Mort, Bossuet, mort Marc-Aurèle, mort Jean Salem, mort Louis Guilloux, mort Charles Cros, morte, ma tendre petite créature et camarade de vie. Il est vrai, Debray tient bon, Cassin, aussi, et moi de même, avec cette chétive moisson de lectures des Ides de mars..
1. Charles Cros (1842-1888), Le coffret de santal, environ 1873, poche Poésie/Gallimard, 2010, 217 pages, impression CPI Bussière (Saint-Amand). Descendu de ma bibliothèque pour relecture. Il chante beaucoup la Femme, désirée, souvenue, enlacée, mais Charles Cros fréquentait aussi, avec Rimbaud, des réunions "zutiques", association poétique qu'il a présidée. Saperlotte. Son style est aérien - sa plume, par exemple, qui glisse sur le papier "avec des cris d'hirondelles". Son vocabulaire est chatoyant - ses "niélé", "joubarbe" et "pituité"... Mais ce qui m'avait d'emblée charmé, c'est, tel un refrain hypnotique:
Moi, dix-huit ans. Elle, seize ans.
Parmi les sentiers amusants
Nous irions sur nos alezans.
(Court poème qui chute sur un contrepoint: "Les âmes dont j'aurais besoin / Et les étoiles sont trop loin. / Je vais mourir soûl, dans un coin.")
2. Marc-Aurèle (121-180), Pensées pour moi-même, environ 170-180, poche Garnier-Flammarion, 1964, 200 pages, trad. Mario Meunier, imprimerie-reliure Mame, 2 euros. Il y a quelque chose de fascinant à lire ce vieux camarade de classe décédé qui, environ cent ans avant que le christanisme ne devienne religion d'État, mentionne cette "secte" comme broutille en passant et, plus encore, donne à voir le renversement total du regard sur le monde, en gestation: chez Marc-Aurèle, c'est "la nature qui donne et reprend tout", non le "créateur" sévère trônant aux cieux. C'est une méditation sur le brièveté et la futilité de la vie ("songe et fumée"), sa philosophie, stoïcienne, est faite de modération, de tolérance et de tempérance, guidée, bien sûr, par les "lumières" de la Raison. C'est une lecture qui redonne plaisir à fréquenter le genre humain. Avec, ici et là, de bien jolies images, telles celle de l'intelligence, empruntée à Empédocle: elle est une "sphère parfaitement arrondie".
3. Régis Debray (né en 1940), L'Europe fantôme, 2018, coll. Tracts (n°1), Gallimard, 45 pages, 3,90 euros, imprimé Aquarelle Graphic (Noisy-le-Grand). On n'apprendra à personne que Debray n'est pas un grand fana du grand bidule européen (souvent erronément baptisé (l')Europe, comme dans ce pamphlet), joliment caractérisé ici comme le (grand) machin "où l'on vote à un niveau et où on décide à un autre". C'est donc le numéro un d'une nouvelle collection (format léger, papier wécé) censée faire débat, ces "tracts" faisant suite à ceux que Gallimard semait dans les années 30 sous les signatures de Gide, Romains ou Giono. D'aucuns jugeront piquant que la "crise" des migrants/exilés ait fait redécouvrir, en Europe (lire: l'UE), le charme des bonnes vieilles frontières: pas chez moi, merci. D'autres vont savourer les néologismes eurosceptiques qui égaient ces pages: "européïsme", "eurotopie", "Françamérique", "irrealpolitik"... Ils valent programme.
4. Pierre Chiroux (bio inconnue), Manuel de rhétorique - Commen faire de l'élève un citoyen, 2018, Les Belles Lettres, 215 pages, 17 euros, imprimerie Laballery (Clamecy). Apprend-t-on encore la rhétorique à l'école? Et là, on allait presque dire: y apprend-t-on encore à penser? Pierre Chiron veut encore y croire (genre: demain, peut-être), malgré "l'oppression - très réelle - exercée aujourd'hui par la culture industrielle". Le savoir n'est pas au bout d'un clic.
