Bigrement grisâtre, ce mois de janvier. Pour qui dispose d'un fauteuil douillet et du temps à tuer (à très petit feu!), c'est une bénédiction. Par ici Claudio Magris et Thomas Hardy, magiciens immortels! Sombres soutes à la croix gammée, bienvenues! Héros de la Grande Guerre Patriotique russe, entre sans hésiter, c'est tournée générale! Perec et Jacobsen, ne restez pas sur le seuil, il y a place pour tous!
0. Je n'ai pas lu Michel Houellebecq (né 1956), Sérotonine, 2019, Gallimard, qu'un battage commercial d'enfer a diffusé sur tous les étals, même mon petit "press shop" (une pile paf sur le comptoir) et je ne le lirai pas plus tard non plus: j'ai tâté de sa prose et je n'aime pas trop. Cela étant, le "phénomène" Houellebecq, dont la romancière Catherine Millet a dit qu'il est "le seul à envisager de front les vraies questions qui se posent à notre société" (Le Monde, 4 janvier), ne s'évacue pas d'un haussement d'épaule. Les critiques et recensions, pour ma part, donnent assez à penser.
(Par contre j'ai lu son texte de "promotion" (le seul?) paru dans Harper's Magazine, janvier 2019. Non seulement il s'exprime de manière attrayante, rendant léger ce qui ne l'est pas, mais cela ne manque pas de sel, sur l'Europe, par exemple, qu'il n'aime guère: "C'est juste une stupide idée qui s'est mue en mauvais rêve, duquel nous nous réveillerons tôt ou tard." Historiquement, il est vrai, aucun empire n'a su perdurer. (Là, c'est traduction de l'anglais d'un texte déjà traduit, écrit à l'orgine en français. Houellebecq, pas polyglotte.)
1. Erich Auerbach (1892-1957), Mimésis - La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, 1946, Gallimard, 1968, rééd. coll. Tel, 2018 (trad. Cornélius Heim), imprimé par Dupli-Print (Domont), 553 pages, 15 euros. Ce n'est pas un roman de plage enneigée, une brique, écrite en tout petit caractères, brassant les rapports entre le mot et la chose, de Homère à James Joyce, trois millénaires. La chose, c'est notamment le peuple: à partir de quel moment existe-t-il? Bien tard. Chez La Bruyère (17ème), c'est une brève référence isolée à ces "animaux" à peine humains qui vivent dans des tanières et se nourrissent de pain noir et de racines, épargnant aux gens bien nés le dur labeur de semer les champs. Faudra attendre Zola... Parmi mes notes, Auerbach m'étant par moi-même imposé pour un petit livre en préparation, il y a des mots mémorables, de Montaigne par exemple: "Ils commencent d'ordinairement ainsi: Comment est ce que cela se faict? Mais se faict-il? faudrait il dire..." Comment je suis tombé sur Auerbach? Par le biais d'un article sur Frederic Jameson, qui y aurait trouvé riche matière pour comprendre le monde. Ah! mais alors ça ne pouvait être que bon!
2. Thomas Hardy (1840-1928), Under the Greenwood Tree, 1872, rééd. Penguin Popular Classics, 1994, printed in England by Clays Ltd, 222 pages, 1,5 euro. Et comment je suis tombé sur lui? Grâce à Virginia Woolf qui en disait le plus grand bien. À juste titre! Hardy a le génie de parler avec une sympathie communicative de la nature et de ses enfants, les petites gens. On a ici une troupe villageoise de choristes d'église et, pour tenir lieu d'intrigue, une amourette cheminant vers la publication des bans. Mais ce qui envoûte, c'est le rendu du langage populaire (Untel dont le mutisme atavique est de l'avis de ses amis "chose merveilleuse à écouter") et de la féerie du monde naturel, cette pomme de pin par exemple, qui dans la brume matinale chute "en compagnie des goutelettes" lâchées par les arbres.
