Lus en février, mi-pluviôse, mi-ventôse, avec les ténèbres faiblement étoilées de son ciel plombé: à quai, sur le pont, embrumés par Turner, c'est en tâtonnant qu'on arrive à trouver refuge auprès de Guillevic et John Berger. Un peu plus loin, à peine moins fantomatique, Gabriel García Márquez. Pour le dur retour à la réelle réalité, vodka sec: Edward Snowden et Emmanuel Todd.
1. Emmanuel Todd (né en 1951), Les luttes de classes en France au XXIe siècle, 2020, Seuil, 367 pages, 22 euros, impression Normandie Roto (Lonrai). Typiquement le livre qui mérite plus qu'un 10-15 lignes de chronique, mais chaque chose en son temps. Todd, j'avais rien lu encore et c'est une recension élogieuse dans le Canard enchaîné (12/2) qui m'y a incité. Ennemi radical de l'euro (cause de l'effondrement de l'économie française, dixit), Todd développe, sur la base d'une foule de tableaux statistiques, les traits saillants de l'évolution (la dégringolade) de la société française 1992-2018. Fil rouge: l'appauvrissement généralisé des classes sociales (hors le top 0,1% qu'il nomme "stato-financier"), y compris au plan éducatif. Il y a beaucoup qui donne matière à réflexion, par exemple sur l'instrumentalisation-diversion de l'antisémitisme par "l'insignifiant" Macron, sur l'annonce d'un nouveau cycle historique introduit/symbolisé par les Gilets jaunes (las! hara-kirisé par son refus de s'organiser) ou sur l'État-omniphagocyte pointé comme partie intégrante de l'actuelle contradiction principale. Mais quelques âneries, aussi, telle l'idée que la Première Guerre mondiale aurait résulté des "idéologies anxiogènes" ou que la création monétaire ne serait que pour partie bancaire (en réalité: environ 90%). Et puis, plaisant ou irritant, en bon Frenchy, ce sens de la formule qui fait mouche: François Holland au "visage de crétin ravi" ou la "mondialisation" caractérisée comme "délocalisation de la classe ouvrière à l'échelle mondiale".
Création monétaire, voir: http://www.econospheres.be/Regard-citoyen-sur-le-mecanisme-de-creation-m...
(*) La recension Canard enchaîné a été déterminante. De même que... le sujet.
2. Edward Snowden (né en 1983), Permanent record, 2019, MacMillan, hardcover, 336 pages, environ 27 euros, mention d'impression: néant. Qu'en dire quand tout le monde l'a déjà lu, ou devrait le faire, par devoir, histoire de renouveler sa carte de membre de l'humanité non soumise? Qu'en dire quand tout le monde sait, ou le devrait, etc. ? Peut-être parce que ce jeune informaticien de type "clean cut All-American kid" (son grand amour, c'est par Internet qu'il commence à "chatter" avec & leur première rencontre physique, c'est en bagnole, lors d'une petite virée sur "sa route préférée", oufti!) qui, mais tout le monde sait, va balancer à la presse toutes les infos nauséabondes de la diplomatie mafieuse & top-secrète des États-Unis auxquelles son emploi à la sûreté extraterritoriale du pays lui donnait accès. D'où, depuis 2013: fugitif, en résidence forcée à Moscou, sa tête mise à prix à l'instar de son collègue plus infortuné Julian Assange: ce qui donne ici à penser, étant donné l'omniprésente propagande anti-Poutine en Occident, c'est qu'il serait au cachot aujourd'hui s'il n'y avait pas eu la Russie: il avait demandé (tout le monde sait?) l'asile politique dans tous les pays d'Europe, qu'une indicible lâcheté des pingouins au pouvoir lui ont refusé (idem avec Assange, bien sûr). À un endroit, Snowden dit que le monde entier est devenu territoire étatsunien et, mis à part la Chine ou la Russie, cela redonne à penser que bien fous sont ceux qui misent encore un centime sur le nain européen. Tout cela pour dire quoi? Juste ceci qu'il faut lire et relire Snowden. Mais ça, tout le monde sait.
