En juin, débarquement

La mois de juin est-il baudelairien? Poser la question à Byron et il rectifiera: 2024, c'est moi, toute l'année. Pas sûr que Félicien Rops sera d'accord. Verhaeren, lui, l'œil noyé des brumes de l'âme de son âme, se contentera de commander une tournée générale. Aux poètes! Ils ont toujours raison.

0. Geof Dyer (né en 1958), The Last Days of Roger Federer, 2022, éd. poche 2024

Dans sa version traduite en français, elle est ostensiblement empilée, façon promo, chez le libraire. Son titre est accrocheur et vu que, deux tables plus loin, la version originale est présente dans la section de livres en langue anglaise (& globish-yankee), pourquoi non? Ce qu'on appelle un achat très modérément réfléchi. Et ce en dépit d'une vieille résolution de ne plus rien lire émanant de la décervelante hégémonie culturelle états-unienne. Comme de juste, dans ce pot-pourri sur le thème du "der des ders" (bouquin, film, peinture, etc.), les béquilles valant faire-valoir sont en majorité de cette eau nord-américaine: Kerouac, les Doors, Robert Redford, Bob Dylan & Cie. La charpente est néanmoins bigrement solide: il a beaucoup lu et beaucoup retenu, Geof, sur Nietzsche, Turner, Brodsky, Cioran, DH Lawrence ou Philip Larkin - et on ne peut que partager sa ferveur pour la grandeur poétique de Bob Dylan dont il cite quelques vers inoubliables, entre Rimbaud et Neruda, de l'extraterrestre mélopée Isis (1975). Ajouter que, pour quiconque féru de découvertes dans le champ des arts, le livre est truffé de lucioles. Et d'anecdotes souvent plaisantes, comme ce coup de fil d'un Milosz déprimé demandant à un de ses amis polonais si, d'après celui-ci, ne serait-ce qu'un seul de ses poèmes vaut d'être qualifié de bon. Et Dyer d'imaginer la scène, transposée entre deux Anglais très british, suscitant alors la réplique: "Ah, maintenant que j'y pense, Mimotcha, non, je ne crois pas." Et, bis: l'impavide pessimiste Larkin racontant que, sa réputation de poète étant faite, il reçoit des lettres de jeunes demoiselles l'invitant, dans un anglais approximatif, d'arbitrer une compétition consistant à décréter laquelle, de deux copines, a les plus gros seins. La gloire, chose bien dérisoire. Abstraction faite des irritantes trivialités nombrilistes qui émaillent ce bouquin, quiconque aime la littérature y trouvera des pépites de Petit Poucet menant plus loin sur le chemin. Par exemple, Larkin, pour ma part: le choix de lettres édité par Faber en 1993, toujours disponble et aussitôt commandé.

1. Gilles Ortlieb (né en 1953), Au Grand Miroir, 2005, éd. poche Le Bruit du Temps 2024, 127 pages, 9 euros, impression Floch (Mayenne).

Sont retracées ici les quelque 800 jours, quasi continus, d'exil bruxellois de Baudelaire, à partir du 25 avril 1866 jusqu'à son "ictus hémiplégique" (AVC, hémorragie cérébrale) fatal qui le conduira à un retour, plus mort que vif, en France. On en regrettera l'imprécision: peu de dates et encore moins sur l'hôtel du Grand Miroir, chambre 39, au 28 rue de la Montagne, dont Baudelaire fera son spleenique quartier général durant toute cette période: rien sur le coût des nuitées (alors qu'on lit ailleurs qu'il n'a pas de quoi se payer le train pour Paris) sinon que ses relations, de mauvais payeur, sont avec la patronne exécrables, rien non plus sur la cessation des activités hôtelières, années 1920, la démolition du bâtiment vers 1960, dont la parcelle abrite aujourd'hui la Maison des Notaires. Pour un livre qui fait de l'hôtel son bandeau de vente, c'est pour le moins paradoxal. Le petit plongeon dans les années 1866-1867 offre néanmoins de quoi croustiller. L'express Paris-Bruxelles, par exemple, "qui ne mettait plus que six heures", écrit comme enchanté Ortlieb. Les dîners chez Madame Hugo où l'on bâille d'ennui. Le flop total des conférences qui devaient enrichir le poète désargenté en lui offrant les moyens de retourner glorieux en France. Et puis le Grrand Bouquin sur la détestable Belgique, jamais achevé, pas plus que la liste des titres envisagés, dont "La Capitale des singes" et "La Grotesque Belgique". Ortlieb aborde et pioche sa composition à la manière d'un membre du "fan-club" et sans doute faut-il en être aussi pour y trouver plaisir de lecture.

