De Racine à... Robert Falony, plait-il? Douze écrits et une stèle mortuaire, menant à rebours de l'hitlérisme managérial contemporain aux débris de mai 68. Il y a continuité? Oui-da, tovaritch!
1. Jean Lemaître (né en 1954), Signé Zarco, 2018, éditions Memogrames, 200 pages, 21 euros. Comment il arrive à tant écrire, Jean, un mystère. Et des briques, encore. Son pavé en 2015 sur Louis Geyt, président du PC belge 1972-89, ou en 2012 sur son grand-père Jean Fonteyne (1899-1974), avocat de l'Internationale communiste et résistant déporté à Brendonk (que j'ai lu en parallèle avec les mémoires de Jacques Grippa, sa Chronique vécue d'une époque 1930-1947, EPO, 1988, relatant les mêmes faits, les mêmes destinées de résistance: joie des lueurs croisées). Mais, ici, sujet improbable, Christophe Colomb, l'aventurier esclavagiste, mercenaire des royautés rapaces, un beau salaud, diable! Mais quand Jean a une idée en tête... L'idée: que le chasseur d'or n'était pas gênois, mais portuguais, plus précisément fils clandestin du noblion Diogo Afonso de Aguiar et d'Isabel Zarco, ce dont il trouve la preuve ultime sur une stèle dans le cimetière d'une église perdue de l'Alentejo au cœur du Portugal. Caramba! Colomb = Zarco, CQFD. Dans cette quête d'archéojournalisme investigatif, que le lecteur suivra pas à pas, Jean a troqué son nom pour celui de Max, en l'honneur peut-être du hamster éponyme qui fit la joie des lecteurs du Punch. Jean-Max bourlingue dans une antiquité dépourvue de GPS (arrière satan!) et les arrêts sont nombreux dans les troquets où on sait boire, vivre et chanter. Et il donne à voir de belles choses, et à les reconsidérer: la multiplication, dans les églises, de l'image du fils de dieu crucifié, par exemple, la représentation du "Jésus-Christ souffrant" invitant les paysans à juger fatal leur sort de pauvres hères exploités. (Si John Ruskin aimait tant la cathédrale d'Amiens, c'est parce que, a contrario, elle met en évidence le Jésus aimant, non crucifié.) La vie est un voyage dans le temps.
Une interview 2016 de Jean: http://michelpeyret.canalblog.com/archives/2016/02/18/33388509.html
Max en sa gloire: https://punch.photoshelter.com/gallery/Giovannetti-Cartoons-Pericle-Luigi-Giovannetti/G0000OWL92c0BdXc/
2. Racine (1639-1699), Andromaque, 1667, Presses Pocket 1992, 103 pages, 2 euros (Oxfam). Racine fait partie de ces auteurs dont on connaît le nom mais le lire, ça va la tête? Par chance, plusieurs lectures (Gracq, Spitzer, Steiner..) m'ont incité à aller voir de plus près l'auteur du célèbre "Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?" (Acte 5, scène 5). L'histoire d'Andromaque, la fière Troyenne, asservie mais indomptable, demeure une très belle leçon. De vertus héroïques bien oubliées. J'ai dit vertu, j'ai dit héroïsme? Je classe depuis peu ce genre de termes sous la rubrique "mots fusillés". Quand on fusille des mots, il faut toujours s'interroger.
3. Henning Mankell (1948-2015), Danslärarens återkomst, 2000, Ordfront, rééd. 2003, 456 pages, 2,35 euros (bouquinerie Thomas), existe en traduction française: Le Retour du professeur de danse, Seuil Policiers, 2006. Le (bon) roman policier, je me dis parfois qu'il faudrait proscrire. Une fois dedans, on ne lâche plus et hop! une journée perdue où on a rien fichu. Mankell, comme toujours: excellent. Avec cette fois, en toile de fond historique, les années trente et la large adhésion dans les cercles dirigeants suédois au régime hitlérien, jusqu'à Stalingrad, mettons, pour alors changer de chemise. Mort le nazisme? Oh que non. Très fort, Mankell dresse ensuite le portrait de la "race des maîtres" actuelle, celle des nantis qui n'ont que mépris pour la classe des "inutiles", la grande masse, les chômeurs, intermittents du salariat, tâcherons de la bureaucratie mondiale, etc. Bien vu, ça, il y a comme une continuité "naturelle"... Cadeau idéal pour l'anniversaire du filleul, de la filleule ("apprenants").
