Saint Badiou. Monseigneur Montaigne. Tovarich Ortiz. Recrue Jonquet. Docteur Valéry. Camarade Handke. Archange Kojève. Et d'autres...
1. Sergueï Essénine (1895-1925), La Ravine, 1913, Éditions Héros-Limite (Genève), 2017, trad. Jacques Imbert † 2011). À juste titre acclamée dans la presse, cette petite chose féerique, écrite lorsque l'auteur n'avait que 18 ans, est de celles qui méritent un bouche-à-oreille fanatisé. Poète, Essénine (grâce à son regretté traducteur) envoûte. Exemple parmi d'autres: "Le matin, lavé de neige, lança par la fenêtre les éclats de rire d'un soleil rouge sang." Il en va de même du récit, des portraits et des trajectoires d'un peuple villageois, paysans et chasseurs, les uns comme les autres farouchement irréductibles. On a même droit à un peu de lutte de classes lorsqu'un gros propriétaire expropriateur se fait trucider par le village entier, dont l'aîné se dénoncera pour éviter aux autres les foudres d'une justice acoquinée aux riches. À celle-là, d'une seule voix, les paysans clament leur mépris: "Déporte-nous où tu veux, pour nous c'est du pareil au même. Pour certains, c'est la Sibérie, mais pour nous c'est la mère patrie." Envoûtant, on l'a dit. Essénine s'est pendu un 21 décembre 1925. Il n'avait que trente ans.
Sur l'auteur, on lira (en anglais): http://www.sovlit.net/bios/esenin.html
2. Shakespeare (1564-1616), King Henry VIII (roundabout 1613), Oxford University Press, 1999, paperback 2000, 2008 reissue. Took to (buying &) reading this one some time after seeing Kevin Billington's superb BBC1979 production, starring Claire Bloom as poor Katherine of Aragon ("Alas, I am a poor woman friendless, hopeless") and Timothy West as the cunning Cardinal Wolsey. It's a play well worth reading (and seeing). King Henry, tormented by "the wild sea of my conscience", at times very sharp in his judgement, for instance when he sees through Wolsey's words of flattery: "'Tis well said again / And 'tis a kind of good deed to say well. / And yet words are no deeds." It's a sad tale that Griffith, the queen's gentleman usher, sums up neatly: "Men's evil manners live in brass, their virtues / We write in water."
3. Véronique Decker (contemporaine), L'école du peuple, 2017, éditions Libertalia. Il s'agit d'une série de courts billets invitant à une plongée dans la déglingue de l'enseignement en France. Directrice d'école à Bobigny dans la cité Karl Marx, banlieue rouge de Paris, ses élèves ne relèvent pas des "catégories sociocultivées" mais du quart-monde des migrants échoués (pas un seul, dit-elle, qui n'a pas des parents récemment immigrés): ce n'est pas la couleur de la peau qui les désigne mais, "pauvres de souche", l'obésité, et plus tard l'absence dee dents. Enseigner, transmettre des savoirs dans de telles conditions... On ne peut que saluer l'héroïsme de ces petits soldats du combat culturel de la dernière chance, car elle y croit, Véronique Decker, se dépense sans compter, mobilise des trésors d'attentions personnelles pour sortir ses petits du trou dans lequel tout les enfonce. Il faut lire Decker et, tout de suite après:
4. Thierry Jonquet (1954-2009), Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte, 2006, réédité en poche Point Seuil, 2016. Jonquet, lui, n'y croit pas, c'est l'envers du décor, sa banlieue est pourrie jusqu'à la moëlle, aucune perspective de rémission: une mafia, moitié arabe, moitié slave, fait la loi dans les HLM et, des bandes de voyoux, dans la rue, la police n'ose pas entrer, les pires fantasmes antisémites circulent sur les résaux asociaux, la séduction djihadiste est l'air qu'on y respire, et l'école est un dépotoir - car ici, aussi, il y a une école où même le plus éveillé des traîne-smartphone va se faire broyer. Jonquet, c'est le roman noir nouvelle vague, années seventies, aussi cynique et cruel que la société qui l'a fait naître. Le titre du bouquin est tiré de Victor Hugo, 1871, évoquant les "ignorants, (...) incléments", devenus tels parce que rejetés par une cité sans fraternité. Roman bien troussé, soit dit en passant.
5. Elizabeth Smart (1913-1986), By Grand Central Station I Sat Down and Wept, 1945, Fourth Estate reprint, 2015. To some, a cult book. Part of its appeal is that the narrated love affair is of the true story kind. This really happened! A woman falling madly love with a poet through the chance-meeting with a slim volume found in a bookshop, then arranging for him to leave Japan for the US, bringing along - er - his wife, & that's how the whole very hot affair started. Some woman, some story! It's told in so called poetic prose, high-strung as hell. On the inner flap of the pocket book reprint, there's a photo of Elizabeth. She rather looks like her quaintly demented writing style. Worth trying.