2. Charles Baudelaire (1821-1867), Lettres 1841-1866, Mercure de France, 1907, 539 pages, 3 euros (bouquinerie Petits Riens), impression Blay et Roy.

Comme le répétait avec force tel fin connaisseur des armes de la critique, en toute matière, il faut toujours aller aux sources. Donc, aux exégètes de Baudelaire, préférer les dits du ci-devant. Ce vieux recueil de lettres, sans doute incomplet et hélas dénué de l'appareil critique permettant de situer les correspondants, le prouve à suffisance. D'abord par le panoramique: sur les 343 lettres réunies ici, 119 vont à Auguste Poulet-Malassis, l'ami libraire et éditeur (c'est le fil rouge du Baudelaire graphomane en quête de reconnaissance littéraire et rémunératrice) et 61 à Narcisse Ancelle (notaire et "tuteur" financier du poète, presque toujours pour demander de l'argent: deuxième fil rouge). C'est dire. Que sa correspondance a essentiellement été "technique" avec deux versants: d'un côté, produire une œuvre, donc relire des épreuves à s'esquinter les yeux et œuvrer à son édition, et de l'autre, sonner à toutes les portes pour avoir de quoi vivre. Cela n'aboutit pas à une lecture très sexy mais, n'est-ce pas, il n'y a pas que "ça" dans la vie. Une seule lettre, ainsi, à sa compagne Jeanne Duval, et là encore, surtout pour causer argent. Défilent ici les membres du cercle restreint, Théophile Gautier, Flaubert, Manet, Proudhon et, surtout, Saint-Beuve. De même que les traits assassins: Victor Hugo? tout à la fois "un génie" et "un sot". Musset? c'est "son impudence d'enfant gâté qui invoque le ciel et l'enfer pour des aventures de table d'hôte" et "son torrent bourbeux de fautes de grammaire et de prosodie". Dumas fils? "Je suis bien aise que le fils de Dumas se marie. J'espère que les douleurs du mariage le puniront de sa détestable littérature." Autant évidemment pour les Belges, "Tout ce peuple est abruti", mieux, il est "inepte et lourd", pire, c'est le "peuple le plus bête de la terre". Ce qui est excessif est dérisoire, dit-on. Mais cela se discute. Et puis, en guise de popcorn, la friandise du mot rare. Ce "les gens réellement rectes et intelligents" - quiconque connaît "rectitude" comprend aussitôt, mais que c'est joli, ce "recte". Ailleurs, un "essayage" pour signifier un "essai", mais avec plus d'allure. Ajoutez les passages comiques: il se dit mal vu, en Belgique, et objet de médisances, étant qualifié de "agent de police", de "pédéraste", de "correcteur d'ouvrages infâmes", ce qui l'amènera à en rajouter: "j'ai répandu le bruit que j'avais tué mon père, et que je l'avais mangé". On l'a compris, ses lettres sont truffées de bonnes choses. Comme cette remarque sur le vœu de "sauver le genre humain" chez Hugo: "Mais je me fous du genre humain, et il ne s'en est pas aperçu." Euh, qui? Hugo ou le précité genre, dévêtu ou non? Suspense! dont Baudelaire a emporté le dénouement dans sa tombe. Baudelaire, on ne s'en lasse pas. (Réédition récente de l'œuvre en Pléiade - source de démangeaisons, ça.)