(*) Livre offert par ma petite fille. (J'attendais patiemment sa sortie moins onéreuse en poche.)
3. Gabriel García Márquez (1927-2014), Mémoirede de mes putains tristes, 2004, Le Livre de Poche 2019, 158 pages, 7,10 euros, trad. Annie Morvan, impression CPI (France). Une petite merveille que ce mince volume, à offrir à toutes ses petites amies prostituées - là, je plaisante, peut-être. En plus, ou bien j'ai mal lu mais elles n'ont rien de tristes ces travailleuses d'un genre particulier. C'est un livre véritablement joyeux: ce vieux journaliste libertin qui pour ses quatre-vingt ans veut s'offrir une très jeune vierge, et se l'offre, mais attention! juste pour le plaisir des yeux, c'est très pudique et c'est rapidement très amour fou. Qu'est-ce qu'il peut lui offrir? Rien. Et elle: tout. C'est méchamment asymétrique, mais c'est avec ça qu'on fait du roman. (Y compris dans la vie dite réelle, si, si.) Je pense en avoir assez dit.
(*) Quand j'ai croisé ce titre irrésistible, fallait évidemment que je me procure.
4. John Berger (1926-2017), Photocopies, 1996, Bloomsbury paperback, 1997, 180 pages, 14,80 euros, impression CPI Group (UK, Croydon). Berger, on achète les yeux fermés. C'est le garçon qu'on aurait aimé avoir pour père, frère, oncle, camarade, compagnon de cellule, guide de rêveuses randonnées... Ici, de brefs billets, des instantanés à très gros grains comme indique le titre: photocopies de photocopies de moments mémorables (et on ne peut qu'envier sa faculté de multiplier les rencontres à haute teneur spirituelle). Cette femme par exemple qui préfère la fréquentation des animaux: "Elle connaît leurs secrets, qui ne sont pas des secrets pour eux, mais des secrets pour nous." Cette autre femme entr'aperçue dans un bus entre Dublin et Derry, dont l'expression du visage lui rappelait celui du lion de l'évangéliste Marc, "en même temps souriant, blessé et un peu moqueur." Ce viel ami, berger, mourant, attendant la fin dans des alpages qui touchent au ciel: à cette hauteur, "Les lois de probabilité se modifient. Parfois les sapins semblent s'être arrêtés de marcher." Il y a un écrivain sur 10.000 qui sait écrire ainsi. Que dis-je: sur 100.000, 10.000.000...
(*) Trouvé au "shop" Bozar (recommandé!). Berger, c'est achat automatique.
5. Erri De Luca (né en 1950), Une tête de nuage, 2016, Gallimard 2018, 95 pages, 9,45 euros, trad. Danièle Valin, impression Floch (Mayenne). C'est une histoire de Jésus, une manière d'exégèse romanesque. D'évidence, le personnage exerce toujours une fascination sur un grand nombre de gens. Pour qui n'y voit que curiosité clinique, il est dur de s'accrocher. Mais De Luca renverse plaisamment les perspectives, en donnant par exemple Marie comme ostracisée pour avoir été grosse d'une relation adultérine, et partant contrainte à l'exil. Mais pour le reste, ruminations hébraïques. Pas mon truc.
(*) Une amie m'avait fait découvrir De Luca avec bonheur. Mais les religiosités...
