Avis de parution. Que faire! Un pamphlet signé Erik Rydberg, appel à une réflexion collective à gauche. Préface de Samir Amin. Éditions Couleur livres. On en trouvera ici l'introduction...
Que faire? La question a ses lettres de noblesse plébéienne. Elle a servi de titre guerrier à la brochure – 266 pages tout de même dans la traduction aux Éditions sociales de 1971– que Lénine a publiée au tournant du siècle dernier. Elle s'achevait sur un appel à la gauche pour “liquider la troisième période”, désignant le temps “de dispersion, de désagrégation, de flottement” qui prévalait alors, et qui n'est pas sans rappeler, cent ans plus tard, les conditions auxquelles la gauche se voit confrontée aujourd'hui.
Le titre du livre de Lénine est, pour beaucoup, devenu aussi familier qu'une crécelle de mots croisés. Mais il n'était que reprise. Le délicieux “Que faire?” de Nicolaï Tchernychevski, publié en 1863 (réédité en 2000 par les Éditions des Syrtes), avait à l'époque séduit une génération entière de lettrés radicaux en Russie, et pour cause: ce conte utopique esquisse une société émancipée, autogestionnaire et de totale égalité entre hommes et femmes. Il est de ceux qui, encore aujourd'hui, est fait pour délecter. Certes, pour boucler la boucle, comme l'indique la préface au Tchernychevsky, cet autre radical jusqu'à-boutiste qu'était Babeuf, guillotiné par les oligarches de l'époque, avait lui aussi produit en 1795 un article nommé “Que faire?”. Rendons à César...
La série n'est pas close cependant. Au printemps 2016, alors que ce petit livre était en cours de rédaction, le hasard des visites en librairie croisera le dernier-né du philosophe français Jean-Luc Nancy, dont les écrits affectionnent la position du tireur critique embusqué. Il l’a intitulé Que faire? (Éditions Galilée), il a fait le même choix! Pourquoi non? Nancy, arpentant un monde où les “valeurs” sonnent creux et où tout semble faire impasse, y voit une forme d'espoir: c'est en effet dans les “périodes de vacance de l'esprit” comme la nôtre que, bien souvent, se préparent des “surprises”. Croisons les doigts.
Le propos, ici, est différent. N'étant ni philosophe, ni révolutionnaire professionnel, mais flâneur des circuits de l'obscurantisme contemporain, c'est à la discussion et au débat que ce livre invite, une discussion de nos présupposés, surtout. Il y a bien longtemps s'est imposé à moi comme une évidence, jusque-là masquée, qu'il est des choses qui nous font avancer et d'autres qui nous font reculer, et que l'enjeu crucial est de faire le bon tri. La perspective est évidemment marxiste: nous en sommes tous les héritiers comme disait Derrida en 1993, qu'on le veuille ou non, inconsciemment ou – autant chercher à l'être – consciemment.
Mais pour en revenir aux sujets de discussion qui me semblent importants aujoud'hui, en huit chapitres thématiques, ce sont, dans l'ordre:
- L'univers des mots qui telle une bruine sature notre faculté de penser, l'oriente à notre insu en y déposant des concepts téléguidés, “novlangue” et pensée unique comme on dit: le premier des combats est d’en reprendre possession, forger son propre lexique
- La propagande au quotidien sous forme de planification urbaine, verre, béton et acier, parent pauvre de la critique émancipatrice: plier et asservir notre penser par un hold-up sur les mots va de pair avec la domestication de nos faits et gestes par injonctions urbanistiques
- La scène internationale sous régime du capitalisme des oligopoles mondialisés, bien sûr, affrontement entre nations dominantes et dominées, du nord et du sud, qu’on désignera plus correctement sous les vocables Centre et Périphérie: tenter d'y voir clair, comme la 1ère Internationale des travailleurs déjà le recommandait en 1864
- La question du choix de terrain de combat est enfant du précédent, local ou global, national ou supranational, souverainisme versus “gouvernance” mondiale désétatisée, “Brexit” ou Marché commun: quelle ligne de front de libération? Che Guevara, pour mémoire, était patriote
- Le religieux, dont on dit aujourd'hui qu’il faut le “déradicaliser”, le noyer dans le “multiculturel”: affaire de foi ma foi. Dans le dieu Argent? L'Esprit demande ici à être désencombré.
- Le tabou du parti, autre œillère encadrant le penser “correct” chez les orphelins de la gauche: rejet épidermique et petit-bourgeois de toute organisation structurée pour renverser le pouvoir (seuls les syndicats en préservent l'ancrage): sans s'organiser pourtant, enseigne l'histoire, jamais rien ne change
- L'histoire, justement, qu'une dictature de l'immédiat efface, enfer d'un éternel présent, à tout instant cliquable, arme suprême de la propagande diffuse: faire en sorte que personne ne sache d'où on vient afin que personne ne se demande où aller
- La civilisation de l'écrit, pour terminer, mais peut-être faudrait-il dire civilisation tout court: résoudre le “problème de la transition” est la grossse affaire qui est sur toutes lèvres alors que, en réalité, à peine débattue, elle est en cours, basculement d'un mode de vie à un autre, d'une forme de rapport à la réalité à une autre, “virtuelle”, saut dans l'inconnu?
Donc, que faire! Avec un point d'exclamation. Celui qui ouvre la discussion, le débat. Avec le courage de remettre en question le préconçu et le premâché pour, avec la belle formule de Paul Veyne, passer “du concret aveugle à l'abstraction vraie”. Il n'y a pour cela qu'une ligne de conduite, comme rappelle George Labica à propos de Robespierre et Saint-Just en 1794: “Osez! Ce mot renferme toute la politique de notre Révolution.” Kant tenait, dix ans auparavant, note encore Labica, le même propos: “sapere aude!”. En français: ose savoir. Il n'y a rien de plus difficile, rien de moins subversif.