3. Natacha Appanah (née en 1973), Une année lumière, 2018, Gallimard, 140 pages, 12 euros, Nomandie Roto Impression (Lonrai). Repéré sur l'étal du libraire: le fait qu'il s'agit d'un recueil de chroniques (toujours agréables pour se reposer de lectures plus ardues) et qu'elles aient parues dans la journal La Croix (ah! presse dissidente) m'ont décidé. Appanah est une personnalité attachante, son regard sur le monde aussi. Ce sont des petits riens. Telle sa décision de réarranger sa bibliothèque en placant les auteurs par affinité: ce serait en effet faire injure à Primo Levi de le ranger à côté d'une biographie d'un nazi. Ou les mots amers que lui inspirent l'uniformisation par obsolescence programmée de la France rurale, celle des Gilets jaunes...
4. Boris Polevoi (1908-1981), Un homme véritable, 1950, Les éditeurs français réunis, 1956 (trad. Roger Garaudy), rééd. 1966, 431 pages, 5 euros (bouquinerie Aurora), imprimé par Joseph Floch, maître-imprimeur à Mayenne. Par "véritable", ici, entendre: soviétique. C'est du pur héroïsme de "réalisme socialiste" Made in USSR. Cela a un côté rafraîchissant, surtout qu'il s'agit d'une histoire vraie, celle d'un pilote de chasse qui, abattu derrière les lignes hitlériennes, les pieds amochés, survivra à un périple solitaire de dix-huit jours d'efforts surhumains pour ramper jusqu'aux siens et, là, amputé des deux jambes sous les genoux, mener un combat d'une folle obstination contre la bureaucratie militaire afin d'être admis à nouveau aux commandes d'un avion de chasse. La finale, opposant notre héros à un Focke-Wulf-190 à croix gammée en collision frontale aérienne (c'est à qui "craque" le dernier) replongera sans doute certains nostalgiques de la Bibliothèque Verte (Hachette) dans le Grand Cirque de l'aviateur Pierre Clostermann (1962).
Sur cet aviateur, Alexeï Petrovitch Maressiev, voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexeï_Maressiev
5. Georges Perec (1936-1982), Un cabinet d'artiste, 1979, Livre de Poche, 1988, 125 pages (bouquinerie Par chemins, gratuit), impression Brodart et Taupin (Sarthe). On s'excusera d'avance devant les inconditionnels, mais ce Perec, comme certains autres, tiennent du morceau de bravoure, de l'exercic de virtuose. Quoi! Tout un (très) mince volume fantasmant sur un artiste inventé et vanté pour son œuvre maîtresse, un tabeau mis "en abyme", représentant un boudoir dont les tableaux sont reproduits et répétés à l'infini, de plus en plus petits, avec de légères variantes coquines (métaphysiquement parlant), tous répertoriés façon catalogue imaginaire avec faussse date, fausse origine, etc. Amusant? Ce qui est sûr, ce qu'il y a dû bossé, l'ami Georges. (Qu'on aime bien, se procurant l'autre jour son dernier-né, inachevé, "53 jours", ce sera pour une prochaine fois.)
6. Nekomaki (contemporain), Le vieil homme et son chat, 2015, éd. Casterman, 2018, 175 pages, 15 euros, trad. du japonais Ryoko Sekiguchi et Wladimir Labaere, imprimé par Edelvives (Madrid). Citons le bibliothécaire-t'en-chef: ce n'est pas un roman, c'est de la BD mais, en même temps, ce n'est pas de la BD, c'est du roman, enfin, chose littéraire. Sont contés, saison après saison, les petits riens venant meubler de poésie l'existence d'un vieux veuf et son gros matou, tous deux gourmands et vivant dans la meilleuren entente avec le facteur, le médecin, les voisins et les petits zoizeaux que gros minet, heureusement, n'arrive jamais à attraper. C'est pas qu'il ne veut pas, on connaît ça, les impuissants grincements des crocs derrière la fenêtre. Un petit délice. (Nekomaki, pas chercher, c'est un pseudo; derrière, il y a un illustrateur et un dessinateur - dont le nom importe peu.)