6. Michael Dillon (sorti d'unif en 1972), Zhou Enlai, 2020, Bloomsbury & B. Tauris, 302 pages, 31,90 euros, impression: aucune donnée. Sans doute le premier livre que je lis où le texte entier consiste en un empilement de notes de bas de page, avec effet déroutant parfois: l'essor du non-alignement à Bandoung en 1955 est évoqué en 9 lignes page 180, repris sommairement deux pages plus loin et, après un nouvel intermède, conclu quatre pages plus loin sous la forme d'un essai de "legs historique" - qui n'en dit rien ou presque. Dans cette biographie pédante strictement chronologique (où, de manière assez téléphonée, Zhou est contrasté à Mao comme le technicien modéré aimable à nos us et coutumes), les aperçus éclairants ne manquent cependant pas. Comment faire du neuf avec du vieux (appareil d'État) en 1949, par exemple, hé bien notamment en organisant des réunions au sommet de l'administration une fois par semaine (carrément!), ou sur les manœuvres souterraines de la CIA au Tibet, ou encore sur la famine 1959-1961 dont l'hécatombe était de signature plus naturelle que politique. On range soigneusement parmi les bouquins de référence servant à recouper l'information.
(*) Sur les étals de la librairie Sterling. Le titre, forcé, fit clic.
7. Calderon, don Pedro de la Barca (1600-1681), La vie est un songe, 1936, éd. Esaias Edquist, Upsala, 1870, trad. vers le suédois Theodor Hagberg, 143 pages, 8 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje). Lire un des grands dramaturges européens (Espagne) en suédois, qui plus est dans ses habits du 19ème, avant "modernisation": la République des Lettres méconnaît les autoroutes commerciales et, là, c'est parce que l'ami bouquiniste me l'a fourré entre les mains: J'ai un truc en suédois pour toi. Bon, mais délicieux, Calderon avec sa prose versifiée (on salue au passage le traducteur), et cette tragédie, qui imagine un prince jeté au cachot dès la naissance pour parenticide (la mère n'avait pas survécu à l'accouchement et c'est faute à bébé), est toute élévation, stylistique et morale. Le fil conducteur est donné par le titre et n'est pas sans affinité avec le rêveur se prenant pour un papillon, à moins que ce ne soit l'inverse. C'est une succession d'envolées stratosphériques, cette célébration de la lune, par exemple: "Dites-moi, que reste-t-il au soleil, / Lorsqu'elle se lève au jour?" (certes, ici, traduit en français de l'espagnol via le suédois). On range à côté de Shakespeare, cousinage oblige.
(*) Comme indiqué, c'est du main-à-main.
8. Hélène Gestern (née en 1971), Un vertige, 2017, Folio 2019, 99 pages, 6.30 euros, impression Novoprint (Barcelone). Achat aléatoire. Je cherchais un petit livre à offrir et le thème (l'amour obsessif non payé en retour) me semblait indiqué. Ça se lit, et assez vite, ne laissant aucun souvenir mémorable si ce n'est la tendresse et le deuil, dans un chapitre, manifestés à l'égard de deux petits chats mourants du cancer. Je ne pense pas que ce soit sorti de l'imagination de l'autrice.
(*) Achat Monopoly.
9. Ismail Kadare (né en 1936), De versteende bruidsstoet, 1983, Van Gennep 2000, 157 pages (troqué bouquinerie Vieille Chéchette), trad. Roel Schuyt, impression Koninklijke Wöhrmann (Zutphen). Lire un auteur albanais en traduction néerlandaise, pourquoi non? D'autant que ce jour-là, il n'y avait que celui-là en rayon, et je voulais un Kadare. Situé au Kosovo avec, en arrière-plan, un soulèvement irrédentiste sauvagement réprimé, c'est tout le drame ethnico-fratricide de cette région qui est mise en scène au travers d'interminables interrogatoires bureaucratiques visant à identifier les meneurs de la nuit d'émeute. Voilà qui nous replonge quelques décennies en arrière. Il faut faire cela de temps à autre.
(*) Des fréquentations albanaises m'y ont incité, mais on m'a dit que je devrais voir sa poésie.