6. Marcel Jouhandeau (1888-1979), Carnet de l'écrivain, 1957, Gallimard NRF (6€ aux Petits Riens, pages jaunies qui s'effritent aux bords en parfumant les narines de draperies délicieusement moisies). Jouhandeau, catholique, pédéraste repenti, antisémite occasionnel, en sus perçu comme "collabo" (il qualifie dans ces pages la Libération de "moment tragique"), est-il bien fréquentable? Question stupide. Tout texte informe. Sur l'esprit du temps, par exemple. Quand Marcel, en 1915, se met à l'étude approfondie du grec, peu après, il lit "Platon à livre ouvert". Pas sûr qu'il y en ait beaucoup qui ferait cela en 2015, cent ans plus tard. Ou quand, chez la crémière, il discute avec elle de grammaire et de l'usage correct des mots et du bon français. C'est un siècle qui a disparu. Essayez un peu dans une grande surface... Et puis ces aperçus de la vie d'autrefois: dans la Creuse, il n'était pas rare autrefois pour une famille pauvre de louer un châtaigner, pour l'ombre, l'été, pour les fruits, à l'approche de l'hiver. Tiens! à propos de l'odeur que dégagent ces vieilles pages: de pommes gâtées mêlées à la rosée de feuilles mortes, peut-être.
7. Montaigne (1533-1592), Textes choisis, (tirés des Essais, 1588), Librairie de l'Université, Egloff, Fribourg, collection Le Cri de la France, 1944. Choisis par Edmond Gilliard pour cette délicieuse édition, vieille de plus de 70 ans, ces textes forment une agréable porte d'entrée au vieux sage. Dépaysement garanti, le 16ème siècle! Le rapport à la mort, par exemple, qui est "le but de notre carrière", et qu'il convient, dit Montaigne, "d'apprivoiser"... Ou ses mots, tellement actuels, sur l'insoumission: au sujet des grands de ce monde, note-t-il, "Toute inclination et soumission leur est due, sauf celle de l'entendement; ma raison n'est pas duite à se courber et fléchir, ce sont mes genoux." Ou encore sa vision du monde, il "n'est qu'une branloire pérenne (...) la constance même n'est autre chose qu'un branle plus languissant." Ajouter le charme des mots anciens, tombés en désuétude mais qui ne demandent qu'à être ranimés: "la contexture des choses", "notre peine et mésaise", l'ironique "s'embesogner" ou encore, parant nos pensées de quelque modestie, ces "pensements" que nous voudrions spirituels. Montaigne, c'est un bain de jouvence. Mieux: lire des choses anciennes est un moyen infaillible pour voir à quel point la production contemporaine est idéologique.
8. Jean-Michel Delacomptée (né en 1948), Adieu Montaigne, 2015, Livre de poche biblio essais, 2017. Acheté pour m'instruire un peu. Cela situe un peu l'époque. Un âge où tout le monde causait latin, malgré l'ordonnance de Villers-Cotterêts, 1539, qui imposait le français pour tout acte judiciaire ou administratif. Delacomptée rappelle que le monde de Montaigne était fait de trois "bulles", celle de Dieu, celle de la nature et celle de l'homme; sage précepte, qui fait dire à Montaigne que "Une fois cet axiome établi, Dieu vaquait à ses affaires, l'homme aux siennes, dans une totale indépendance." Mais pourquoi cet "adieu" dans le titre? Là, Delacomptée cite Stefan Zweig: "notre époque déserte les livres, vit le nez plongé dans son miroir", et ce n'est pas le triste environnement idéologique de l'acculturation contemporaine qui y offrira un démenti: "L'Occident a répudié la poésie. Il l'a expulsé de l'école, des enceintes officielles, des cérémonies nationales, des médias, de tout le champ public." Verdict clinique.
9. Louise Erdrich (born 1954), The Plague of Doves, 2008, HarperCollins, 2008. This book was given to me by a very dear friend. One of the best ever, he said. Well, partly, it's a matter of taste, of the time, too, when you set yourself to penetrate a book. At one time, I loved Herman Hesse; today, I'm not so sure. Erdrich, in my mind, is not far away from Cormac McCarthy, the same kind of US magical realism, a celebration of a nation without a past, only dreams of shipwrecked lost souls. It tells the story, North Dakota, of a large set of indigeneous Americans (exiled on home turf) and their often violent dealings with the "white folks", the trashy kind. It's well written. There are quite a few endearing moments, such as when one grumbling redskin would rather burn in hell than kneel to the Bible: "We put our faith in a merciful hell." Glimpses are the best thing literature have to offer.
