1. Michel Onfray (né en 1959, un an après l'Expo 58, Atomium & Cie), La parole au peuple, 2017, éditions de l'Aube. L'autre jour, lors d'un débat, j'ai dit que je n'aime pas Onfray, d'instinct, genre délit de faciès. Là, je vais m'en expliquer. Car j'en ai maintenant lu un. Ce petit recueil d'articles parus 2015-17 dans l'hebdomadaire de Fottorino, Le 1, offre un tour d'horizon rapide de la "pensée Onfray": il a la plume facile, agréable à lire, la critique fait souvent mouche (déglingue de l'école, usine à infantiliser, la théologie fusionnelle gauche-droite libérale aux ordres du "règne obscène du roi-argent"), ses origines de gosse d'ouvrier d'agricole et de femme de ménage le médaillent de vertus populaires bien méritées, in-con-tes-ta-ble-ment - tout ça fleure bon, mais il y a ensuite ce qui quant au fond coince, car il se dit libertaire (très mode, ça) et, partant, ouvertement et, il faut bien le dire, banalement anti-Robespierre et anti-Lénine, donc en rupture de ban avec ce qui, à gauche, est l'héritage qui éclaire et émancipe. Probablement qu'il n'a rien compris à rien. Passons.
2. Alexandra Kollontaj (1872-1952), Jag har levt många liv, 1950, Sjösala förlag, 2014, övers. Irene Mårdh. I henne är jag väl smått kär. Inte bara vacker men en fantastisk människa, den första kvinnliga ministern i Europa (1917), och den första diplomaten (1922-1945) som man här kan följa, år efter år, i hennes memoarer. Tillsammans med Clara Zetkin var det förresten hon som, 1910, var bakom kvinnofrigörelsens årliga uppslutning den 8:e mars, vars kommunistiska bakgrund av förklarliga skäl med tiden kommit i skymundan. Hon umgicks med många av den tidens revolutionärer, Paul Lafargue och Laura Marx, Jelena Stasova och givetvis Lenin som hon stod mycket nära. Av denna feminismens förgrundsgestalt och agitator (till exempel USA 1915-16, 65 föreläsningar under 73 dagar varav 17 tagna av tågresor), är kanske den mest minnesvärda inblicken ett barndomsminne. Hon kom från en välbärgad familj men, säger hon, hennes mamma brukade upprepa: "Din morfar var en enkel bonde. Glöm aldrig det." Det gjorde hon inte.
Mer kan utläsas här: https://www.marxists.org/svenska/kollontaj/index.htm
Sur cette merveilleuse féministe communiste, première femme ministre (1917) et première ambassadrice (1922-1945) en Europe, voir: https://www.marxists.org/francais/kollontai/index.htm
3. Bernard Duteurtre (né en 1960), Pourquoi je préfère rester chez moi, 2017, Fayard. Duteurtre, on aime bien, son ode aux Buffets de gare (2015), son côté sale gamin, empêcheur de penser en rond, électron libre, furieusement. Ici, il en a contre l'école abêtissante ("culte du changement et une totale ignorance de l'histoire"), l'urbanisme "festif" vanté par une presse "qui recopie les dossiers promotionnels", la "russophobie" ambiante (resucée de la non moins crétine peur du péril rouge, jaune, pourquoi pas mauve?), la censure de la droite conne comme de la gauche chic: la pétition lancée en 2012 dans Le Monde contre Richard Millet, par exemple, emmenée par Annie Ernaux, suivie par Ben Jelloun, Eribon, Amélie Nothomb, tous les petits copains: chose qu'on avait "rarement vu, même en Union soviétique: une pétition d'écrivains dirigée contre un écrivain". Bref, Duteurtre, cela fait du bien. On peut ne pas être d'accord avec tout mais au moins ce n'est pas ânonné du haut d'une chapelle.
