Le livre ouvre toutes les portes. Suivez les guides: Nancy, Stendahl, Céline et Primo Levi, enchanteur Levi. Dans le tas, du rebut, il y en a toujours...
1. Édouard Philippe (né en 1970), Des hommes qui lisent, 2017, JCLattès. Un haut responsable politique (Premier ministre français depuis mai 2017) qui raconte sa passion pour le livre, cela change un peu des militantesque Un destin pour la France (Hollande), L'ère du peuple (Mélenchon) ou La France pour la vie (Sarkozy). Sur çui-là, d'ailleurs, anecdote savoureuse que l'aveu du précité disant avoir sur le tard découvert Guerre et Paix et... "en avoir lu 70%". Philippe, homme de droite, certes, après un engouement juvénile pour la gauche (assez superficiel: on sursaute en apprenant que Lukacs fait partie de ses lectures favorites, mais il s'agit en réalité de John Lukacs, l'historien britannique), il fait cependant sympathique figure, avec son grand-père docker CGT et un papa instituteur qui entraînait fiston tous les mercredis à la bibliothèque municipale en lui faisant découvrir Dante à l'âge de six ans. Ah! naître d'en aussi bonnes conditions! Et puis, un politique qui proclame que la promotion de la lecture doit être la première des urgences, ce "par tous les moyens", voilà qui détonne agréablement. Parmi ses compagnons de route, citons Hugo, Braudel, Rostand, Céline, Péguy, Baudelaire ou Maurois (dont il reçut le Disraeli de son papa pour ses vingt ans). C'est, soit dit en passant, par un ami cher, moine de son état, que l'envie m'a prise de me procurer et de lire Philippe; jointe à sa recommandation, une recension dans La Croix de Béatrice Bouniol, datée du 19 juillet 2017, elle résume bien, la voici: https://www.la-croix.com/France/Politique/Lurgence-lire-selon-Edouard-Philippe-2017-07-18-1200863771
2. Stendhal (né Marie-Henri Beyle, 1783-1842), Napoléon, 1837, Librairie Gründ, collection La Bibliothèque Précieuse, 1939 (50 centimes au marché aux puces). Jolie édition mais contenu plutôt poussif: les campagnes italiennes de Bonaparte sont décrites en long et en large de façon machinale et pour tout dire ennuyeuse. Stendhal fut un fidèle de Napoléon (le "plus grand homme qui ait paru dans le monde depuis César"), jusqu'à le suivre dans le désastre russe en 1812, échappant de peu à la mort à la traversée de la Bérézina. Lorsqu'il écrit cette Vie de Napoléon, en 1837, tout est depuis longtemps fini, enterré, quasi oublié. Finie la Révolution française, qu'il exalte, ainsi que sa Terreur (contre les conspirations des royalistes qui veulent faire reculer "la civilisation en Europe"), ainsi que son unique religion – "être utile à la patrie" –, ainsi que l'Instruction publique dont Napoléon a jeté les bases (alors qu'aujourd'hui, dit-il, on ne cherche qu'à "former des âmes basses et à perfectionner quelque enseignement partiel"), ainsi, enfin, que cette fureur révolutionnaire devenue illisible aux "petits écrivains modernes nés dans une époque d'hypocrisie et de tranquilité, et qui cherchent à se faire une petite fortune": c'est comme, avant l'heure, une réplique cinglante au révisionnisme d'un François Furet... Les vieux écrits, toujours instructifs. L'histoire bégaie.
Sur le couple Stendhal-Napoléon, on peut lire, en anglais: https://www.napoleon-series.org/ins/scholarship97/c_stendhal.html
3. Lee Child (samtida, USA), Dold identitet, 2011 (orginaltitel The Affair), Ponto Pocket, 2014. Va fan. En amerikansk deckare översatt till svenska. Muskelknutten som spelar hjälte här käkar cheeseburgers. Samlag späs ut på ett helt kapitel. Överhuvudtaget ägnas helsidor åt det Chandler eller Hammett skulle ha nedbantat till en rad. Men, faktiskt, rätt spännande, det får man lov att säga innan den slängs i papperskorgen.
Donc, un polar US traduit en suédois. 400 pages là où Chandler ou Hammett auraient ramassé en 120 pages. Lecture souvent en diagonale, faut ce qui faut. L'intrigue est banale et convenue, mais... ça se lit.
4. Julien Gracq (1910-2007), Les terres du couchant, environ 1953, roman inachevé, édition posthume, José Corti, 2014. Gracq reste fidèle, rivé au monde onirique qui est le sien: muet si on excepte le végétal luxuriant qui sans cesse parle, menacé aux frontières, assassines autant que fantomatiques, replié sur lui-même et son no-man's-land. La richesse du vocabulaire est phénoménale - cette route, "étroite et blanche, d'un grain sableux et micacé", cette lumière filtrante, "pulvérulente et décolorée"... La guerre, que nos trois chevaliers errants affrontent, est elle-même transmuée en ombres argileuses, comme lorsque, l'ennemi catapultant des têtes de guerriers décapités, celles-ci font, en atterrissant dans l'enceinte de la ville assiégée, "un bruit très mat et plein, comme celui d'un pot bourré de terre qui s'écorne en tombant sur le pavé." C'est de toute beauté.