10. Peter Handke (né en 1942), Les coucous de Velika Hoča, 2009, La Différence, 2011. Dans cette petite chose (77 pages), Handke se mue en reporter de la contre-information pour raconter la vie dans une enclave serbe du Kosovo (situation d'exil intérieur) où il séjourne de juin à décembre en 2008. Handke est plutôt pro-serbe, ce qui ne lui a pas valu des cadeaux d'une presse européenne majoritairement atlantiste et aux ordres de l'Otan. Ce sont des histoires de réfugiés, c'est aujourd'hui fort à la mode, mais ceux-ci sont un peu spéciaux, il est vrai: réfugiés sur leur propre terre natale. Handke raconte avec plein de tendresse.
11. Paul Valéry (1871-1945), Regards sur le monde actuel, 1945, poche Gallimard collection Idées, 1964 (Oxfam, 2,5€). Ce sont des écrits qui s'échelonnent, certains sont de 1895, d'autres tout près de l'année de parution (et de la mort de Valéry), la plupart étant des années trente. Il y a ici à boire et à manger. Des fulgurances et puis de banals propos de Café du Commerce. Le "monde actuel" de Valéry ne l'est plus tellement, quoique... Quand il parle, en 1938, des "lois successives" dont beaucoup "restreignent le domaine des possibilités de chacun", il reste, aujourd'hui, plus que jamais dans le vrai. Même chose quand il dit, dans ses Notes sur la grandeur et la décadence de l'Europe, sans doute près de 1945, que "L'Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine. Toute sa pratique s'y dirige." Schuman, Spaak, Monnet & Cie, ce n'était pas vraiment son truc.
12. Eric Gill (1882-1940), On typography, 1931, Penguin Classics reprint, 2013. For book lovers, this is a gem. Gill was a sculptor, an engraver, printmaker & creator of typefaces, many of which bear his name. Above all: an artist and, you might add, a man of the olden times, when machines hadn't yet taken over. Standardization is what he loathes, as well as its faithful companion, commercialism: "the human race is degraded by industrialism", says he, whereas true esthetics does but consider one thing, "what is holy". Take note.
13. Alain Badiou (né en 1937), Métaphysique du bonheur réel, 2015, Presses universitaires de France, Quadrige, 2017. S'il est une chose qu'on doit aimer chez Badiou, c'est qu'il se fout des modes. Il trace son propre chemin. Critique acerbe de notre temps obscur, il offre ici un concentré de son projet philosophique, sans modestie excessive: esquissant les trois grands courants de pensée contemporains (les forteresses phénoménologique, analytique et post-moderne), il en ajoute un quatrième, le sien. Saperlotte. Un concentré et un raccourci, ce petit livre (88 pages) se présentant comme une sorte de quintessence de sa trilogie "d'écriture-pensée" qui va de la Théorie du sujet (1982) aux Logiques des mondes (2006) en passant par L'être et l'événement (1988). Autant dire: Badiou est un auteur difficile. Mais le citoyen critique sera récompensé de sa peine. Son conseil, ainsi, "de partir non des mots, (...) mais des choses mêmes." Mais encore cette invitation: "Pourquoi s'incliner devant ce qui est, pour la seule raison que cela est?" Il consacre de nombreuses pages au problème théorique (au centre du "bonheur réel", donc de "l'idée communiste") du projet consistant à "changer le monde". Il faut en faire la lecture et entrer en discussion avec. On ne sera pas d'accord avec tout, à commencer peut-être avec le concept très badousien de "l'événement". Pour ma part, je dirais, avec Montaigne, que c'est un peu branlant. (On classera ce livre parmi les outils, assez peu nombreux, utiles à une réflexion sur le "que faire" consistant, nécessité première, à "produire un concept théorique qui soit en phase avec l'époque", ce dans le contexte social, à vrai dire assez navrant, d'une "génération Facebook" caractérisée par "le néant intellectuel et l'apathie sociale", qu'on sait séduite par un "révoltisme hostile à toute pensée théorique": là, les citations viennent de Robert Kurz, son texte Pas la moindre révolution nulle part, juillet 2012, qu'on lira - petit cadeau! - ici: http://www.palim-psao.fr/article-pas-la-moindre-revolution-nulle-part-lettre-ouverte-a-ceux-et-celles-qui-s-interessent-a-exit-ro-108269487.html )
(Kurz, né en 1943, mort en 2012: courte bio: https://www.editions-lignes.com/_Kurz-Robert_.html
14. Jean Ortiz (né en 1948), Rouges vies - Mémoire(s), 2013, réédition par La librairie des territoires, 2013. Un sacré panoramique chez Ortiz. La guerre d'Espagne, pour cet exilé, dont les parents furent "accueillis" dans les "camps de concentration" français, c'est tout sauf liquidé, les 150-200.000 personnes exécutées par Franco entre 1939 et 1944, il n'oublie pas, ni le reste, raconté en lettres de sang. Puis sa vie bourlingante de militant du parti communiste, dans une France en lutte contre le capitalisme qui désindustrialise, à Castres, à l'université de Pau, à la rédaction de L'Huma, en tant qu'émissaire du PCF à La Havane, accompagnateur de Georges Marchais (que Fidel Castro apprécie), ébloui par le Che, dont il cite ceci: "Le socialisme, s'il ne sert qu'à produire que des millions de tonnes de marchandises, ne m'intéresse pas." On garde en mémoire. Le seul reproche qu'on adressera à l'éditeur est l'absence d'un index de la multitude de gens fréquentés. Alain Gresh, par exemple, qu'est-ce qu'il fout là-dedans? Allez voir, c'est page 266. Autre petit reproche, sa discrétion sur la régression théorique de son parti. Il n'en souffle mot. On termine sur une note complice. Tout au début, il cite Milan Kundera: "Être dans le vent, c'est un idéal de feuille morte." Joli, ça.