4. George Steiner (né en 1929), Martin Heidegger, 1978, coll. Champs essais, rééd. 2016, trad. Denys de Caprona, 216 pages, 8,20 euros. Heidegger est un philosophe réputé difficile, aussi obscur que son maître, Héraclite, mais réputé charlatan, aussi, une boursouflure sans intérêt (Bertrand Russell, dans son histoire de la philo, ne lui consacre pas une ligne), bref, un type qui divise, qui a ses disciples inconditionnels et ses contempteurs fanatiques, ne serait-ce qu'en raison des affinités, jamais reniées, du penseur avec le jaillissement du Troisième Reich hitlérien. De son côté, Steiner peut aussi être considéré comme réputé, car son introduction à Heidegger, le personnage, sa pensée, la réception de son œuvre, est jugée une des meilleures. Et, vrai, ce petit bouquin ne déçoit pas. On comprend mieux pourquoi Heidegger a séduit, de Sartre à Celan en passant par Derrida, Foucault ou Lacan. Le radicalisme de Heidegger y est sans doute pour quelque chose (rien de bon en philo après les présocratiques), de même que son mépris pour la technostructure du capitalisme sénile contemporain (sa "nostalgie pastorale" lui donne presque un air de vieux hippie). L'être était son obsession, sa lancinante quête: "was ist das «ist»?" (qu'est-ce que ce "est"?), question fondamentale (si, si!) qu'il cherchera à cerner, sans jamais y arriver, par des étymologies dadaistes, des cheminements circulaires spiraleux, des tautologies narcissiques introverties. C'est le genre de promenade qu'on aurait tort de se refuser.
5. Georges Perec (1936-1982), tentative d'épuisement d'un lieu parisien, 1975, rééd. Christian Bourgois coll. Titre n°70, 50 pages, 5 euros. Perec, c'est Perec. S'asseoir des heures durant, quelques jours d'octobre 1974, à la très parisienne place Saint-Sulpice et juste noter les bus qui passent, la position d'un parapluie, un facteur avec sa sacoche, un petit vieux, une petite vieille, la pluie qui tombe, des pigeons et leur singulier manège, "une dame qui vient d'acheter un bougeoir moche", c'est tout Perec. Délicieusement dingue. Et puis, 50 pages aérées, ça se lit en moins d'une demi-heure. Tiens! J'ai noté ça. Perec, c'est contagieux.
6. Roberto Bazlen (1902-1965), Lettres éditoriales, 1951-63, Éditions de l'Olivier, 2018, trad. Adrien Pasquali, préface Roberto Calasso, 146 pages, 14,50 euros. Là, c'est la trouvaille de l'année - grâce à la table d'exposition de la librairie Candide, on ne louera jamais assez l'action civilisatrice des libraires. Bazlen, c'est un genre particulier, inhabituel: recueil des avis rendus à des éditeurs italiens sur des bouquins à publier, ou à déconseiller. On connaît le cas célèbre de Gide qui, en tant que lecteur, déconseillera à Gaston Gallimard de publier Proust. Un sacré métier, donc. Bazlen, lui, a des coups de cœur, pour L'homme sans qualités de Musil, pour Sadègh Hedayàt (La chouette aveugle, en français chez Corti, "le plus beau récit paru depuis je ne sais combien d'années"), pour Hamsun ("un des derniers grands romanciers européens"), pour Gotthelf (le "PLUS GRAND romancier européen du siècle dernier"), autant d'écrivains à (re)découvrir, sinon que, las!, onze des auteurs appréciés n'ont pas été traduits en français... Mais, à peine moins titillants sont ses avis négatifs, souvent sulfureux, parfois inattendus: Stendhal, "superficiel, banal", Lampedusa, nul, Blanchot, "jongleries", McLuhan, "un petit maniaque (...) un livre d'astrologie donne à voir davantage"), Bataille, "caricature d'un petit «névrotique» esthétisant", Anne Frank, "la médiocrité de sa vie", quand ce n'est pas le bouquin qui carrément l'endort, zzzzzzzzzzzzz. On se délecte. Car, en plus, il a une belle plume, joliment facétieuse. À propos du Der Mantel (Le manteau, au Mercure de France, 1974) de Franz Tumler, par exemple: "c'est un roman allemand de ces dernières années, et cependant il est lisible." Ou encore, sur Strindberg: "j'attire encore une fois ton attention sur le fait que c'est le seul classique que nous ayons, mais pour un monde qui n'aura plus besoin de le lire (ni de lire)." Bazlen, on cote 10/10.