7. Jens Peter Jacobsen (1847-1885), Niels Lyhne, 1880, éditions Ombres, 2008, rééd. 2017, trad. du danois Sten Byelke et Sébastien Voirol, 257 pages, 12 euros, impression Pulsion.net. Et comment suis-je tombé sur çui-là? Le plus simplement au monde. Lisant une recension de la correspondance de Freud avec Martha Bernay (à qui il envoyait de la cocaïne glissée dans l'enveloppe), il lui raconte en 1895 que ce récit d'un poète irrévocablement athéiste "lui avait frappé au cœur plus profondément qu'aucun autre depuis sept ans", ce que rarement j'en puis dire autant au fil des lectures. Mais encore: que le livre a fasciné Rilke, Thomas Mann et Joyce. Moyennant de telles recommandations, comment hésiter? En 2019, vérification faite, pas sûr que le roman passe encore la rampe. Il y a certes un érotisme diablement suggestif, tout en coups de pinceau rubensiens, mais le style, d'une exaltation constante (la poussière qui "danse" dans les rayons de soleil est toujours "dorée"), l'ambiance de "comédie larmoyante", pour parler avec Auerbach, qui fait à tout de champ jaillir des larmes, ces personnages appartenant pour la plupart à une classe de rentiers qui font vertu de leur oisivité, c'est plutôt dérisoire et partant fatiguant. Il y a cependant de belles pages reflétant un féminisme fin de siècle (19ème), de plaisantes considérations qui tranchent sur le fanatisme anti-tabac ambiant (évocation de la "jouissance enivrante que peut éprouver une jeune fille à respirer en secret l'odeur de la fumée de tabac dont sont imprégnés les vêtements de son ami") et, surtout peut-être, émouvantes, les pages finales où notre poète, qui a "éduqué" sa jeune épouse à ne plus rien croire d'un papa-qui-aux-cieux, la voit, à l'article de la mort, faire appeler un prêtre. Placé dans la même situation un peu plus tard, il reste un roc, jurant à qui veut l'entendre, qu'il veut "mourir debout". Là, on se sent comme en phase avec le jugement de Freud.
8. Claudio Magris (né en 1939), Instantanés, 2016, Gallimard/L'arpenteur, 2018, trad. Jean et Marie-Noëlle Pastureau, 185 pages, 18 euros, Normandie Roto Impression (Lonrai). Magris, avec Hardy: une des grandes découvertes 2018. Ces courts billets dont la rédaction s'échelonne entre
1997 et 2016 sont un enchantement. Et un excellent modèle pour "animer" un atelier d'écriture "créative" (sic): faites-moi trente ligne sur quelques pigeons qui socialisent autour d'une fontaine, ou sur l'avenir des embryons congelés par l'État... Pour la solution, le corrigé, voir Magris. Qui cause ici de tout et de rien. Avec sérieux parfois, ça arrive: sur le "politiquement correct" qui va jusqu'à nettoyer de vieux livres pour enfants de mots heurtant nos nombreux petits tabous pudibonds. Il a belle expression pour cela: c'est une forme de "tolérance répressive". Le clin d'œil est fréquent aussi, comme lorsqu'il évoque tel poète obscur se réclamant de la paternité de Heine, en droite ligne, par dictée divine, ce qui fera dire à un commentateur peu charitable: "Force est de constater que Heine écrit beaucoup moins bien depuis qu'il est mort." Magris, on en reprend.
9. Gilbert Badia (1916-2004), Ces Allemands qui ont affronté Hitler, 2000, éditions de l'Atelier, 254 pages, 9 euros (bouquinerie Joli Mai), Normandie Roto Impression (Lonrai). Pour qui reste en défaut d'un exposé levant un coin de voile sur l'aberration (?) de l'ère hitlérienne, 1933-45, voici encore une pièce à verser au dossier. Venant rappeler que la majorité du peuple allemand approuvait, que les camps de concertration étaient signalés dans la presse française dès 1933, que les résistants seront longtemps considérés en Allemagne après la guerre comme des traîtres (sauf les conjurés de l'attentat de juillet 1944, des généraux bon teint, dès lors cités en exemple) et ce jusque dans les années 1980-90. Gilbert Badia parle en connaisseur, il a enseigné en Allemagne dans les années 1930 et a été fait prisonnier à Paris en 1943 par - j'allais dire - la gestapo française. Presque toutes les organisations de résistance sont passées en revue, de la Rose Blanche au Comité pour une Allemagne libre en passant par l'emblématique Orchestre rouge. Pour l'anecdote de type instructive: c'est en 1933 que Hitler fait promulguer une ordonnance "prévoyant l'arrestation de tout individu accusé de répandre des rumeurs «fausses ou déformées» sur le parti ou le gouvernement". Macron & Cie puisent à bonne source...