Lu en mars, pas grand-chose. Il y a des mois comme cela, quelques fois par siècle. Confinement oblige, on sort tout le temps, et marcher ou véloter en lisant: hasardeux. À la fête, néanmoins, Godard, Flaubert & Bury. Le reste? Même pas de la littérature.
1. Jean-Luc Godard (né en 1930), Des années Mao aux années 80, 1985, rééd. poche Champs Flammarion, 2017, 183 pages, 8 euros, impression Dupli-Print (Val d'Oise). Que diable faisait Jean-Luc entre 1972 et 1975, et encore plus mystérieux, entre 1975 et 1980? Malgré l'air de continuité chronologique suggéré par le titre, ce recueil de dix-sept textes avance par blocs, avec de gros blancs entre. Ceci est à voir comme une remarque de script-girl, ou de gratte-papier qui de sa fenêtre observe tout avec ses jumelles, minute par minute. Hum, hum! fâcheux, ces trous. Soyons un chouïa sérieux. Godard, c'est la première fois que je lis. Eh bien, pure joie. Primo, de faire une petite incursion au temps avant que le couvercle ne s'abatte tel un porte-avions sur la tête. Secundo, Godard, c'est une tête et ce sont des mots qui ne ressemblent à nul autre, un peu comme John Berger ou Isaac Babel, des gens - c'est rare - qui pensent et parlent sans emprunts, sans ânonner le mille fois entendu. Et révolutionnaire avec cela, regard acéré. Pour couronner, lettré de la vieille école, il passe d'Eisenstein à Brecht à Aragon à Castro à Hitchcock à Descartes... J'ai tellement coché en marge que l'embarras du choix devient écrasant. Sur la Méthode, ce sont les trois leçons de Lénine: n°1, apprendre, n°2, apprendre et n°3, apprendre. Sur la misère de salariat: "on préfère un plaisir con à un travail con." Sur le cinéma, c'est "envoyer vingt-cinq cartes postales pas seconde à des milliers de gens". Sur les petits faits du quotidien réel qu'il souhaite filmer, "par exemple, une petite fille qui vous dit «Est-ce que toutes les petites filles ont un trou?»" et la réponse qu'il lui aurait faite: "Oui, c'est par là que sort la mémoire." Quand je dis qu'il s'exprime et pense comme nul autre, hein! Sans parler des pages superbes reproduisant une lettre ouverte "bande-son" à Jane Fonda qu'il avait choisie pour son film sur la guerre du Vietnam (Tout va bien, 1972), méditation de trente pages sur une photo de presse mettant en exergue l'actrice entourée de combattants vietnamiens habitant Hanoï et que L'Express, en la publiant, rend illisible: non, ce n'est pas l'actrice américaine qui "parle" aux habitants, elle les "écoute". Comme quoi, la propagande bourgeoise arrive même à nier l'évidence de ce que montre une photographie. Godard, on va en lire d'autres. Et se procurer l'intégrale en DVD.
2. Daniel Lang (1913-1981), Stockholm 73, éd. Allia 2019, 109 pages, 7,50 euros, trad. Julien Besse, impression en UE (sic). Paru à l'origine sous la plume du journaliste dans The New Yorker en 1974, ce reportage au long cours relate le hold-up avec prise d'otages d'une grande banque de la capitale suédoise, donnant lieu assez rapidement au terme de "syndrome de Stockholm", car les trois jeunes employées de banque qui resteront aux côtés du duo braqueur durant six jours à l'intérieur de l'agence, cernée par une armée de policiers et sous les projecteurs des télévisions, hé bien, ces jeunes femmes sans histoire se prendront d'affection pour leur gentils geôliers... Une énigme pour les policiers, à tous les échelons! La retranscription de l'échange téléphonique de l'une d'elles avec le Premier ministre Olof Palme cherchant en vain à le convaincre de plier devant les exigences des jeunes bandidos et les laisser partir avec eux dans la Ford Mustand mise (de façon piégeuse) à leur disposition devant la banque: "Mais je vous en prie, cher Olof, c'est de ma vie qu'il s'agit." La supplique se heurtera à la raison d'État, la peur du précédent. On lit ça avec le café-croissant.
