Pour bien commencer l'année, John Berger! Et Michelet! Et Le Capital expliqué aux étudiants attardés que nous sommes tous! Et puis Dickens, bien sûr, Grand Maître de la Sociologie Burlesque! Et pour tout compliquer, Jean-Luc Nancy, pour tout simplifier John Le Carré, pour tout glauquifier Hugues Pagan. Umberto Eco et Martin Amis? Là, c'est: deux coups dans l'eau, caramba, encore raté!
0. LitPol Miscellanea. Nouvelles du front. L'iconoclaste petit Zetkin est actuellement disponible chez dix-sept libraires de Belgique, la plupart accueillant le dépôt avec la sympathie du bibliophile, et dernièrement par la charmante librairie Abao faisant aussi salon de thé, rue de Middelbourg à Watermael-Boitsfort, où on est bien au fait de la lente asphyxie du livre, due notamment au monopole rapace sur sa diffusion exercé par les requins de la distribution ainsi qu'à l'absence de toute action collective pour résister à l'œuvre décervelatrice. Mais ça c'est une autre histoire. On ne trouvera pas LitPol, par contre, dans les supermarchés du livre du genre Filigranes, Club & Cie, ni bien sûr chez Amazon, ni enfin chez Ptyx (Ixelles) où la morgue et une forme branchée du snobisme commercial entendent préserver la pureté droitière de la "ligne maison" d'ouvrages non agréés. Nous n'y mettrons plus les pieds. On peut évidemment commander le livre directement auprès de l'éditeur (www.erikrydberg.net/litpol - où on trouvera également la liste des libraires) mais se rendre chez le libraire, acte de résistance culturel par excellence, vaut cent fois mieux.
1. Jules Michelet (1798-1874), Journal, 1828-1871, choix et annotation Perrine Simon-Nahum, 1025 pages, édition Folio, 2017, 14 euros. Déjà évoqué dans les "lus" d'octobre, ce pavé a mis quelque temps à être digéré. L'illustre historien de la Révolution française se disait né dans un mauvais siècle, celui de Louis-Napoléon, entre autres, "ce petit drôle": il eût mille fois préféré côtoyer Byron, Shakespeare, Dante ou "Pourquoi pas Virgile?". Les notes que voici (jusqu'à la mort de sa femme tout au moins, en 1839: après il devient assez pleurnichard et sentimentalement vaporeux) sont d'une exquise érudition et fourmille en traits délicieux. Contemplant la mer, au Havre, ce verdict patriotique sans appel: "L'océan est anglais. Cela m'attristait que ce champ sublime de la liberté soit à une autre nation..." De passage à Bruxelles: le Manneken Piss: "une grossièreté"; Waterloo, pas mieux: "Un tumulus barbare y a été élevé". Ses portraits au picrate, comme lors de ce repas mondain: "Discussion sur la peine de mort. Beaux yeux de la grand-mère: sa supériorité. Les deux dames se piquent de ne pas manger. Elles se couchent à deux heures du matin, se lèvent tard. Fortune dérangée?" Trois lignes et tout est dit. Ajouter l'horreur éprouvée devant les débuts de l'industrialisme, l'Exposition de l'Industrie à Paris en 1834, son voyage à Liverpool ensuite: production de "brillantes bagatelles", dit-il, mais à quel prix, "combien de gouttes de sueur et de soupirs?" Et puis, une mine de renseignements ethnographiques, ces Hollandais, par exemple, qui "ne craignent pas, comme les Anglais, de pisser dans les rues." On en apprend de belles!
2-3. Martin Amis (né en 1949), La friction du temps, 1994-2017, Calmann Lévy, 2017 (trad. Bernard Turle), 459 pages, 25,70 euros et Umberto Eco (1932-2016), Chroniques d'une société liquide, 2000-2015, Grasset, 2017 (trad. Myriem Bouzaher), 508 pages, 26 euros. On les a mis ensemble. C'est deux fois de l'argent jeté par la fenêtre. On peut être un bon romancier et un (très) mauvais bavard du Café du Commerce. Du premier, une seule pépite et elle n'est même pas de lui mais de son papounet, Kingsley, un puriste de la langue anglaise qui estimait que les dictionnaires devraient, à côté des abbréviations "fam." (familier), "péj." (péjoratif), etc., prévoir aussi "illit.", pour "illiterate", en anglais, ignorant ou inculte, en français. Ça, on adopte direct! (Faut-il abréger en "inc." ou "ign." en français? l'usage décidera!). Du second et de son interminable collier de poncifs marqués au coin par le bon sens du raisonneur qui-vous-veut-du-bien, lui-même présenté, selon une coupure de presse citée avec une certaine complaisance, comme "un point de référence de la pensée de gauche" (sic), il y a tout de même cette pépite, une anecdote en réalité, un souvenir d'enfance: son prof de musique qui, en 1945, s'entendant dire par le petit Umberto, tout fier: "Don Celi, aujourd'hui j'ai treize ans.", lui répond d'un ton revêche: "Très mal employés." Ça, c'est une leçon de vie! Bon, paraît qu'il est malpoli de tirer sur les ambulances, plus encore sur les corbillards. Eco est mort, paix à son âme.