5. Jules Michelet (1798-1874), Journal, 1828-1871, édition Folio, 2017. Là, je triche. J'ai pas encore terminé, plus de 1.000 pages, mais je ne pouvais m'empêcher, fruit de recherches cartographiques, d'évoquer le voyage que Michelet effectue, le 5 avril 1830, de Rome à Bologne, 378 km par autoroute (aujourd'hui) qu'il mettra près de trois jours à accomplir, quittant Rome à cinq heures du soir, arrivant à Borghetto, distant de 50 km, à minuit, et seulement au matin à Terni, 25 km plus loin, pour ensuite, franchissant le célèbre Gola del Furlo par le tunnel achevé en l'an 76 par Vespasien, arriver à Fossombrone et, le lendemain, peu avant midi, vers 11 heures, à Bologne. Par le détour d'une longue boucle vers l'Adriatique, donc: celle de l'ancienne Via Flaminia, aménagée vers 220 avant notre ère par le consul romain Gaius Flaminius. À l'époque, on savait ce que voyager voulait dire.
6. Primo Levi (1919-1987), The Wrench, 1978, pocket book edition Abacus/Sphere Books/Penguin, 1988 (transl. William Weaver). One of the best authors the previous century has produced and this book, a celebration of manual craftmanship (and of labour, "the best, most concrete approximation of happiness" when not subjected to salaried slavery). Learning, says Levi, is not found in schools, nor from "experts", but through the use & mastery of tools. He's right. He's a friend to cherish.
Lire Primo Levi en anglais! Le hasard des trouvailles en bouquinerie, et puis; pourquoi non? L'italien ne séduit pas qu'en français (là, avec le titre "La clé à molette", publié 2002 en poche 10/18). En un moment où pointe à nouveau la revendication d'une réduction collective du temps de travail (salarié, exploité, déshumanisé), il n'est pas inopportun de se remémorer que le travail (émancipé) peut être pur bonheur. Ce récit féerique y invite.
7. Jean-Luc Nancy et Alain Badiou (contemporains), La tradition allemande en philosophie, 2016, éditions Ligne, 2017. Jouissive, cette petite chose, 65 pages. Lorsque par exemple Nancy lâche: "on n'est pas forcément obligé de tout le temps relire Hegel" - message reçu, répétez cela à la ronde, qu'on se calme, bon sang, il n'y a pas que Hegel dans la vie... Cette discussion à bâtons rompus devant un auditoire d'étudiants à l'université des Arts de Berlin en janvier 2016, passant de Kant à Heidegger via Hegel, Marx et Adorno, fera sans doute chez beaucoup l'effet, délicieux, comparable à celui qu'enfant on ressentait en écoutant les adultes dirent des choses tendres mais incompréhensibles. Bref, c'est du lourd. Mais c'est ici, pour la première fois, que j'ai entrevu la raison de l'attrait philosophique de Badiou pour les mathématiques: en tant qu'invention radicale de l'antiquité hellénistique jetant les bases du libre examen. Ce sont les maths, en effet, qui vont contraindre à prouver une assertion. Les dieux, les seigneurs ne s'en remettront pas...
8. Vilhem Moberg (1898-1973), Din stund på jorden, 1963, Bonniers pocket 2017. Nog så melankolisk. Utvandraren i modern gestalt, bondpojken Albert Carlsson under livets höst i litet hotell i Florida med havet som enda granne. "Den ende i hembygden jag ville vara släkt med kändes inte längre vid mig, min enda kvarlevande släkting hade visat mig bort. Nu är det för sent." Med andra ord, ger man sig av är det ingen återvändo. Annat än till minnen. Här bjuds på tre hundra sidor vemod.
Traduit en français sous le titre "Mon instant sur cette terre", chez Robert Laffont, 1965. Un des grands romanciers prolétariens suédois, connu pour son admirable trilogie sur la paysannerie migrant au 19ème siècle aux États-Unis. Faut avoir lu.
9. JM Coetzee (born 1940, Nobel Prize 2003), Slow Man, 2005, Vintage/Random pocket 2006. Frankly, a disappointment. This story of an accidently crippled old chap struggling to make do with his crippled life is mostly told using dialogue, a lazy and rather boring writing technique. This is he first Coetzee I've read: better luck next time?