Sur l'affaire Millet, belle analyse d'Ivan Jaffrin: https://contextes.revues.org/6100
4. Sophie Divry (née en 1979), Rouvrir le roman, 2017, éditions Noir sur Blanc. Beau graphisme de couverture et sujet qui éveille la curiosité. Elle sera cependant largement déçue: l'essai sur les heurs et malheurs du roman de l'ex-journaliste devenue romancière tient trop du courrier de lecteurs (près de 20 pages de popote interne pour "discuter" en aparté les thèses du collègue Alain Bergounioux) et du travail scolaire studieux sans profondeur. On aura droit aux clichés du jour ("inclusif", "posture", sans oublier l'indispensable "réappropriation", sic), à une pincée d'analyse "psychologique" ici, d'une autre "sociologique" là (Bourdieu! cité 8 fois!), ainsi qu'à des énoncés d'une candeur renversante sur le traitement en littérature du prolétariat, ici qualifié de "couches basses" et exemplifié comme suit: "clochards, immigrés, paysans, Noirs, ouvriers, etc." Faut oser! En passant: causer du roman de gauche (un peu son sujet) sans dire un mot de Louis Guilloux, d'Aragon, de Neel Doff, de Barbuse, de Constant Malva... Son "truc", il est vrai, c'est plutôt le Nouveau Roman, Sarraute (citée 8 fois) et Robbe-Grillet (6 fois). Alors, poubelle? Soyons juste. Il y a ici, vers la fin, quelques agréables invitations à la découverte d'illustres inconnus qu'on inscrira utilement dans le calepin, parole d'amateur!
5. Bertolt Brecht (1898-1956), Me-ti, Book of interventions in the flow of things (written twix 1931 & 1955 but mostly 1934-37, unpublished during his lifetime), Bloomsbury, 2016, 2017 reprint, edited & translated by Antony Tatlow - who adds numerous textual clarifications, all very helpful, his anti-soviet bias notwithstanding (quaint, in a book by Brecht!). This - originally a thick bundle of loose-leaf jottings - is really a jewel. Brecht's random notes, voiced through the fictional Chinese alter ego Me-ti, are set in the style of old Chinese wisdom sayings, with Hegel becoming He-leh, Marx Ka-meh (foremost among the "classical writers"), Lenin Mi-en-leh, Trotsky (not held in high regard) To-tsi and the "house painter" Hitler Hi-jeh, whereas England comes under the name of Eng-eng, Russia (USSR) is Su and Germany, Ga - to name but a few. Then, of course, you have the Great Method (dialectics), the Great Order (communism) and the Great Disorder (capitalism). It is, clearly, a book which is quite impossible to summarize, even if, needless to say, the conjunctural problems of Nazism and communist state-building loom large in Brecht's thoughts. To whet your appetite, a few quotations. "Thinking about problems that can't be solved is a habit you must give up, said Me-ti." On bureaucracy: "Me-ti hated bureaucrats. But he admitted he couldn't think of any other way to get rid of them except by making everyone a bureaucrat." On violence: "The raging river is called violent / But nobody calls violent / The river bed constricting it." The Great Lesson of this fine book: we all need a Me-ti.
6. Alejo Carpentier (1904-1980), La cité des colonnes, 1964, Le Temps des Cerises, 2015. Déniché au PTB Shop boulevard Lemonnier: excellent (lire exigeant) choix de nourritures terrestres. Dans ce mince volume richement illustré par les belles photographies de Paolo Gasparini (hélàs non légendées), c'est à une leçon de savoir-vivre auquel le flâneur cubain Carpentier convie. Ode à La Havane, à son urbanisme baroque, à son "plan de rues mal tracé" qui cache cette "grande sagesse": est humaine la ville non "rectifiée" par les techno-urbanistes. Ville des colonnes, la capitale cubaine aime "l'ordre en désordre", ainsi que les ombres! amies du soleil! Au contraire d'un Corbusier, souligne Carpentier, qui plutôt que de "s'arranger" avec l'astre de feu et conclure avec lui "un plan d'entendement mutuel", "ne collabore pas avec le soleil; il brise le soleil, rompt le soleil, aliène le soleil" et, partant, tue sa "présence somptueuse". D'aucuns ont relevé que Cuba, grâce à son "communisme de guerre" (faire beaucoup avec peu), a su éviter le gâchis et les excès des sociétés de planification consumériste et technocratique. On le redécouvre au fil de ces pages, présentées en version bilingue avec la traduction française de Julian Garavito.