4. Michael Heinrich (né en 1957), Ce qu'est le Capital de Marx, 2011, Éditions sociales, 2017 (trad. Jean Quétier), 145 pages, 11 euros. Un joyau! Pour qui s'intéresse à Marx - dont l'actualité n'est pas à démontrer comme prouve bien, commentée et mise en contexte ici, l'édition "bis" de ses œuvres complètes, entamée en 1975 et parvenue ces jours à la moitié, MEGA2 pour les intimes, soit 114 volumes (!), dont 15 (!!) pour le seul Capital (travaux préparatoires inclus) et 35 (!!!) pour la correspondance... Comment il arrivait à tant écrire, on reste pantois. À écrire et à réfléchir car il n'a eu de cesse de revoir sa copie, la traduction française du livre premier du Capital (1872-75) étant améliorée, par Marx lui-même, comparé à la première édition allemande (1867) et celle-là encore corrigée dans l'édition deuxième (1872-73)... Lequel fait foi? Aucun et tous... Pour se retrouver (un tant soit peu!) dans le maquis, c'est de main sûre que, dans la deuxième partie de ce livre consacrée aux traductions françaises du Capital, Alix Bouffard, Alexandre Feron et Guillaume Fondu fournissent là-dessus une aide précieuse, tableau récapitulatif inclus. Cela peut paraître stupéfiant mais, rappellent-ils, jusque dans les années 1960 et 1970, il n'existait "aucune édition française de référence". Ils ont travaillé sur quoi jusque-là alors, tous les marxistes unilingues français? Et moi, et toi et vous tous? L'indépassable horizon mérite bien son nom.
Pour l'édition MEGA2, (Marx-Engels-Gesamtausgabe), voir http://www.iisg.nl/imes/
5. Charles Dickens (1812-1870), The Mystery of Edwin Drood, 1870, Penguin Classics, 1985 reprint, 243 pages. I recall hearing from a chap who reads a lot and writes in The Spectator or the TLS that he's taken into the habit of rereading Dickens every year. Seemed an excellent decision. So, well, I took down Edwin Drood from the book-shelf and gave it a second treat. It's absolutely delicious, as all Dickens is. The part, for instance, when young Edwin comments on the breaking up of his engagement with young Rosa Bud (Rosebud, it is, among her friends, and to Orson Welles), wonderfully pretty, childlish and whimsical: "I am deeply sorry too, Rosa! Deeply sorry for you." Followed by her quaint reply: "And I for you, poor by! And I for you." The novel is as always full of excentric lovable gents but - as you well know - when Dickens had reached the 22nd chapter, he suddenly fell dead - so you're left with the only clueless mystery novel in which the murder's victim is the author. Ah! Poor Charles, we're deeply sorry for you.
In 't frans. On trouvera ici une brève recension de sa traduction française, publiée en 1988 dans l'hebdomadaire La Cité: http://www.erikrydberg.net/articles/lénigme-de-charlie
6. Takiji Kobayashi (1903-1933), Le propriétaire absent, 1929, éditions Amsterdam (trad. Mathieu Capel), 2017, 126 pages, 13 euros. Ce qui avait scellé l'achat: un article laudatif dans le suppl. litt. du Monde (1er décembre 2017) où la photo de Kobayashi côtoyait un faire-part de décès aussi bref qu'énigmatique, auteur prolétarien, communiste, deux fois emprisonné en 1930, mort à trente ans torturé par la police en 1933. C'est payer cher une vocation littéraire politisée. Le roman? Des paysans surexploités par les suspects habituels, riches propriétaires terriens, les mandataires locaux, l'appareil répressif. Peu à peu, ils vont s'organiser. C'est le message. Seuls, vous êtes foutus. Faites passer.