3. Charles Baudelaire (op.cit.), Curiosités esthétiques - L'Art romantique, Classique Garnier 1962, 895 pages, 8 euros (bouquinerie Petits Riens), impression André Tardy (Bourges).

Placé ici par esprit d'harmonie, ce n'est pas une brique lue entièrement, pas encore. Le premier tiers reproduit les très longs comptes rendus des Salons (de 1845, 1846 et 1859) et autres expositions de peintures que Baudelaire, en critique méticuleux de l'art pictural, a publiés. Mais c'est le fait social qui laisse rêveur: imagine-t-on, aujourd'hui, l'organisation de telles cimaises, dit autrement, l'idée même de soumettre aux suffrages du public ce que la peinture contemporaine a produit de meilleur et, par là, susciter une interrogation collective sur la représentation qu'une société a d'elle-même, réflexion accompagnée autant qu'alimentée par des comptes rendus critiques de presse, dont ceux de Baudelaire. Un des derniers à œuvrer dans cet esprit, mais en solitaire: André Malraux. On éprouvera un même sentiment de fécond dépaysement en lisant telle lettre polémique que Baudelaire a adressé au journal Le Figaro le 19 juin 1858: quel homme (ou femme) de lettres oserait aujourd'hui suivre l'exemple devant l'indifférence assurée qui en résulterait? Frappant, encore, l'éclectisme - l'encyclopédisme, si on veut - de Baudelaire, non seulement fin connaisseur des arts (Delacroix, Goya, David, Ingres, en tête), mais n'hésitant pas à discourir sur la religion, les joujoux d'enfant, les préjugés du moment ou les travailleurs de la mer. De même que, évidemment, sur ses confrères, présents ou passés: Flaubert, Chateaubriand, Edgar Allan Poe (dont il sera et le traducteur et l'introducteur en France) et Hugo, dont il analysera Les Misérables, en y voyant comme un "rappel à l'ordre d'une société trop amoureuse d'elle-même et trop peu soucieuse de l'immortelle loi de fraternité; un plaidoyer pour les misérables (ceux qui souffrent de la misère et que la misère déshonore), proféré par la bouche la plus éloquente de ce temps." Pour boucler ce bref aperçu, ces quelques considération sur les "sujets amoureux", pour ne pas dire érotiques, tirées du Salon de 1846 et de ses "estampes libertines", celles-ci lui donnant l'occasion de rappeler qu'on a là, dans la "luxure", "le sentiment le plus important de la nature", au point que, présenté au regard sous forme picturale, Baudelaire se sent mis "sur des pentes de rêveries immenses, à peu près comme un livre obscène nous précipite vers les océans mystiques du bleu." Et de souhaiter qu'un jour puisse jaillir "un musée de l'amour" où rien ne manquerait, "depuis la tendresse inappliquée de sainte Thérèse jusqu'aux débauches sérieuses des siècles ennuyés." Ici, chaque mot flamboie. Que dire de plus? Rien.

4. Roberto Calasso (1941-2021), Ce qui est unique chez Baudelaire, 2021, Les Belles Lettres 2021, 110 pages, 15 euros, impression La Manufacture Imprimeur (Langres).