5. Jean Salem (1952-2018), Lénine et la révolution, 2006, éd. Encre Marine/Belles Lettres, rééd. 2016, 143 pages, 19 euros, imprimeur non mentionné. Ceci n'est très nettement pas un livre pour ce que le regretté Salem nomme "la drôle de gauche", celle, "autophobe", dont il dit qu'elle "paraît" (ça, c'est gentil) aujourd'hui "tout déduire de l'idéologie dominante - ses catégories, ses évaluations et jusqu'à ses tics, ses références les plus lancinantes, en un mot: ses réflexes". Quiconque se sent étranger à la "drôle de gauche" prendra un plaisir intense à lire ce petit Salem qui rappelle bien utilement, avec Marx que "La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle." À placarder format A3 là où tombe le regard au réveil: café serré, noir, avec un zeste de vodka. L'opuscule est divisée en trois paries, avec une introduction valant épitaphe de notre sinistre époque, suivie d'une exégèse des leçons de "l'imprononçable" (car enemi de tous nos enemis) Lénine (rappelant notamment que l'État n'est jamais que l'exécutant des "réformes" voulues par la bourgeoisie et que la prise de pouvoir est l'alpha et l'oméga d'une "transition" écologique et sociale bien comprise), pour terminer en beauté sur ce que Salem, en dix minutes de temps, choisit de nous laisserait en fraternel héritage sur le chemin escarpé de l'émancipation dans un univers étouffé par une "crétinisation générale". C'est une manière d'ABC - de quoi? je vous laisse imaginer.
6. Bossuet (1627-1704), Sermon sur la mort et autres sermons, 1662, poche Garnier-Flammarion, 1970, 185 pages, 3 euros (bouquinerie Plume de Paon), imprimerie Mame. Bossuet n'est pas un rigolo quoique, dans ces sermons, ses "Ha!" ponctuant l'exhortation le rendent presque familier, façon tonton ronchon. Mais c'est vraiment un autre temps, loin de Marc-Aurèle, loin de nous: cette préoccupation pour l'Éternité (majuscule), l'Au-delà (notre néant), etc. Dire qu'on pensait comme ça... Mais vrai, comme entendu je ne sais plus où, c'est une belle langue. Savait causer, Bossuet.
7. Louis Guilloux (1899-1980), Chroniques de Floréal 1922-1923, éd. Héros-limite, 2018, 204 pages, 20 euros, imprimerie Floch (Mayenne). Très honnêtement, ce n'est pas très bon. Le grand Guilloux n'est pas encore le grand Guilloux, il a juste vingt ans et quelque et ses billets de flâneur pour la revue Floréal (1919-1923) ont l'arôme des vieux albums de photos d'un parent lointain à peine connu. On feuillette un peu, puis on range.
8. Jean-Claude Milner (né en 1941), Introduction à une science du langage, 1989, poche Essais/Seuil, 1995, 315 pagesn 14,30 euros (achat en ligne Gilbert Joseph), impression Hérissey (Évreux). Acquis et lu professionnellement, comme on dit. C'est d'une lecture très ardue. La rigueur sans faille de l'analyse est une bienfaisante leçon invitant à la modestie et, pour utiliser les mots de Milner, une belle mise en garde contre les "bavardages romanesques" qui pavoisent au hit-parade des meilleurs ventes de l'industrie culturelle. Ici et là, le phrasé devient charmant, comme lorsqu'il écrit qu'une locution donnée "sténographie une proposition dont [elle] est [elle-même], en mention, le sujet." Voilà qui indique en même temps que Milner, il faut relire à deux ou trois fois pour que sédimente le sens.
9. Barbara Cassin (née en 1947), Quand dire, c'est vraiment parler, 2018, Fayard, 248 pages, 21,70 euros, impression Dupli-Print (Domont). Acquis et lu professionnellement aussi çui-ci. Cassin, depuis peu élue à l'Académie et en sympathie avec Badiou, scribouille très sérieux sur les labyrinthes du microcosme linguistique. Zavez jamais entendu parler de la logologie? C'est Novalis qui a estampillé et cela renvoie à l'acte de "parler pour parler" (ni "constatif", ni "exhortatif", ni, ni, ni). Elle-même en crée un autre qui vaut d'être retenu: "défétichisation", soit l'acte de ne pas prendre les vessies (du blabla néolibéral) pour des lanternes. Sur les "newspeak" orwellien dont chaque mot englue la pensée, elle rappelle utilement que c'est loin d'être neuf: Thucydide (5e avant notre ère) notait ainsi au sujet de la guerre civile Sparte-Athènes qu'elle était aussi guerre des mots: "On changea jusqu'au sens usuel des mots par rapport aux actes dans les justifications qu'on en donnait." Quand on tue aujourd'hui, par exemple, on "neutralise"; quand on occupe un territoire étranger en terrorisant à la soumission la population, on "pacifie". Etc. Il y a continuité.