7. Olivier Rolin (né en 1947), Tigre en papier, 2002, rééd. 2018 en Points Seuil, 241 pages, 8,60 euros. Presque un hasard si je suis tombé sur Rolin: par le biais d'une interview sur tout autre chose dans laquelle il sortait du lot béni-oui-oui si typique du blabla médiatique quotidien. Il raconte ici mai 68 et la Gauche prolétarienne (1968-74), "dernière épopée occidentale, après quoi tout le monde est allé se coucher", et lui avec, ancien membre dirigeant du groupuscule, il est, pour reprendre la jolie formule de Hocquenghem, passé du col mao au Rotary, bref, il écrit en renégat, règle ses comptes avec son passé, mais c'est plutôt amusant, c'est bien tourné, il y a de très bons moments, des bons mots aussi, comme lorsque, tenté par un tour en pédalo sur un lac, l'un de nos petits révolutionnaires se voit obligé de justifier ce caprice petit bourgeois: "tu nous emmerdes, il n'est écrit nulle part dans le petit livre rouge qu'on ne doit pas faire du pédalo". Vu comme ça... Bon romancier, Rolin n'a manifestement rien compris de son temps et, brûlant ce qu'auparavant il adorait, le témoignage vaut surtout comme modèle d'ignorance politique, ce qui n'est pas rare même chez ceux qui sont issus du "sérail" - je pense là à un Jean Kéchayan, petit soldat du PCF qui se fera, en 1978, garçon de courses de l'anticomunisme primaire (Rue du prolétaire rouge, Seuil), mais lui en pur crétin. Rolin est plus subtil. En plus, sa critique des "alternatifs" qui ont succédé aux soixante-huitards est assez marrante: "On écrit, on pense avec ce qui blesse, ce qui tue. Et même c'est avec ça qu'on vit vraiment. Pas avec le «principe de précaution». Un grand écrivain vert, tiens, j'aimerais bien voir ça."
8. Jean Salem (1952-2018), Sagesses pour un monde disloqué, 2013, Delga, 290 pages, 17 euros. Correctif bienvenu après Rolin. Salem est, avec Losurdo et Tosel, un des grands disparus de l'année, leur lucidité blindée contre tous les effets de mode (gaugauche et autres) va nous manquer. Ce recueil de textes, principalement datés 1998-2012, suit un découpage thématique qui va des matérialismes de l'antiquité (Épicure lui sera une bouée de sauvetage durant les années de plomb) au marxisme renaissant (à partir de 1998, marquant la fin de la dictature du Retournement de Veste). Salem, il faut lire. Ce constat, par exemple, extrait d'un entretien qu'il a eu en 2009 avec un jeune Chinois et publié dans le Social Science Weekly de Shanghaï: "Au plan politique, la différence entre la crise actuelle et celle de 1929, c'est qu'aujourd'hui il n'existe pas d'organisation digne de ce nom. Ni de perspective de rechange bien claire." À méditer. On en est toujours là aujourd'hui, en 2018.
L'hommage à Jean Salem d'Annie Lacroix-Riz: https://histoireetsociete.wordpress.com/2018/01/30/lhommage-dannie-lacroix-riz-a-jean-salem/
9. Paul Guth (1910-1997), Lettres à votre fils qui en a ras le bol, 1976, Flammarion, 215 pages (trouvé gratis dans une boîte communale d'échange de bouquins). N'importe quel ado dira de Guth aujourd'hui: un vieux con. Sauf qu'il ne le dira pas, il n'y a plus personne qui lit Guth. Ça ne manque pas de piment, pourtant, ces vieilleries qui viennent rappeler que le "bon sens" du jour (et ses lieux communs) était bien différent hier, et le sera à nouveau demain. Hier, un brave bourgeois comme Guth s'affole de voir les homosexuels s'affirmer en public, et la domination de l'homme sur la femme s'amenuiser... Il va jusqu'à évoquer l'avénement d'un "matriacat castrateur". Il a tort? Rendez-vous dans cinquante ans. Et puis il râle sur le diktat commercial du divertissement (le "festif" comme on dirait aujourd'hui), au sujet duquel il rappelle l'étymologie: "divertir, c'est détourner" et ce n'est pas neuf, la Cour avait auparavant ses "courtisans et bouffons". Circulez, il n'y a rien à voir. Il en a encore contre "l'idolâtrie du présent, le mépris du passé". C'est qu'il n'a pas tout faux, le vieux con...
10. August Strindberg (1849-1912), Det nya riket, 1882, Fabel Bokförlag, 1992, 132 pages, 6 euros (bouquinerie Images). Pour l'appréciation générale, se reporter, quelques lignes plus haut, à Bazlen. Dramaturge de notoriété internationale, Strindberg, comme on sait ou devrait le savoir, est aussi l'auteur d'un Cathéchisme à l'usage des classes inférieures (1884, trad. Actes Sud, 1993), un brûlot régulièrement réédité en Suède. Dans le petit livre sous rubrique de 1882, "Le nouveau royaume", non encore traduit en français, Strindberg dresse le portrait au vitriol du microcosme bourgeois de son temps, qui ne diffère guère du nôtre: notre époque, dit-il, est celui "du mensonge officiel", notamment par son système de "canonisation" (médiatique, dirait-on aujourd'hui) des nullités agréables aux puissants. Côtoyer les grands esprits, ça fait du bien.