Imprégné d'un cosmopolitisme culturel antique, dont l'indienne, védique, Calasso faisait école à lui seul et, ici, pour jeter ses lumières sur le phénomène Baudelaire en qui sans doute il se retrouve pour dire, cité en entame, "Je ne connais rien de plus compromettant que les imitateurs et je n'aime rien tant que d'être seul." De même, encore, peut-on supposer, dans le mépris affiché par Baudelaire à l'égard des mille et une breloques dont le siècle (le sien autant que le nôtre) encombre, "avec le zèle d'une ménagère", l'habitation bourgeoise - une "aberration", note Baudelaire, "qui rend de plus en plus difficile la perception de ce qui est." C'était auparavant l'apanage du bordel, ce qui ne manque pas d'être ironique puisque ce flambeau en toc s'est trouvé transplanté, pubs de l'habitat moderne aidant, dans le logis du moderne citoyen normalisé. Bordel, restons-y, tant Calasso brode dans cet essai sur un rêve de Baudelaire dans lequel çui-ci s'est trouvé dans le devoir "d'offrir à la maîtresse d'une grande maison de prostitution un livre de moi qui venait de paraître", à savoir, présenter de ses propres mains le premier exemplaire des Histoires extraordinaires d'Edgar Allan Poe - dont la traduction, précise Calasso, allait devenir "le seul revenu solide de sa vie." Il faut de tout pour faire un monde. Mais, surtout, de bons petits bouquins. C'en est un.

On ajoutera ici, non encore digéré, en guise de mémo, Les poètes maudits de Verlaine, 1884-1888, dans la bienheureuse réédition 2022 (257 pages, 20 euros 90) aux éditions Le Chat Rouge, augmentée d'une joyeusement pénétrante préface de Gérard Duchemin et de quelques articles sortis de la plume de Verlain, dont celui, à juste titre dithyrambique, sur... Baudelaire, publié deux ans avant la mort de çui-ci, en 1865, dans la revue L'Art, où on lit notamment que "Nul, parmi les grands et les célèbres, nul plus que Baudelaire ne connaît les infinies complications de la versification proprement dite. Nul ne sait mieux donner à l'hexamètre à rimes plates cette souplesse qui seule le sauve de la monotonie." Un livre à savourer avec la lenteur du vol des anges. On y reviendra.

5. J.-K. Huysmans (1848-1907), Félicien Rops, l'œuvre érotique, 1896, éd. 2023 EST-Samuel Tastet, 63 pages, 12 euros, impression Pulsio (Sofia, Bulgarie).

L'intérêt est double ici. Par sa richesse iconographique, d'abord, vingt-quatre reproductions (dont six en couleur) d'érotisme iconoclaste du sulfureux peintre, contemporain (1833-1898) de Huysmans et ami de Baudelaire dont on lira ici un des poèmes (Les bijoux) qui devra attendre 1949 pour se défaire de la censure pudibonde de la justice de 1857 - de même que le frontispice que Rops a produit en 1866 pour Les épaves de son âme-sœur poète. Ajoutez tous les autres, le célèbre pastel Dame au cochon, la non moins célébrée Tentation de Saint-Antoine avec sa rigolarde pute crucifiée, sans compter, en nombre, les figures sataniques et lascives - pas sûr que tout cela soit allègrement exposé au musée Rops à Namur... Et puis, secundo, en contre-point, le texte plutôt coincé de Huysmans dont le langage semble trahir une sexualité pénétrée de dégoût et de bigoterie. Le sexe? Une "saloperie", un "charnier des misères et des hontes", des femmes comparées à des "larves" dont le "Diable sait de quelles vertus infâmes (elles sont) douées". Curieux, curieux...

6. Andrew Stauffer (à vue de nez, la quarantaine), Byron - A Life in Ten Letters, 2024, Cambridge University Press, 400 pages, 34,95 euros, impression CPI Group.

