Qui a vécu jusqu'au mois de mai peut se dire favorisé par les dieux. Surtout si ce joli mois de lentes trépidations hiératiques porte moisson d'une foule de lettres formant mot formant phrase formant page après page la résurrection de moments passés. Cette fois, par exemple, Ponge, et Aragon, et Lentini, et Mann (les deux frérots!) sans parler de l'indomptable Lou Salomé
1. Giovanni Lentini (contemporain), Vies à l'ombre, 2019, éd. du Cerisier, 145 pages, 12 euros, imprimé par Vervinck et Fils (Liège). C'est le livre du mois! Dès la première page où le petiot, fils d'immigré sicilien, à sa première rentrée des classes tente d'expliquer à l'instituteur comment prononcer son prénom Giuseppe (avec un Gi-ou accentué) et s'entend dire "Ce sera Joseph, c'est plus local." (tandis qu'à la récré, plus simplement: "macaroni" - il tentera de rebalancer "patates" à ses petits camarades mangeurs de frites). Et tout est à l'avenant, roman prolétarien d'une enfance prolétarienne dans une bicoque prolétarienne d'une ruelle prolétarienne de Seraing au début des "sixties". C'est beau, c'est parfois triste (le papa qui cache au rejeton qu'il ne sait ni lire ni écrire, inventant une histoire à dormir debout quand il lui faut signer le bulletin), mais jamais misérabiliste. En plus: écriture et simple et poétique (cette grosse voisine fardée "comme une tarte aux fruits") avec une galerie de portraits vrai-de-vrai qui font plonger dans un autre quotidien, celui du "petit peuple", et quand on dit petit, on veut dire grand, très grand. Honnêtement, je vais en acheter quelques exemplaires pour offrir autour de moi. C'est dire...
2. J.L. Austin (1911-1960), Sense and Sensibilia, publication posthume de notes de conférences 1947-1949, Oxford University Press, 1964, 144 pages, 7 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje). C'est le livre du mois! Quoi! encore? Ben oui. En toile de fond, l'antique question philosophique sur ce qui permet de connaître le monde qui nous entoure ou abstraitement nous habite, opposant idéalistes (étant un produit du cerveau, la connaissance en sera indirecte) et matérialistes (l'objet que je vois est bien l'objet réellement existant devant moi). Austin démolit allègrement les premiers, coupeurs de cheveux en quatre, avec un humour caustique poussant à l'éclat de rire. Ainsi, attaquant l'idée que le "sens" de voir diffère selon la façon d'exprimer une chose vue, il donne cet exemple: entre "J'ai vu un homme à l'air insignifiant portant des pantalons noirs." et "J'ai vu Hitler.", constate-t-on "deux sens différents de «vu»? Bien sûr que non." Toute la démonstration chez Austin consiste à opposer avec un malin plaisir le bon sens populaire éprouvé aux constructions intellectuelles acrobatiques des philosophes (qu'il n'aime guère mais d'évidence a beaucoup lu), notamment en mettant en exergue leur manque de rigueur, par exemple en utilisant les verbes "paraître", "sembler" et "avoir l'air" indifféremment comme s'il n'y avait entre eux aucune nuance, ou, pire, en parlant sans cesse de la "perception" (du monde, des choses) sans jamais définir ce qu'ils entendent par le mot "percevoir", comme si son sens allait de soi. C'est, sur un sujet sérieux, sérieusement analysé, un morceau d'anthologie du gai savoir. (La traduction française, sous le titre, Le langage de la perception, remonte hélas à 1971, chez Armand Colin, et risque d'être dur à trouver.)
3. Heinrich Mann (1871-1950), Professeur Unrat, 1918, Grasset Cahiers Rouges, 1991, trad. Charles Wolff, 283 pages, 4 euros, impression Société nouvelle Firmin-Didot. Devenu film en 1930 sous le titre L'ange bleu avec Marlène Dietrich ("remake" en 1959 et 1999) et il y avait de quoi dans ce récit sulfureux d'un vieux prof psychorigide qui s'éprend, l'adulant, d'une chanteuse de cabaret à la carrosserie avantageuse mais plutôt molle, scandalisant tout le monde, son école et les pingouins de la classe moyenne de sa petite ville allemande de province. Il y a du Dickens dans le tableau des mœurs et il y a du Lulu (Alban Berg) dans la Lola fatale de Mann. Près de cent après sa parution, ça se lit, et avec plaisir. Si, si.
4. Lou Andreas-Salomé (1861-1937), Ma vie, 1933-36 et (publication posthume) 1951, éd. des PUF 2017, trad. Dominique Miermont & Brigitte Vergne, 315 pages, 13 euros, imprimerie Maury (Millau). Tranches de vie, comme on dit. Celles de Lou, fille d'une famille cossue (elle avait nourrice et gouvernante), prennent la forme de chapitres "photographiques" qui se font succéder les portraits intimistes des personnages ayant fait pivoter l'errance cosmopolite de Lou: Rilke, Freud, son mari, elle-même et... Dieu. Son abandon de la foi, après s'être sentie, enfant, abandonnée d'un dieu magique avec lequel elle conversait familièrement chaque soir, forme ici les pages les plus touchantes. Sur un tout autre plan, aussi, la révélation soudaine et définitive de la supériorité, joliment argumentée, des thèses analytiques portée par Freud sur l'être humain, animal bipède qu'on ne présente plus. Ah! elle aimait beaucoup, apprend-on, lire, et lire confortablement, au lit, ce qui l'a conduite à la pratique friponne de détacher les cahiers un à un afin que le livre soit plus maniable en position couchée. Cela se fait, ça?
