15-25 ans passent en moyenne 15 heures par semaine sur Internet en France, mais lisent quand même environ un livre par mois.
PPS: Le journal L'Écho (6/7/19) annonce que la chaîne de librairies française Cultura, 91 magazins et 4.000 salariés, n°2 derrière la Fnac en France, va débarquer en Belgique avec une tête de pont à Wavre s'étalant sur 2.800 m², dont seuls 700 avec des livres. C'est encore de la librairie?