7. David Graeber (né en 1961), Bureaucratie, 2015, éd. de poche Babel 2017, trad. Françoise et Paul Chemla. Anthropologue et anarchiste (ce qui ne plaide guère en faveur de sa lucidité politique), Graeber faisait souvent mouche dans ses critiques vitriolées de ce qu'il nomme avec quelque bonheur "l'âge final et abêtissant du capitalisme". Son analyse des ravages du bureaucratisme généralisé (l'Étatsunien moyen: 6 mois de sa vie à attendre que le feu rouge passe au vert...) ou de "l'explosion des «métiers à la con» artificiels", ne saurait provoquer chez le lecteur que des pépiements de plaisir. Il y a même ici des choses inattendues: ainsi, épinglés avec enthousiasme, les "rêves stupéfiants" des bureaucrates soviétiques, "plans fous [qui], même s'ils n'ont jamais été concrétisés, ont marqué l'apogée des technologies poétiques." Saperlotte! Rarement entendu ce type d'appréciation. Mais, pour le reste, touche-à-tout éclectique (négligeant par exemple dans son analyse les apports cruciaux d'un Adorno ou d'un Corm), Graeber est loin d'arriver à cadrer (donc expliquer) son sujet par une théorie digne de ce nom: à force de faire de la bureaucratie elle-même sa propre explication, il se range, avec un Alain Deneault (même raisonnement "auto-allumé" dans La médiocratie, 2015), parmi nos producteurs contemporains de "petits récits". Avec brio, certes. Il vaut d'être lu (jusqu'à la page 173, environ, après: pures divagations envapées.)
Son texte de 2013 sur les "métiers à la con" (bullshit jobs) est un morceau d'anthologie, ici en français sur un site anar: http://partage-le.com/2016/01/a-propos-des-metiers-a-la-con-par-david-graeber/
8. Céline (1894-1961) assisté de Bébert (1935-1954), D'un château à l'autre, 1957, édition Folio 2005, trouvé chez la charmante Fanny Genicot (galerie Bortier). Pas un de ses meilleurs, il le dit lui-même! ... du bout des lèvres! ... talonné qu'il est! ... par Achille (Gaston Gallimard)! et Loukoum (Paulhan)! pisser de la copie, qu'il doit! Cela donne ce récit hachuré de sa villégiature dans le "trou à rats" (Sollers) de Sigmaringen, en 1944, dernier réduit du régime de Vichy, comateux, gangrené, putréfiant, on hésite sur le terme. Ce qu'il fait, à part se tapir: observer l'effondrement en cours mais aussi, médecin, soigner les épaves qui l'entourent. Et puis, fidèle à ses habitudes, invectiver le monde entier à commencer par "l'agité du bocal", "le fœtus Tartre" (Sartre), "Larengon" (Aragon) et "la Triolette aux cabinettes" (Triolet), mais encore Goebbels, "le Quasimodo criminel". Ce qu'il souhaite le plus? qu'on lui "foute extrêmement la paix" (beau, cet extrêmement), mais c'est loupé; faute de mieux, il demande à Laval cette grâce ultime: être nommé "Gouverneur des Iles Saint-Pierre et Miquelon" (en plein océan Atlantique): encore loupé! Mais le meilleur dans ces lignes rageuses, c'est Bébert, son chat carrément féerique (l'accompagnera jusqu'en prison au Danemark, souvent transporté dans une gibecière à trous, son "side-car", puis retour à Meudon, où son âme reposera en paix): recevant pour auscultation un dignitaire nazi malade grave de la prostate, seul Bébert est admis dans la pièce, "je le fais asseoir sur une chaise [le malade] ... Bébert a l'autre ... on n'a que deux chaises ... c'est le grand jeu de Bébert, sauter d'une chaise à l'autre! ... Bébert regarde mal l'occupant ... culot qu'il a, qu'il trouve! moi je les regarde, l'Obertarzt Traub et Bébert ..." Céline n'a de vraie tendresse que pour les animaux, mais pénétrante: "les ondes animales sont de sorte, un quart de milli à côté, vous êtes plus vous ... vous existez plus ... un autre monde!"