7. Ilya Ehrenbourg (1891-1967), Cahiers français, 1958, éditions Fasquelle, 1961, 253 pages. Trouvaille! Cinquante centimes à la bouquinerie de la Croix-Rouge, exemplaire dont les pages n'avaient toujours pas été coupées! Fasquelle, apprend la Toile, date de 1896, absorbé en 1959 par Grasset, qui a réédité le bouquin en 1967. Ni Fasquelle, ni Grasset n'en indique cependant le traducteur, pas plus que la date de parution originale: Francuskie tetradi, Moscou, 1958. Le plus cosmopolite (lire: internationaliste) des écrivains soviétiques offre ici une visite guidée de la culture et de l'histoire française, de Villon à Éluard en passant par Stendahl. De la France qu'il connaissait intimement, il aime tout et le raconte, avec une érudition charmeuse - et ce, donc, à l'attention d'un public d'abord russe. Il ouvre ses pages sur les impressionnistes par un "Il est difficile de parler de la peinture, il faut la regarder." Et Ehrenbourg, le lire.
Sur l'auteur, une étude assez récente parue dans la revue Transitions (2006, vl. 46, n°2):
http://cevipol.ulb.ac.be/sites/default/files/Contenu/Cevipol/8-heller3.pdf
8. John Le Carré (né en 1931), A legacy of spies, 2017, Viking/Penguin/, 264 pages, environ 15 euros. In a sense, John's fantastic output is a constant repeat, in different settings, with different people, of the same story - of treason as the ultimate catch in our human dealings, and of a world dominated by the Bad Guys, East or West, South or North, they're the ones who turn geopolitics into a level playing field. All the more so, here: it's The Spy who Came in from the Cold (1963), revisited - we all remember secret agent Alec Lamas (Richard Burton) and blue-eyed commie recruit Nan Perry (Claire Bloom) being - er, treacherously - shot down dead trying to climb past the Berlin Wall in Martin Ritt's superb 1965 motion picture. Well, years have passed and the Agency (The Circus in Le Carré's words), now streamlined by imbecile corporate management, summons retired Peter Guillam to clear up the mess: the children of dead-and-gone Lamas & his sweetheart, see, are aiming to sue their former - er, treacherous - employer, Her Majesty's Secret Apparatus. So it's the 1963 story played anew, with different angles but the same wirings. Le Carré is a masterful storyteller, his ear for britishness set in dialogue, exquisite. A good read.
9. Sylvain Fort (né en 1972), Saint-Exupéry Paraclet, 2017, éditions Pierre-Guillaume De Roux, 91 pages, 16,60 euros. Faisait longtemps que je n'avais pas lu un livre aussi mauvais. Panégyrique de A à Z, en rase-mottes. Doit se retourner dans sa tombe océane, Saint-Ex.
10. Aymeric Monville (contemporain), L'idéologie européenne, 2008, co-écrit avec Benjamin Landais et Pierre Yaghlekdjian, éditions Aden, 389 pages, 25 euros. Sur ce sujet-là, le Grand Machin européen, on dispose de l'exhaustive Europe, biographie non autorisée de Bruno Poncelet (Aden, 2014), du portrait assassin Le viol d'Europe - Enquête sur la disparition d'une idée de Robert Salais (PUF, 2013) et, toujours irremplaçables, Alinéa 3, l'Europe telle qu'elle et Privé de public de Gérard de Selys (EPO, 1993 et 1996). Qu'ajoute Monville? Rien de fort neuf. C'est très polémique, genre militant qui veut convaincre à tout prix, mais qui dans ce cas? Ni les eurolâtres (fichu d'avance), ni les eurosceptiques (n'en jetez plus!). Les novices et indécis, alors? Peut-être. Possible. On regrettera l'absence d'index tout en décernant un TB, tout y est ou presque et, quoique un peu lourdaud, le tour d'horizon est de type décapant et instructif.
11. Hugues Pagan (né en 1947), Profil perdu, 2017, Payot/Rivages, 410 pages, 20 euros. Dans mes archives, années 1988-96, j'ai six recensions Pagan, dont une interview. Et le voilà qu'il revient, ce grand parmi les grands du roman noir français, après quelque vingt ans de silence, sans vraiment atterir: l'action du roman, c'est 1979. Cela reste aussi glauque qu'on pourrait le souhaiter, univers de corruption organique, capitalisme oblige. Sans doute fait pour énerver: son superhéros, l'inspecteur principal Schneider, est macho à en être caricatural, un mixe de Thorgal, Flash Gordon et Blueberry. Avec style, tout de même. D'entrée de jeu, un interrogatoire au commissariat où la petite frappe interpelle le poulaga d'un "Ducon", dialogue de sourds voué à ne mener à rien: "Ducon était flic. Bugsy dealait. À chacun sa merde." Et deux paragraphes plus loin, ledit flic devant sa machine à écrire, "un engin sans âge et qui finirait par se suicider lui-même de vieillesse, un jour ou l'autre." L'humour flic, aussi, avec cette note interne après la découverte d'un corps sans vie: "il semblerait que le cadavre soit mort." Ajouter une connaissance fine des instruments de guerre civile, le riot-gun par exemple, tirant des chevrotines double zéro pour un carnage optimal: "fusil anti-émeute, conçu et réalisé à cet usage par les Américains, faucher la foule - noir de préférence." C'est que Pagan sort du lot, études de philo puis 25 ans de déloyaux services à la police avant de dégainer la plume. Chemin faisant, il cite Rilke, il décroche avec Ray Charles, Peggy Lee, les mélodies du sous-sol. Tourne-page garanti.