15. Philippe Sollers (né en 1936), Théorie des exeptions, 1986, Folio, 2006. Sollers, c'est parfois bon, parfois mauvais. Ici, c'est entre les deux. Déjà, le titre: Sollers peut se targuer d'un jugement souvent sûr, d'une plume bien trempée, d'un regard déniaisé sur notre triste époque (la plupart du temps), mais de théorie, là, non, il n'en a pas. Ce recueil de chroniques plic-ploc va de 1977 à 1984 et papillonne de Joyce, Saint-Simon, Sade, Freud à Etc. Sur Céline, c'est bien vu: "Certainement, ces livres resteront, dans un futur qui dépasse l'imagination, les seules marques profondes, hagardes, de l'horreur moderne." Le programme est tout tracé. Relire Céline.
16. Alexandre Kojève (1902-1968), Le colonialisme dans une perspective européenne, 1957. Texte (de faible intérêt) en réalité contenu dans le n°135 (septembre 2017) de la revue Philosophie, éditée par les Éditions de Minuit, dans un dossier intitulé "Alexandre Kojève face à Carl Schmitt". Du second, le premier est réputé avoir dit "qu'il est bien le seul avec lequel il vaille la peine de parler". Direct, ça intrigue, non? D'autant que: deux personnalités sulfureuses. Kojève, le philosophe exégète de Hegel, s'est un jour défini comme un "stalinien de stricte obédience", et Schmitt, le juriste exégète de la Res publica, coupable de proximité avec le régime hitlérien au goût de certains. Quelques pages seules sont ici réellement intéressantes: la correspondance Kojève-Schmitt 1955-1960. Le constat (Kojève), par exemple, qu'il n'existe plus aujourd'hui, "des États au sens propre du mot, donc des gouvernements qui seraient autre chose que des administrations", ou encore, cela expliquant ceci, que "il n'y a plus de politique intérieure: tous veulent la même chose, à savoir: rien". Après cela, appuyer un parti politique ou un autre, c'est kif-kif. Cela dit, le reste du dossier, c'est le jour et la nuit. C'est, en clair, une opération de récupération, gommant tout ce qui a de scandaleux dans la pensée du tandem pour n'y voir - on exagère à peine - que les idiots utiles de la "construction europénne".
Statistiques. Elle sera cette fois langagière. Chez Montaigne, on l'a vu, abondent des mots à nous étranges et pour cette raison féeriques. Échantillon: le verbe "duire" (cité plus haud), qu'on rapproche intuitivement de la famille "con-duire", "dé-duire": il n'est pas dans Le Robert, mais bien dans le Littré de poche 10/18: vieilli, dit-il: convenir, plaire; exemple: "Tout duit aux gens heureux." (La Fontaine). Le terme "embesogné", joli, aussi dans le 10/18: "fort occupé". Et puis le curieux "éjouissance": on pense à une coquille (réjouissance?) mais non, Le Robert, à l'entrée "réjouir", précise en indiquant que "se réjouir" vient de "se resjoïr", combinant "re" + "esjouir", d'usage en XIIème mais, faut croire, dont la sémantique est restée vivante au XVIème de Montaigne. Ajouter le délicieux "pensement", qui n'est ni dans Le Robert, ni dans le 10/18, pas plus que l'énigmatique "assuéfaction", que cependant le Wiktionnaire en ligne, citant le Dictionnaire du Moyen Français (1330-1500) en sa quatrième édition de 2010, traduit par "accoutumance". Assuéfaction lui est netttement supérieur. Faisons le revivre.