Le regain d'intérêt pour Byron tient de la commercialisation du calendrier. Mort pile en 1824 (à 36 ans, fauché par la malaria), ça fait en 2024 deux cents ans pile à mettre en valeur sur les bouquins commémoratifs. Dont çui-ci, vanté ici et là dans la presse littéraire, fort volume relié avec de jolies reproductions de portraits d'époque, correctement imprimé mais sur un papier glacé dont la blancheur éblouissante hélas souvent gêne. Byron est considéré par d'aucuns comme un maestro de l'art épistolaire, avec quelque 3.000 lettres à son actif - venant fort heureusement pallier la destruction de ses manuscrits de mémoires par ses proches "amis" afin que les frasques libertines effrénées du poète ne viennent pas ternir sa gloire posthume. Dans ce volume, comme indique le titre, il n'y a que dix lettres tenant le rôle de jalons chronologiques. À défaut de pouvoir juger de leur qualité littéraire, leur style, fait d'une déroutante avalanche d'incises, presque haletante, ne manque pas de fasciner. Le sujet proprement dit du livre est cependant ailleurs, l'auteur ne faisant que (énième) œuvre de biographe. L'empathie n'est pas son fort, cela se veut sérieux, donc de vulgarisation académique, donc plutôt soporifique. On assiste ainsi à la montée du riche et noble poète au firmament des arts, à sa perte de respectabilité mondaine en raison de sa liaison torride et incestueuse avec sa demi-sœur, une parmi tant d'autres: durant sa brève période vénitienne, il fera de toute la cité son bordel personnel. Tout en noircissant d'épiques poèmes des kilomètres de papier. Voici quelques lignes inspirées par la mort prématurée de son ami de plume, Percy Byssche Shelley, auquel il fera ses adieux devant le bûcher funéraire improvisé sur les rives du golfe de La Spezia, où le cadavre du poète noyé avait été rejeté: "Go ponder o'er the skeleton ... / Death laughs at all you weep for" (librement traduit: Va méditer sur le squelette ... / La mort rit de tout ce que tu pleures).

7. Gérard de Nerval (1808-1855), Sylvie, 1853, Les Éditions Variétés (Montréal) 1946, 87 pages, 5 euros (bouquinerie Petits Riens), impression "Printed in Canada", sans plus.

Une charmante petite chose, ouvrage de belle imprimerie à cahiers cousus, cela ne se refuse pas, quoique entaché de l'inexcusable omission de la date de publication originale (donc, Internet aidant, 1853). D'autant que charmeuse, également, l'historiette romantique d'une valse-hésitation amoureuse pour et entre trois jeunes dames, l'une actrice dans le rôle de la volupté dédaigneuse, l'autre d'une beauté toute spirituelle hélas ravie par un couvent et la dernière - notre Sylvie -, lasse d'avoir trop dû attendre que se déclare son ami indécis, mariée à un autre - enfer et damnation! Et puis c'est du Nerval et c'est conté avec style. Mise en bouche: "Quelques villages s'abritent ça et là sous leurs clochers aigus, construits comme on dit en pointes d'ossements." Pas un mot de trop, pas un mot qui fasse défaut, du grand art. La bonne littérature est une friandise qui ne donne aucune carie aux dents.

8. Verlaine (1844-1896), Parallèlement, 1888, éd. du Cluny, 1942, 280 pages, 2,5 euros (bouquinerie Petits Riens), impression Darantière (Dijon).

Encore une petite chose délicieuse que ces éditions de Cluny ont pourvu d'une jacquette ornée d'un charmant dessin-gouache de Berthold Mahn (1881-1975) et, comme il se doit, d'un bel art typographique - l'analyse de l'avachissement esthétique de l'édition actuelle (typo rachitique, interlignage misérable, marges rognées, papier sans âme) reste à faire: c'est au point qu'un livre sur deux, au bas mot, repousse l'achat même quand le texte y contenu est attirant. Mais il s'agit donc de Verlaine, ici, son mélodieux versant - mettons - sexué. Heur et malheur de la chair, célébrée de ricanements doux-amers. Ce portrait d'une élue, par exemple: "Tes yeux, tes cheveux indécis, / L'arc mal précis de tes sourcils, / La fleur pâlotte de ta bouche, / Ton cœur vague et pourtant dodu". Essayez de faire mieux! Ou cet élan vers telle autre: "Primo, je baiserai vos lèvres, / Toutes! C'est mon cher entremets". Ou encore, faisant comme un pied de nez à l'albatros de Baudelaire: "L'imagination, reine, / Tient ses ailes étendues, / Mais la robe qu'elle traîne / A des lourdeurs éperdues." Parfois, certes, c'est un peu lugubre et cru: sur l'amour, "Elle ressemble une putain dont les prouesses / Emplirait cent bidets de futurs fœtus froids". Le plus souvent, cependant, il fait, hachuré de syntaxe mallarméenne, œuvre de magicien saltimbanque. Comme dans cet autoportrait: "Triste et gai, je concède assez vif, d'aventure, / Quand il sied, assez lent par hasard, s'il le faut." Ou dans ce manifeste politique qui n'a pas pris une ride: "En ce siècle qui prend la fuite / Nous possédions, déjà, très las / Mais obstinés dans la poursuite / D'un mieux toujours pas bien, hélas!"