12. Jean-Luc Nancy (né en 1940), La communauté désœuvrée, 1990, Christian Bourgois, 1999, 278 pages, 11 euros à la bouquinerie Images. On peut avoir une affection pour Nancy sans y comprendre grand-chose. C'est mon cas. Cela me rappelle mes années à la petite école. Un problème de math où il fallait calculer la superficie d'une surface trouée de surfaces à en soustraire. Je n'y arriverais pas. On me collait en retenue durant la récréation pour terminer le devoir. Ça a duré un temps infini dans ma petite tête d'écolier regardant jour après jour les autres jouer dehors. Puis, quelques mois plus tard, bingo, j'ai compris, tout est devenu limpide, un jeu d'enfant. C'est à ce moment que je me suis dit qu'il suffit d'attendre, avec le temps, les brumes intellectuelles vont se dissiper. Avec Nancy, j'attends toujours. Il utilise des mots difficiles. Immanence, par exemple. Le sens du terme, me dit le dictionnaire des concepts philosophiques, varie selon les auteurs. Me voilà bien avancé. Mais les mots de Nancy invite à reconsidérer ce qu'on tenait pour évident, le mot désœuvré, ainsi, caractérisant chez Nancy notre "vivre ensemble" (sic) actuel: au sens d'un équipage de navire en perdition, sans histoire ni mythe, dans un monde qui "n'est pas un monde - c'est un amas, et peut-être immonde." Avec les mots de Hegel, cité par Nancy: "Ce qui est bien connu n'est pas connu du tout." De ce qu'il raconte, je n'ai quasi rien compris. Ce n'est pas grave. Il faut de temps à autre s'extraire de ce qu'on comprend trop bien.
13. John Berger (1926-2017), Landscapes, texts spanning the years 1968-2015, Verso, 2016, 254 pages, 15 euros at the antiquarian Het Ivoren Aapje. RIP: Yet another fallen comrade, 2017. His fight against "NATO culture" (quite to the point, hadn't seen it phrased that way before) will remain, as will his illuminating writings. His text 1979 on the peasantry, for instance, "survivors" in a double bind (capitalism is set on killing them, weather conditions too sometimes) & rather neglected by "most literature" which "whether adressed to an elite or mass readership, has degenerated into pure entertainment". Berger is a social class by himself, he swore never to "compromise his opposition to bourgeois culture and society" and never did. Whatever he set his eyes on, is seen as new, matter to ponder & understand anew. One cannot but be thankful for the gift.
14-15. Tomas Tanströmer (1931-2015), Minnena ser mig, 1993, Bonniers, 57 pages et Knut Lindelöf (né en 1945), Tack för idag, slut för idag, 2010, Tintomara, 174 pages, mentionnés pour être complet, leur recension, en suédois, feront l'objet d'une chronique distincte.
Statistiques. Lus ce mois de janvier 2018: 15 bouquins "pesant" au total 4.676 pages. 2017, pour sa part, s'est achevé sur l'achat de 104 livres neufs et 74 usagés, dont un grand nombre mis en attente... Par exemple le théâtre complet de Goethe en Pléiade 1942 (18 euros aux Petits Riens), le Die Sprache de Karl Kraus publié par Kösel en 1954, ou encore gardé en référence, telle la Phänomenologie des Geistes de Hegel éditée à Hambourg en 1952 et ayant appartenu au regretté Jacques Nagels (inscrivant au crayon la date d'achat: 1963). Les livres usagés ont cette magie de quelquefois offrir quelques indices nostalgiques sur leur parcours terrestre, et donc sur leurs anciens propriétaires, cet vieux exemplaire de poche 2002 de The Corrections de Jonathan Franzen portant dédicace au stylo-bille "Entre nous, frères intellectuels!" suivi d'une signature illisible: fréquenter les vieux livres, c'est comme arpenter un cimetière.