10. André Gueslin (né en 1950), Une histoire de la grande pauvreté dans la France du XXe siècle, 2004, édition de poche Pluriel, 2013. J'ai reçu ça il y a quelques années d'amis bien intentionnés. C'est très académique. Empilement de statistiques. Enfilades de platitudes du type "La vie des pauvres est souvent faite de traumatismes qu'expriment parfois leur visage." Mamma Mia! Trouvé, cependant, deux perles. La définition 19ème du chômeur: "personne vivant sans rien faire soit par paresse, soit par négligence." Et puis l'origine du terme "quart-monde", venu remplacer, en 1969, celui de "sous-prolétaire". Sapristi!
11. Erdmut Wizisla (born 1950, Leipzig), Benjamin and Brecht, The story of a friendship, 2004, transl. by Christine Shuttelworth, Verso, 2016. Written by the DDR scholar and head of the Brecht and the Benjamin Archives in Berlin, this is a gem among darling books. The Brecht-Benjamin friendship lasted almost sixteen years, 1924 to 1940, when the latter killed himself to escape Nazism, and in between eleven months of living and working together. They hoped to publish a journal, Krise und Kritik (failed when publisher Rowohlt was quashed by the Hitler regime), they played chess, they both held a sceptical view of progress and they both held dear the job of "thinking scientifically". There are nice photographs included, and a twenty page long appendix with the minutes of the Krise und Kritik meetings. A reference book, folks!
On the Web, a reconstruction of a Benjamin-Brecht chess game: http://www.chesshistory.com/winter/pics/cn6932_stewartbrecht.pdf
12. Nicolas Ostrovski (1904-1936), Enfantés par la tempête, 1936, Les Éditeurs Français Réunis, 1957 (trad. Michel Wassiltchikov). Disons d'emblée, ce n'est pas son meilleur. Enchaînons: c'est un clin d'œil, il n'en a écrit que deux tout, et encore, celui-ci est inachevé. Ostroviski est un auteur tragiquement attachant, tant par son courage (blessé durant la guerre civile, ensuite, à 18 ans, victime du typhus, puis rendu aveugle, à 25 ans, entamant alors son œuvre littéraire) que par sa foi communicative dans l'héroïsme de l'homme rouge. Mais, donc, fresque inachevée de la guerre civile, ce bouquin n'atteint pas, de loin, les sommets de son Et l'acier fut trempé: à lire, ça! (Réédité par le Temps des Cerises).
Courte bio, en anglais: http://www.sovlit.net/bios/ostrovsky.html
13. Céline (1894-1961), Semmelweis, 1924, réédité poche L'Imaginaire/Gallimard, 2014. Comme chacun sait, c'est le récit, valant pour Céline soutenance de thèse, du médecin hongrois Philippe-Ignace Semmelweis qui eut l'impardonnable insolence en 1847 de recommander à ses confrères viennois, à la suite de sa découverte pour l'époque révolutionnaire, de bien laver leurs mains avant d'assister les femmes enceintes à accoucher (dans l'hôpital où il travaillait, un tiers des femmes mourait en raison dudit manque d'hygiène). On a cria au fou, à Vienne, à Budapest comme à Paris. Il sera révoqué, calomnié, poursuivi par les sarcasmes des hommes de science. Tiens, au fait, vous ne saviez peut-être pas. Alors, il faut lire ce pamphlet, joliment préfacée par Philippe Sollers, d'ailleurs.
14. Les Temps modernes (n°684-685, daté juillet-octobre 2015), Ouvriers volontaires - Les années 68 - L'«établissement» en usine. J'ai tardé à lire, 430 pages, faut dire. Selon "l'étude la plus complète", ils étaient entre deux et trois mille les jeunes qui, dans la quinzaine d'années suivant 1967, ont tourné le dos au ronron des campus pour s'engager comme ouvriers et ouvrières dans les usines de France et y faire œuvre de propagande pour le Grand Soir. On a peine à y croire, aujourd'hui. D'où l'intérêt de se le remémorer aux travers, réunis ici, d'analyses et de témoignages, de ces derniers, sans conteste le plus sympathique, celui de Jacques Verlhac, de condition modeste, entré à Renault Flins en 1973, il avait vingt ans, quarante ans plus tard, il y était toujours... Il a connu l'oppressif travail à la chaîne, les grèves, les luttes, la fierté du monde ouvrier - et sa mue: "Elle est en train d'être détruite par les tenants du pouvoir. La fierté est maintenant chez leurs experts, dans les conseils d'administration, avec le fric, l'élégance et le «bon goût». Mais eux, tous seuls, ils ne sont rien. À nous, la tête dans les étoiles, mais les pieds bien sur terre, de leur rappeler que les mots coopération, fraternité, égalité ont encore un sens. Les ouvriers au niveau mondial et les salariés en général n'ont jamais été aussi nombreux. Des luttes victorieuses des ouvriers en Chine à celles aussi victorieuses des paysans d'Amérique latine, l'avenir est encore ouvert." Citation un peu longue, elle en valait la peine.