Sur la parenthèse Sigmaringen, un bel écrit de Sollers: http://www.philippesollers.net/celine_a_sigmaringen.html
et pour voir cela comme si vous y étiez (c'est en anglais mais joli jeu de photos en cliquant sur Sigmaringen): https://www.chroniclesmagazine.org/the-ghosts-of-sigmaringen/
9. Fred Kupferman (1934-1988), Le procès de Vichy: Pucheu, Pétain, Laval, 1980, éditions Complexe, imprimerie Le Scorpion à Verviers, octobre 1980. Ramassé au marché aux puces étant encore plongé dans le précédent (1 euro et, mieux, saisi dans le même carton, Volpone ou le Renard de Benjamin Jonson, édition bilingue Belles Lettres de 1946 pour 2 euros, on se sent tout stroumpf!). Ce petit livre éclaire utilement les hantises céliniennes exprimées sous forme d'onomatopées, l'article 75, par exemple, qui n'est autre que la porte ouverte par le code pénal pour inculper du chef d'accusation de trahison, utilisé en 1945 contre Pétain (qu'on aurait préféré juger par contumace, pas de vagues) et Laval (livré par Franco) au cours des deux procès truqués visant à signer une page tournée, mais en faisant au plus vite: avant les élections et, comme rappelle Kupferman, à un moment où personne n'a intérêt à un "déballage", le général de Gaulle "moins que quiconque: le gouvernement provisoire attend toujours d'être reconnu par les Américains." Pour le dire avec les mots de Laval, témoignant au procès Pétain, écœuré du spectacle des juge, jurés et procureur, c'est de leur part "refiler à un vieillard presque centenaire l'ardoise de toutes leurs erreurs." Au sein de la magistrature endossant la robe du probe justicier, la plupart avait en effet prêté serment à Vichy... Ce qui n'ôte en rien à la gravité des crimes des compères, Laval, par exemple, déclarant en 1942: "Pas un enfant juif ne doit rester en France." Il est toujours bon de se rafraîchir un peu la mémoire.
10. Julien Gracq (1910-2007), Lettrines, 1967, Librairie José Corti, réimpression de 1975. Je ne vais pas à nouveau tartiner sur Gracq, juste dire mon bonheur de l'avoir trouvé, j'avais déjà Lettrines 2, pas facile à trouver, ni l'un, ni l'autre. De Gracq, ceci sur le peuple (ami) des arbres: "l'arbre est la seule forme qui, de temps en temps, à certains brefs moments de stupeur où les yeux se décapent de l'accoutumance, m'apparaît comme parfaitement délirante." Ou sur la nette supériorité littéraire de Dickens: "Dickens, où un bric à brac de marché aux puces semble rattaché partout par des bouts de ficelle - mais on peut secouer autant qu'on veut, ça tient." Regard d'aigle. Ou de moineau, c'est kif.
11-16. Sophocle (c. 496 à 406 AEC), Œdipe roi, Antigone, Ajax, Électre, Les trachiniennes, Philoctète, poche Garnier-Flammarion de 1964, trad. Robert Pignarre, acheté 2€ dans un Oxfam en même temps que, aussi pour deux fois rien, les "complètes" d'Euripide, d'Eschyle et d'Aristophanes. C'est pour réparer. La culture antique, c'est un trou dans ma tête, pas la mienne seulement. Une vieille note de 2012 au sujet des écoliers du Massachusetts est là pour me rappeler qu'il y a moins d'un demi-siècle, tous les gosses là-bas apprenait par cœur du Cicéron, du Virgile et du Homère. Pour lire et comprendre aujourd'hui Shakespeare, Chateaubriand ou Marx, il faut. Là, j'en ai lu six, c'est assez court, une trentaine de pages par pièce, qu'il me faudrait cependant relire, crayon en main, pour me familiariser correctement avec la mythologie formant arrière-plan. Mais quels personnages! Insoumise, Antigone! Jour et Nuit Debout, Électre! Et ce mépris souverain pour la mort, cette volonté implacable de se forger son propre destin, quel qu'en soit le coût. À l'époque, on mégottait pas...
Statistiques:d'une étude de Global English Editing, il ressort que c'est en Inde qu'on lit le plus (10,7 heures par semaine en moyenne). La Chine vient en troisième (8 heures). La Russie en septième (7,1 heures). En Europe, c'est en-dessous de sept heures (Suède et France, 6,9; puis la Hongrie, 6,8; puis la Pologne, 6,5; puis l'Espagne, 5,8; puis l'Italie, 5,6; puis, enfin, dégringolade, la Grande-Bretagne, 5,5 - la Belgique: pas dans le tableau). Quel est le livre le plus lu au monde? Surprise, c'est Don Quichote de Cervantès. Dickens vient en troisième (Le conte de deux cités), les enfantillages, Hobbits et Potter, arrivent seulement en 4e et 5e position. Voilà qui rassure... (L'info vient du flux Twitter @actualitté, 20 mai 2017, une bonne source, avis aux amateurs.)