3. Gustave Flaubert (1821-1880), L'éducation sentimentale 1869, Presses Pocket 1989, 519 pages, 1 euro (bouquinerie Croix Rouge), impression Maury-Eurolivres (Manchecourt). D'évidence, la chose qu'il faut avoir lue. Donc, on lit, avec ce sentiment du devoir accompli un peu laborieux bien connu des critiques littéraires et des écoliers. Irai-je jusqu'à dire que je ne me suis pas gondolé. Jusque-là, j'irai. Boy meets girl, et ça sur plus de 500 pages. Quoique, ce bon Gustave qui écrit sur l'Amour Impossible Grand A, alors que lui, vieux garçon solitaire ronchon, ça ne manque pas d'être piquant. Ce sont les faits (révolus) d'une société (inhumée) qui font ici le croustillant. La maman de Boy (bourgeoise de province, désargentée) qui "reçoit" trois fois par semaine (espoir d'un bienfaiteur à la clé). Les dîners mondains où on a le choix entre dix sortes de moutarde. Les intérieurs cossus "tout tendu de perse, avec des girondoles en cristal contre les murs". Ces métiers qui font rêver: "brodeuse en or pour équipements militaires". Et, puis, air connu, il sait écrire, Gustave. Échantillon: ces femmes passant en rue "avec une mollesse dans les yeux et ce teint de camélia que donne aux chairs féminines la lassitude des grandes chaleurs." Oufti! On termine sur une note genre étude du genre? C'est qu'il est patent que toute l'histoire de cet amour impossible grand A est vue et narrée par Boy. Comment Girl, dans son for intérieur tourmenté, vit cela, pas un mot, mystère et boule de gomme. On s'en fout, évidemment. C'est du roman.
4. Benoît Duteurtre (né en 1960), Les dents de la Maire, 2020, Fayard, 178 pages, 18,80 euros, impression: "en France" (sic). En général, il est agréable, l'empêcheur de penser idiot Duteurtre. Mais, là, pamphlet de circonstance à-la-vite, en plus, en ratant le "timing": ce petit massacre visant à déboulonner la maire de Paris Anne Hidalgo (gauche bobo) aux municipales, vu leur report virologique, c'est un coup dans l'eau. Rien à redire sur le fond, la "festive" Hidalgo est aussi calamiteuse que ses pairs de la gaugauche américanisée. S'étonner après que Trump & Cie fassent un tabac, lui et ses beaufs qui ont un tout petit plus compris que le quidam-de-la-rue, ça l'agace, mais didju ce que cela l'agace les élites citadines qui veulent leur bien en faisant tout le contraire. Ah! mais je me suis laissé emporter, là. Promis, on va se calmer.
5. Ernest Pirotte (1922-2005), Le petit panthéon d'Ernest Pirotte, 2003, éd. Daily-Bul (La Louvière), 85 pages + CD, 11 euros (bouquinerie Fanny Genicot), impression Clerebaut (Uccle). Une note ragaillardisante pour terminer. De son vrai nom, Pol Bury, Pirotte est excellemment présenté par le préfacier André Balthazar: "un grand homme de petite taille". Et avec ça, poète, sculpteur, cinéaste et à ses heures littérateur quasi oulipopien. Sont réunies ici de courtes biographies dadaïstes de gens connus et moins connus. Exemple: André Malraux, "Genre d'aphone maniéré au regard macadamisé et à la démarche cuicuitante." Ou Jean Genet: "Devenu pape, il imposa aux Chartreux la cuculle." Ou André Breton: "Héros de la guerre 14-18, il fut longtemps considéré comme un des meilleurs poètes mineurs de son temps." D'évidence un petit livre qu'on lit à son chat, ou vice versa.