10. Barbara Cassin (née en 1947), Éloge de la traduction - Compliquer l'universel, 2016, Fayard, 247 pages, 21,30 euros, impression Dupliprint (Domont). Cela fera le énième Cassin en peu de temps et la liste est loin d'être close. Philosophe et helléniste, comme il ressort du titre à deux étages, l'autrice est une compagne de lecture d'un commerce bien agréable, tant elle se meut avec aisance dans le petit monde de la pensée antique, le rendant, pour un peu, familier. Quoique ici et là appesantie de trop de subtilités venant couper les cheveux en quatre dans le sens de la longueur, cette promenade érudite dans les allées du langage (chaque langue, une vision du monde) donne à penser, et particulièrement sur la prétention des mots à faire corps avec le véridique: comme elle dit avec à propos: il n'est de vérité que "pour" (ceci ou cela). Est mis ainsi en scène la polémique entre relativistes et universalistes, entre "cosmopolites" et nationalistes, son cœur allant à la première branche. Est plus gênant, et elle n'est pas la seule dans ce cas, son parti pris, mû par l'actualité, pour l'utopie des frontières ouvertes, qu'on sent émotif et qu'on voit très superficiellement et mal étayé: cela mérite une analyse plus longue: un de ces jours, sans doute. Ah! mais impossible de terminer sans cette délicieuse citation, qui n'est pas d'elle mais qu'elle a repérée chez Hegel: "tous ceux qui entendent persister dans l'idée de la différence de l'être et du rien feraient bien de se mettre en demeure d'indiquer en quoi elle consiste". Mais où sont passés les penseurs d'antan...
(*) Cassin est devenue une habituée de ma petite république des lettres.
11. Rimbaud, Verlaine, Cros & Cie (nés il y a longtemps), Album zutique & Dixains réalistes, 1871 & 1876, poche GF Flammarion 2016, 300 pages, 8,50 euros, impression Novoprint (Barcelone). Ce n'est pas ici qu'on trouvera du paradisiaque littéraire mais, bien plutôt, une époque, et quelle époque! En un sens: proto-dadaïste, contre le Parnasse à col monté, contre la médiocrité qui s'est établie ordre régnant, un Verlaine, jouant de l'alter-proudhonisme, clamant que "La propreté, c'est le viol". Les joyeux membres de l'éphémère club zutiste affectionnait le pipi-caca priapique (du moment que ça emmerde les bourgeois, aurait dit Brel) et cela donne des poèmes à la gloire du trou de cul ("c'est le tube où descend la céleste praline"/Mérat), du populo-poétique ("Oh! qu'c'est chic, d'la belle poisie. (...) J'l'aim' comme un cul aim' son étron"/Richepin) ou du galamitias adrénaliné ("lévitiques / un fauve fessier / matiques / enou grossier"/Rimbaud). En plus, parfois, ça ne manque pas d'une séduisante moiteur insolite: "Dans les douces tiédeurs des chambres d'accouchées"/Cros. Ajouter un format scolaire avec index, présentation, chronologie, fiches d'auteurs, bibliographie, si on n'a pas capté après ça, vaut mieux se tourner vers le dessin. Mention: bonne prise.
(*) Ah bon ben! Rimbaud! Et dans le mauvais genre Gilets jaunes: zutisme. Dire Zut, y faut.
12. Guillevic (1907-1997), Possibles futurs, 1982-1994, poche Poésie Gallimard 2018, 199 pages, 7,50 euros, impression Novoprint (sans doute Espagne, moins cher). Il a entre 75 et 87 ans quand sa plume trace ses lignes, le viel homme et la mer du néant chatoyant. Célébration du soir: "Les flaques d'eau / S'occupent à faire le mort." Célébration de l'aimée: "Je ne sais pas pourquoi / Lorsque tu es absente / Je vois de l'arbre." Mais encore: "Où est la montagne / qui aurait la passion / Dont parlent ses genoux?" Célébration du silence: "Les bruits? les vaincre, / Les éloigner, les oublier, / C'est tout mon savoir / D'éteignoir de bruits." Hymne à la vie, leçons de vie.
(*) Guillevic, je crois que c'est Badiou qui a mis en exergue, mais c'est de mémoire et je peux me tromper; il demeure que Guillevic est scandaleusement peu présent dans les librairies. On démarre une pétition?