Sur lui, voir la Société Strindberg http://www.auguststrindberg.se/krono_fra.htm
11. Tove Jansson (1914-2001), Resa med lätt bagage, 1987, En bok för alla, 2016, 174 pages. Tove Jansson est, avec Astrid Lindgren (Fifi Brindacier), sans conteste la fabulatrice la plus aimée des enfants de 7 à 77 ans en Suède et au-delà. Artiste, romancière, elle a su insuffler une irrésistible poésie, faussement naïve, dans la bande dessinée avec ses "trolls blancs", les "moumines", dont les aventures féeriques aux côtés d'une foule de créatures imaginaires invitent au ravissement. Mais elle écrit, aussi, d'une même plume magique, le récit autobiographique Le livre d'un été (Livre de Poche, 2014) et cet Art de voyager (même éditeur, 2015), une série de douze nouvelles sur le mode du tableau de mœurs, dont celui, donnant son titre au recueil, d'un petit monsieur qui décide, moyennant une petite valise anonyme, d'abandonner son identité de petit monsieur (anonyme) pour se rendre mystérieux: au bout d'une heure, le type avec qui il partage la cabine sur le bateau sait tout de lui dans son infinie banalité. L'héroïsme, ce n'est pas donné à tout le monde.
12. Serge Eisenstein (1898-1948), Réflexions d'un cinéaste, Éditions en langues étrangères, Moscou, 1958, 225 pages, reliées et richement illustrées, 12 euros (bouquinerie Images). Un des tout, tout grands cinéastes. Il avait entre autres eu en tête de faire un film du Capital de Marx (je l'ai déjà dit?). Mais donc, il écrivait aussi. Sur son art, bien sûr, avec une érudition qui laisse pantois: pour expliquer en quoi consiste le montage d'un film, il passe de Maupassant à Leonardo Da Vinci, de Gorki à Marx... Sur l'aspect émotif d'un thème, ceci: "La brève annonce de la victoire des républicains espagnols à la Guadalajara émeut plus qu'une symphonie de Beethoven." Et puis ses tournures, quand il écrit ainsi que l'Union soviétique est "l'avant-garde de l'humanité pensante": j'ai aussitôt recopié dans mon calepin des locutions à garder en mémoire, aux côtés du "larbins diplômés" de Lénine (se posant, pour ces deux, la question du phrasé original, en russe) ou encore, pris ci-dessus chez Salem, les "schtroumpfs caritatifs" (les zozos du commerce équitable etc.) ou, chez Rolin, évoquant le "souffle du temps" idéologique qui emprisonne nos facultés mentales: "Ce grand cachalot!" Lire, c'est aussi enrichir son vocabulaire.
Eisenstein sur IMDB: https://www.imdb.com/name/nm0001178/bio?ref_=nm_ov_bio_sm
In memoriam. C'est par le plus grand des hasards, passant dans un des recoins d'Internet, que j'ai appris la mort de Robert Falony, le 10 novembre 2017. Ça fiche toujours un coup d'être surpris en traître. Un ami? Juste, le mot est en même temps inapproprié, tant la pudeur de Robert le rendait intangible. Nous mangions parfois un bout au Cirio en échangeant d'aimables monologues. Sur la politique, quoi d'autre? Un politique jusqu'au bout des ongles, Robert, tendance social-démocrate de gauche (incomfortable, pour le moins). Mais, surtout, un grand journaliste, un des derniers de la vieille école. À la rédaction (où je l'avais remplacé, la retraite venue, à la politique intérieure, en 1996, La Wallonie et ensuite Le Matin), il venait tous les jours pour sa chronique de "pensionné actif". Rituel immuable. D'abord lire Le Monde de la première page à la dernière. Puis noircir son carnet des notes du jour. Ensuite, enfin, rédiger en quinze, vingt minutes (montre en main) son billet de commentaire politique, à la main, au Bic: coulée continue, sans rature. (Il dût ce résoudre, hélas, à retaper plus tard lui-même, sur clavier, cette infâme chose.) De la pauvre presse de gauche liquidée par les "années de plomb", il a, en quelques pages définitives, d'un trait mêlant burlesque et verve balzacienne, composé la mélopée: "Requiem pour la presse socialiste" (éd. Couleur livres, 2010).
L'adieu: http://osons.le.socialisme.over-blog.com/2017/11/hommage-a-robert-falony.html