Un roman de l'inachevé, inachevé

La conscience ne lui en était pas venue sur le champ mais c'était à ne pas s'y tromper: il était tombé amoureux.

Cela arrive même à septante ans passés.

Amoureux de quoi? Car c'est bien en l'espèce le pronom qui convient. Pas de qui, mais de quoi.

D'un beau nez.

Il n'en avait jamais vu d'aussi beau, d'aussi splendide, charmant, sexy, excitant.

Non que la jeune femme qui en était la très fortunée propriétaire fut disgracieuse. Plutôt jolie, en fait, gracile, même séduisante pouvait-on dire.

Mais c'est le nez, lui qui plongeait son poignard dans le cœur, le laissant comme tétanisé.

D'autant qu'il était tombé - amoureusement - sur un livre, paru en 2010 chez Artelittera, retraçant la brève vie de Maria Benz, dite Nusch, morte à 40 ans en 1946, adulée par Picasso, Man Ray et Paul Eluard, dont elle fut l'épouse. Un livre plein d'images, d'elle, de son nez, fabuleusement divin. Mais, donc, nez d'une morte, ce n'était pas de très bonne augure.

Il l'avait aperçue à la terrasse d'un bistrot où il avait ses habitudes, un débit de bière à l'air fatigué, comme les moquettes assoupies couvrant banquettes et sièges, comme les grands miroirs qui renvoient des reflets de vie, également fatigués, voire des fantômes nés de vapeurs chtoniques: Verlaine devant son absinthe, Joseph Roth dans son pardessus élimé, titubant devant la porte des toilettes.

Cette terrasse, elle y était venue à quelques reprises. Assise en compagnie d'un lait russe et d'une longue cigarette à fin fuselage.

Elle se présentait à son regard de profil. Elle, donc, aussi lui, le nez. Il ne pouvait cesser de le contempler.

Ce nez me rendra fou, se disait-il en guise de dialogue avec son ange gardien, envoûté autant que lui, c'est dire.

Elle n'était pas à chaque fois seule. Partageait de temps à autre sa table de terrasse, un homme dans la quarantaine, râblé, mal rasé, les sourcils épais et incultes, les cheveux coupés à ras, le regard éteint, indifférente au monde extérieur: le type maffieux, pour résumer.

Était-ce le mari, l'amant, un parent, un ami, son mac?

Bizarrement, ils ne se disaient rien. C'était le seul élément d'identification de leurs rapports susceptible d'être affirmé avec certitude.

Même chose pour la question de la jalousie. En éprouvait-il? Il était fasciné par le nez et tout le reste relèvait de la spéculation philosophique. Voire théologique. C'est kif.

Trouvant inspiration dans une Westmalle Triple, il avait mis au point une manière de l'aborder.

Il lui aurait dit: Savez-vous qu'avec un nez pareil, je ne vous conseillerais pas de vous lancer dans la boxe. Il n'y résisterait pas.

Testée sur des amis d'ivrognerie, la formule ne provoquait que moues dubitatives. Et, tape dans le dos, l'admonestation de revoir la copie. Sans doute avaient-ils raison.

Les jours passèrent.

Des véhicules, aussi. Avec cette obstination qui donne l'illusion d'aller quelque part. Vroum, vroum.

Dans le bistrot, il montait le guet. Viendrait-elle, ne viendrait-elle pas?

Parfois, il voyait son maffieux. Seul.

Si, d'aventure, c'était son mac, la possibilité existait de découvrir où elle exerce son métier, le plus vieux du monde. Cela le plongeait dans des rêveries de chair blanche, de toison moite, de creux d'aisselle dégageant une odeur de vanille.

À d'autres moments, levant le regard sur l'immobilité indéchiffrable du mobilier de bistrot, il se dit, comme pour retarder une mort inéluctable (elle n'est jamais loin), que ce pourrait être le début d'un roman.

Un roman où il ne se passerait pas grand chose. Il y aurait lui et elle. Et il y aurait son nez.

Droit, très fin, légèrement plus long qu'à l'ordinaire mais tellement parfait dans le prolongement de la courbe du front, le surplomb de lèvres délicatement dessinées pour fredonner des vers de Sappho.

Ce pourrait même être un film. Noir et blanc. Tamisé. Avec des effets de gros grains. Le nez s'y découperait sur fond de brume. Au bord de la Seine, par exemple, ou de l'Escaut à Saint-Amand.

Il voyait ça sur un mode confidentiel: projection privée dans une vieille villa abandonnée à sa décomposition, au bord d'une départementale déserte, loin de tout. Il regarderait le film, seul avec une bouteille de Schwarzwald dry gin, 47°.

Le roman, lui, poserait des problèmes d'intrigues. Quelle suite aux mystérieuses relations entre le maffieux et Beau Nez, ainsi qu'il avait choisi de la baptiser ? Quelle suite à l'incongrue tentative de lui adresser la parole (ne vous lancez pas dans la boxe) ? Après: quoi?

On l'imagine mal épouser un nez. Ni entamer avec lui une liaison.

Il y a là comme une tragédie muette, sans mots, sans chœur, sans action sinon latente, prémonitoire, indécise du début jusqu'à la fin.

Un roman de l'inachevé, inachevé. C'est le titre qu'il lui avait trouvé. Cet intitulé définitivement provisoire lui semblait avoir la concision d'une pensée orpheline. Car survint le moment, la période, l'éternité où elle ne fut plus aperçue, entrevue, inhalée.

Disparue de la surface de terre, du lopin qui lui tient lieu.

Effacé du royaume des mortels où se meuvent des carcasses humaines au stade terminal de l'hébétude.

Bref, nulle part, elle, ni lui, le nez.

La rue du bistrot en prenait une gueule de désolation.

Un air de bout de tunnel obturé.

D'elle, il ne savait rien, nous non plus. De lui, guère plus.

Existe-il seulement?

Seul un nez de conte de fées l'atteste.

Nous ne pouvons pas en dire autant.

Existons-nous?

Rien ne l'atteste.