9. Julien Gracq (1910-2007), Préférences, 1947-1960, éd. José Corti 1961, rééd. 1981, 276 pages, 7 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), Imprimerie de la Manutention (Mayenne).

De cette collection d'essais, très touffue (Lautrémont, Jünger, Poe, Novalis), servie par un français presque trop impeccable, trop travaillé, trop précieux - marque de fabrique chez Gracq -, le plus stimulant est Pourquoi la littérature respire mal, issu d'une conférence donnée en 1960. On retiendra la date. C'est il y a plus de soixante ans. Or il note donc ici, en 1960, par hypothèse, que "nous sommes entrés dans une de ces périodes qui n'osent pas, ou qui ne savent pas encore dire leur nom". Ose-t-on, sait-on mieux aujourd'hui, en 2024? C'est à garder en mémoire devant les quelques constats et observations de Gracq qui suivent. À savoir que, pour lui, il y a une césure aux alentours de 1840-1850 faisant que là où, précédemment le renouveau littéraire supplantait le panthéon ancien, désormais il y aura coexistence d'écoles parfois même aux antipodes. Dit substantifiquement: exit, le panthéon. Ensuite, l'effacement du fonds culturel collectif: là où les classiques s'abreuvaient de littérature latine et, plus rarement grecque, ainsi que des Écritures va succéder une littérature qui cesse de "voguer lestée", c'est une "rupture en profondeur qui largue presque d'un coup vingt-cinq siècles de littérature." Gracq n'en veut pour preuve que la quasi disparition de la citation latine, avançant le fait que le groupe surréaliste "est sans doute la première école en France dont la grande majorité des poètes n'aient jamais appris un seul mot de latin." Voilà qui donne à réfléchir.

10. Villiers de l'Isle-Adam (1838-1889), Le convive des dernières fêtes, éd. Retz-Franco Maria Ricci, 1979, 122 pages, 6 euros (bouquinerie Petits Riens), impression ateliers de Franco Levi.

En contre-point des regrets formulés plus haut, voici du très bal art: le fait que cette Collection Babel fut dirigée par Jorge Luis Borges n'y est sans doute pas étranger. Texte en caractères Bodoni imprimé à Milan en corps 12 avec interlignage de 18 points cicero et une marge inférieure de 4 centimètres, le tout couché, y apprend-t-on, sur "papier Vergé de Fabriano" en 4000 exemplaires dont le mien, cachet faisant foi, est le 2478ème. Donc, plaisir de l'œil et de l'esprit - quand bien même les contes (cruels) de Villiers de l'Isle-Adam se trouvaient déjà dans les rayonnages. Lire, c'est relire, et inversement. Des sept contes réunis ici, dont le célèbre sépulcral Véra, c'est L'enjeu qui invite cette fois à en dire deux, trois mots. À commencer par la peinture de sa vedette, "un de ces diacres sevrés de toute vocation" avec des "prunelles noiraudes, vindicatives" et comme mû par une "énergie naïvement barbare". Il est habité par le démon du jeu et, lorsque se lève le rideau du récit, n'ayant plus sou vaillant, il propose comme mise, en quitte ou double, de révéler, s'il devait encore perdre, ce qu'est en vérité "le secret de l'Église". Chose acceptée avec des sourires narquois mais néanmoins quelque peu inquiets. On s'en doute, il va perdre à nouveau. Au risque de déflorer l'intolérable suspense, voici donc que notre sombre personnage se lève et prononce, "d'une voix basse, mais qui sonne comme un coup de glas (...)", cette fantastique parole: «Le secret de l'Église? C'est... C'EST QU'IL N'Y A PAS DE PURGATOIRE»." Qu'est-ce qu'on dit? On dit hahaha.