5. Diderot (1713-1784), Pour une morale de l'athéisme, 1777, éd. Mille et une nuit, rééd. 2019, 37 pages (62 avec postface et annexes), 2,90 euros, impression La nouvelle imprimerie Laballery (Clamecy). De l'intérêt d'alterner avec de minces volumes! Cela repose. Et cette petite chose est délicieuse, fruit d'un entretien d'une heure et demie (Diderot en reporter genre Truman Capote!) avec la belle Louise Crozat de Thiers à l'hôtel de Broglie (place Vendôme) en attendant le retour du mari pour causer d'une affaire généralement quelconque. Il ne publiera l'entretien que six ans plus tard, et sous pseudo, car on ne rigolait pas avec les (non-)convictions religieuses à l'époque, le postfacier Joël Gayraud rappelant le cas d'un étourdi, exécuté à dix-neuf ans, "pour ne pas s'être découvert devant une procession." Chez Diderot, pensée et langue ont des ailes d'albatros. S'expliquant devant la dame de son dédain pour l'après-trépas et l'espoir d'une vie éternelle, il dit: "Je n'ai pas cet espoir parce que le désir ne m'en a point donné la vanité." Voilà qui change de nos pense-petit contemporains.
6. Kjell Espmark (contemporain), Martin Lamms ögonblick, 2018, Norstedts, 151 pages, environ 15 euros, impression Livonia Print Ltd (Lituanie). Mentionné en passant. C'est couleur locale, histoire d'un critique littéraire (suédois) explorant le romantisme (suédois). Mais, le refermant, grace au bouche-à-oreille livresque, j'en sors avec l'envie de lire ou relire Strindberg, Dickens et, rationnellement irrationnel, injustement oublié, Swedenborg. Le propre d'un livre est de mener à un autre livre.
7. B. Traven (1890-1969), Le vaisseau des morts, 1954, dans "l'adaptation" de Philippe Jaccottet, Livre de poche, 1967, 255 pages, 3 euros (bouquinerie Fanny Genicot). Çui-ci fait partie des difficiles à trouver, alors que, Traven, pourtant! En plus, couché en français par Jaccottet et, dans mon cas, vendu pas cher. L'histoire, tient du feuilletonné, stylistiquement parlant, voulant dire: pas de style, on pousse à la ligne. Mais c'est sauvé par, Traven oblige, un déroulé aventureux picaresque: ce type (le narrateur) qui fuit la bureaucratie des frontières (on est juste après la Première Guerre mondiale), un sans-papier avant la lettre, plutôt anar comme l'auteur, qui finit par embarquer sur un rafiot pourri, comme soutier, le pariah des pariahs de la mer, on imagine pas pire métier. Lorsqu'il écrit "Quand l'État commence à s'hypertrophier aux dépens de l'individu, toutes les énormités deviennent plausibles", on a presque envie de lui dire: Attends un peu d'arriver au deuxième millénaire, ce sera cent fois pire. Il a aussi de belles formules valant adage: "Qui voyage à dos de chameau et donne le nom de la ville où il va ne sait rien du chameau; le chameau seul le connaît." Le bouquin fait partie des classiques et c'est là qu'on le rangera.
8. Louis Guilloux (1899-1980), La confrontation, 1968, L'imaginaire Gallimard, 1980, 204 pages, 5 euros, impression SEPC (Saint-Amand). Pas le meilleur de Guilloux mais, dans le genre policier allégorique, il tient ses promesses, certes un tantinet tirées par les cheveux. Car voilà un zigue, journaliste retraité, qui est pris pour un autre, un flic limier de la vieille école, donc haut de gamme, retraité également (tellement que, en fait, il est mort), qui accepte d'endosser le rôle que par méprise le destin lui assigne et, commandité par un louche et mystérieux personnage, part enquêter sur un camarade de classe de ce dernier, perdu de vue, ce aux fins de vérifier si cet inconnu mérite bien un certificat de bonne vie et mœurs. Vous me suivez jusque-là? Si oui, sachez qu'il y aura retournement de situation aux dernières pages. Comment cela? Je vais pas dire. Ce serait pas du jeu.
