Lotte à Londres

Lotte à Weimar, le roman de Thomas Mann autour des retrouvailles entre Charlotte Buff et Goethe est un condensé de froide mélancolie. C'est un de ses plus beaux et fascinants écrits, avec La montagne magique, roman du banal transfiguré par l'étrange.

Werther remake?

Lotte à Weimar, c'est en 1816. À ce moment, quarante-quatre ans après la passion déchirante qui les avaient brièvement réunis et qui, deux ans plus tard (1774), avait conduit Goethe a écrire les célèbres souffrances romantiques du jeune Werther, leurs vies ne pouvaient être plus différentes.

Lotte a 63 ans, elle est un peu grassouillette, sa tête est parfois saisie d'un léger branlement, elle est restée toute sa vie fidèlement aux côtés de son mari Johann Christian Kestner, entre-temps décédé, elle a élevé ses enfants et, surtout, elle est délicieusement à l'aise dans un statut assumé de bourgeoise de province. Qui n'a rien d'un corset cependant: elle se soucie peu des conventions sociales attachées à sa condition. Goethe, lui, c'est tout le contraire.

À 67 ans, il n'est plus le jeune juriste aux élans impétueux qui avait séduit Lotte et, bien qu'il continue de s'amouracher de tout ce qui porte jupons (en 1821 encore, d'une petite Ulrike, 17 ans), il vit engoncé, presque fossilisé, dans l'apparat de sa réussite sociale, secrétaire d'État à la Cour de Weimar, un courtisan parvenu pourrait-on presque dire, un "mignon" aux cheveux argentés qui présente bien dans les salons. Célèbre et célébré. Ce dont, derrière la facade du sphinx impassible, il n'est pas dupe. Mais ce n'est là qu'une liberté intérieure. Au contraire de Lotte, il a été amené à calculer tous ses faits et gestes.

No remake

Tel est le cadre. Il ne manque pas de flirter pour partie avec le théâtre de boulevard. L'initiative du rendez-vous est toute chez Lotte qui, sous prétexte de visiter une parente, a fait le voyage jusqu'à Weimar. Goethe, on le devine, est embarrassé (toute la ville est au courant) et fera d'ailleurs des manières pour repousser la rencontre et l'affadir. L'idée du "remake", même policé, ne lui plaît pas. Il risque de ne pas paraître à son avantage. C'est une préoccupation dont Lotte se fout royalement. Son genre, c'est pas de genre.

En même temps, sous ce vernis guilleret, s'anime chez Lotte une émotion souterraine. Pour l'occasion, elle a exhumé et mis dans ses bagages pour la porter devant Goethe, la robe qu'elle portait à ses 19 ans... Peut-être avait-elle en mémoire les dernières paroles que Goethe, par la bouche de Werther, lui avait dites en se séparant pour toujours d'elle: "Nous nous reverrons, nous nous retrouverons, et entre tous les êtres nous nous reconnaîtrons."

Mais quittons les deux amants vieillis. Tout cela est dans le livre de Thomas Mann. Chacune et chacun peut lire, c'est régulièrement réédité.

Remake bis (René)

Le curieux de l'affaire est qu'il en existe une copie quasi contemporaine. La Charlotte de Weimar a comme une sœur en une Charlotte de Londres. Sauf qu'ici, ce n'est pas Goethe mais Chateaubriand. Et ce n'est pas, bien entendu, Charlotte Keistner, née Buff, mais Charlotte Ives.

Cela ne se passe plus en 1772 mais en 1796, ce n'est plus Werther mais René, de son nom de baptème François-René de Chateaubriand. Fuyant la France révolutionnaire qu'il avait combattu les armes à la main devant Thionville, il avait trouvé refuge en Angleterre en octobre 1792, dans une extrême pauvreté d'abord (il machouillait un linge mouillé pour tromper la faim), avec un certain confort, ensuite, en qualité de précepteur chargé d'apprendre le français à la fille du pasteur de Bungay dans le Suffolk.

Elle s'appelle Charlotte Ives et il en tombe follement amoureux, et elle de lui. Cela n'échappe pas aux parents qui, séduits par le jeune immigré, l'invitent à consacrer leur secrète attirance réciproque par les liens du mariage.

Jamais je ne t'oublierai...

C'est un des moments dramatiques d'une grande intensité dans les mémoires de Chateaubriand. Devant la mère qui s'était faite l'ambassadrice de son mari et de sa fille, il ne peut en effet, horrifié, que s'écrier: "Arrêtez! Je suis marié!" Le précédait, dans la vie, un mariage de raison, avec une jeune femme qu'il nommait à ce moment-là sa "jeune veuve" qui ne le "connaissait que par une union de quelques mois, par le malheur et une absence de huit années". Rideau? Non pas.

Car, comme dans le cas de Goethe, bien plus tard, vingt-cinq ans après, en 1822, la petite Lotte de Chateaubriand viendra lui rendre visite à Londres. La fortune à ce moment lui sourit, il est ambassadeur de France, ce ne sont que ors et lambris. Elle, par contre, est veuve et cherche à améliorer le sort de ses deux garçons. Ce n'est évidemment que prétexte et s'ensuit un dialogue fiévreux fait de "vous souvient-il?".

J'ignore si Goethe, sur le tard, s'est épanché sur son amour de jeunesse. Chateaubriand, lui, n'en fait pas mystère. L'image de Charlotte, dit-il, longtemps l'a hanté. Il la voyait partout. Partout, il devinait "sa présence, comme la nuit on respire le parfum des fleurs qu'on ne voit pas."

Mais, en cela proche de Goethe, il intériorise, Sa promise, préférée entre toutes, se nomme solitude. "Je rentre dans mon for intérieur, comme un lièvre dans son gîte: là je me remets à contempler la feuille qui remue ou le brin d'herbe qui s'incline."

Pour Goethe, c'est Lotte à Weimar de Thomas Mann (1939) dans la traduction de Louise Servicen publiée chez Gallimard (Collection L'imaginaire, n°211, édition de 2007.
Pour Chateaubriand, ses Mémoires d'outre-tombe (dates de rédaction multiples, définitive en 1846), c'est l'édition du Livre de Poche, tome premier, n°16079, arrivée en 2016 à son 15e tirage.
Goethe, encore: http://www.goethezeitportal.de/wissen/enzyklopaedie/goethe/goethe-biographie.html
Mann, encore: http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/1929/mann-bio.html