11. Gustave Flaubert (1821-1880), Les mémoires d'un fou, 1838, éd. Allia 2024, 110 pages, 8 euros, impression non renseignée.

"Enfant j'ai rêvé d'amour - jeune homme la gloire - homme la tombe, ce dernier amour de ceux qui n'en ont plus." La confidence est peu réjouissante mais livre assez bien ce qui deviendra le versant vieux garçon reclus et solitaire du grand et justement célèbre styliste, esquissé dans ce bref texte intime rédigé à l'adresse de son vieil ami (et parrain) Alfred Le Poittevin: il ne connaîtra une publication qu'en 1900, vingt ans après la mort de Flaubert. Le clou n'était pas bien enfoncé? Le marteau est à portée de main et voilà, d'un deuxième coup: "Enfant j'aimais ce qui se voit, adolescent ce qui se sent, homme je n'aime plus rien." Ce qu'écrivant, Flaubert n'avait même pas vingt ans, "roman de jeunesse" est l'étiquette accolée et, de fait, ces pages tracées à cœur ouvert ont pour centre véritable un hénaurme dépit amoureux: l'amour fou de ses quinze ans à un moment où volupté rimait avec l'univers de Byron, des Werther de Goethe et Hamlet de Shakespeare, amour romantique s'il en est puisque la belle, l'élue de son cœur, est une jeune dame mariée, et mère d'une fillette encore bien. C'est une curiosité, mettons.

12. Émile Verhaeren (1855-1916), Les villages illusoires 1887-92, éd. Espace Nord 2021, 216 pages, 9 euros, impression Smilkovprint (lieu non précisé).

Après avoir papillonné dans ces pages aux étages chronologiquement disjoints et que, refermant le bouquin pour s'octroyer une pause méditative sur cet auteur au nom archiconnu mais jusque-là tenu à distance: après cela, donc, le regard vient à glisser sur le portrait de couverture dû au peintre illustrateur Anto Carte (1886-1954) et on ne peut que se dire: concordance parfaite. Car il y a une tristesse infinie dans ce visage aux yeux de chiot mal aimé avec ses cernes lourds d'une sombre fatalité - et les textes, idem. Ce ne sont ici que "horizon noir", "morne crapaud pleureur de lune", rivières aux "digues pourries", "longue et funèbre absence", "morne et longue et pauvre plaine"... Neurasthéniques, s'abstenir! Un répit est heureusement ménagé entre les deux extraits de recueils de poésies (Les Débâcles, 1888, et Les villages illusoires, 1894) par un choix de billets produits entre 1887 et 1892 pour différents quotidiens et périodiques. Évidemment, la tonalité reste celle de la basse continue, à preuve cette errance nocturne tapant avec "la canne d'ennui la sonnante vacuité des trottoirs", la tête emplie de "sans causes mélancolies", non sans jeter au passage, d'exquises trouvailles poétiques, telle cette "âme de mon âme" ou cette "très douce fraternité de vice". Verhaeren demeure indécrottablement sombre mais - opinion de dilettante - cela passe mieux en prose qu'en vers. Par exemple, ce coup d'envoi: "Ce qu'il faut se clouer: écrire pour soi seul. Autour? Les becs de canard de la bêtise, ouverts." Voilà bien quelqu'un qu'on gagnerait à mieux connaître.