9. Aragon (1897-1982), Le Crève-cœur (1946) et Le nouveau Crève-cœur (1948), poche nrf Gallimard, rééd. 2016, 183 pages, 7,30 euros, impression Novoprint. Quand Aragon chante Elsa, l'envie de recopier est irrésistible: "Nos rêves se sont mis au pas mou de nos vaches" ou "Je cherchais dans le lit ton poids et ta couleur" ou "Un printemps au printemps ressemble / Sans toi ce n'est qu'un souvenir / Notre printemps c'est d'être ensemble". Il n'y a pas que lui qui chante car - merveille de la licence poétique - il se voit emporté à dire ailleurs que "chantent les moineaux" (enfin quelqu'un qui nous comprend pépient en chœur les moineaux!). Et puis, pièce de résistance, son texte en défense de la rime contre les esprits modernistes chagrins qui n'y comprennent rien. On y apprend que Villon ne rime pas avec violon mais bien avec couillon (selon les propres dires du grand François). Aragon, on le fiche pas au chevet du lit mais sous le coussin.
10. Francis Ponge (1899-1988), L'œillet - La guêpe - Le mimosa, 1946, 71 pages, imprimé sur les presses d'Albert Kundig à Genève. Je l'ai payé cher, 18 euros, vu que c'est une vénérable édition numérotée (à moi le 463ème! sur un tirage de 1.200) et puis, Ponge, qu'est-ce qu'on ne donnerait pas pour un Ponge, je vous le demande? Ponge est incomparablement transfuge, il voit un caillou et aussitôt il se prend pour un caillou (et, étant caillou, il sait écrire comme le ferait un caillou, car il est poèteux, Ponge). Ici, ce sont pas des cailloux mais une tapisserie florale butinée par une guêpe vadrouillante. Voyant le mimosa, la guêpe s'exclame: j'aime "les poussins d'or du mimosa". Moi, aussi.
11. Theodor Adorno (1903-1969), Thomas Mann (1875-1955), Correspondance 1943-1955, publiée en 2002 par Surhkamp, traduite en français chez Klincksick par Pierre Rusch en 2009, imprimerie IDG (Langres-Saints-Geosmes), 132 pages avec appendice et index des noms cités, 12 euros (bouquinerie Abélard). Lire un échange de lettres, c'est comme lorsque dans un café ou un restaurant, le bavardage de la table voisine vient agréablement distraire les neurones. À cette différence près que, du rase-motte, on est comme aspiré par une élévation vertigineuse. Quand Adorno et Mann s'écrivent, ils citent, sans les nommer, Cicéron, Horace, l'Apocalypse de Jean ou Gottfried Keller, ce dernier car Adorno a lu L'Élu de Mann "comme du gâteau", expression tirée de ce poète comme, fort heureusement, les annotations fouillées de l'édition allemande (Christoph Gödde et Thomas Sprecher) en informent les lecteurs ignares - comme moi, n'est pas, n'est pas Adorno ou Mann qui veut! La période d'après-guerre, en outre, passe souvent à l'avant-plan, de manière fort instructive: nos deux épistoliers s'étaient abrités aux États-Unis durant les "hostilités" et, de retour en Europe, Mann, constatant en juillet 1950 que "le plan Schuman n'est rien d'autre que le projet déguisé d'une Europe allemande sous protection et tutelle américaine" et, janvier 1950, que la guerre froide rend "l'air politique de plus en plus irrespirable" en Californie, évoquant même, mars 1954, "une Amérique déjà fasciste". Ambiance... À d'autres endroits, c'est délicieusement léger, comme lorsque Adorno commente, chez Mann, tel saisissant "récit de la nuit où s'accomplit l'inceste entre le frère et la sœur", ajoutant que la scène "vous fait vraiment regretter d'être enfant unique". Mais cela, c'est rare. De bout en bout, le ton, et le fond, est d'une grande et belle densité.
12. Theodor Adorno (1903-1969), Le jargon de l'authenticité, 1964, poche Petite bibliothèque Payot, 2018, 267 pages, 9,20 euros, impression CPI (Barcelone), trad. Éliane Escoubas - et il faut bien dire: lamentablement mal traduit, à croire par moments, en comparant avec la traduction anglaise (mille fois à préférer!), qu'ils ne travaillaient pas le même texte. Adorno est certes un auteur difficile, dans l'expression, le vocabulaire, le style et, bien sûr, la pensée. Mais, mais! J'avais gardé en mémoire quelques passages frappants et me contenterai d'en donner un, d'abord dans la version limpide anglaise (poche Routledge & Kegan 2007, trad. Knut Tarnowski & Frederic Will, ici dans ma re-traduction litérale) et, ensuite, à peine compréhensible, la lourde version française:
"Chacun sait qu'il peut devenir objet jetable à mesure que se développe la technologie, aussi longtemps que la production n'est réalisée que pour elle-même; ainsi chacun sent que son travail est du non-emploi déguisé. C'est un moyen d'existence qui a été arbitrairement et révocablement séparé du produit sociétal total, dans le but de maintenir le statu quo."
"Parce que chacun sait que, selon l'état de la technique, il pourrait devenir inutile, aussi longtemps qu'on produit dans l'intérêt de la production, chacun éprouve son emploi comme une allocation de chômage déguisée, un prélèvement arbitraire et révocable sur le produit social total, en vue de maintenir les rapports existants."
On ne peut que plaindre le lectorat francophone.