Une association de gens bien éduqués a fait choix d'approfondir le sens à donner à la notion de sobriété, alias thématique sociale, sujet de réflexion, idéal du bien vivre, précepte de type écologique et théologique. Pourquoi pas? Contribution d'un électron libre.
Croiser des lectures récentes donne bien souvent un coup de pouce à la compréhension d'une notion jusque-là dérivant telle une méduse timide à la périphérique du vocabulaire. La sobriété, mes dieux! qu'est-ce donc? Bien sûr, voilà qui évoque, au registre des normes de comportement, l'invitation publicitaire à ne consommer de l'alcool qu'avec modération, voire celle, au volant d'une automobile, celle de n'écraser personne à plus de trente kilomètres à l'heure. Et là, à une réplique restée dans les annales des bistrots de quartier: "Ivre mort, je conduis comme un Dieu, à tombeau ouvert!"
Ceci pour dire que la sobriété ne prend en général des couleurs que dans sa négation, l'ébriété, la passion, l'amour fou, l'audace, l'audace et encore l'audace, insolente.
D'où l'intérêt des lectures croisées. D'un côté, hasard des flânes, celle de l'auteur-philosophe de science-fiction Philip K. Dick (1928-1982). Dans L'art de construire un univers qui ne s'écroule pas au bout de deux jours de 1978, mais réédité en 2024, il fait ainsi un aveu. C'est dans le cadre d'une discussion sur ce que serait la réalité de la réalité au départ de Parménide et d'Héraclite. L'aveu, le voici: "J'ai un amour secret pour le chaos". Voilà qui semble bien loin de l'idée de sobriété mais, donnée non négligeable, qui enrichit joliment la palette de ses négations.
De l'autre côté, c'est une petite étude de l'essayiste-philosophe Clément Rosset (1939-2018) intitulée La guerre et la paix, sortie en 2018 aux Belles Lettres aux côtés de trois autres brèves méditations. Car on lit ici que les Grecs des VIe et Ve siècles avant notre ère ont "découvert, et peut être les premiers, les vertus de la mesure." - "une invention majeure dont nous sommes, nous Européens, redevables" et qui, à côté de cette autre, la démocratie, a inspiré "les plus belles réussites esthétiques" de même que "la dénonciation de son contraire, c'est-à-dire de la démesure." (La mise en exergue en caractères gras est de l'auteur.) Démesure dont Rosset rappelle que les anciens Grecs, encore eux, l'ont pensé sous la forme d'un intraduisible: l'hubris, soit cette "folie qui consiste à aller, ou vouloir aller, plus loin que le champ du possible." Pas sobre, ça, pas du tout.
Voilà le moment de marquer une pause.
Pas très philo...
C'est que la sobriété est singulièrement absente des vocabulaires de philosophie que l'honnête créature humaine a en bibliothèque, que ce soit dans l'épais Comte-Sponville (2013, Quadrige, éd. revue 2021), le non moins épais classique Lalande (1902-1923, éd. augm. Quadrige 2006), l'irremplaçable et très épais Cassin & consorts sur les intraduisibles (2019, Seuil/LeRobert) ou encore le petit mais très maniable Alain Lefèvre (1985, Belin poche 2009). Il en va de même, peu ou prou, des synonymes de sobriété: modération, réserve, tempérance (enfouie chez Cassin dans l'article sur "phronésis/prudentia", la sagesse dite pratique) ou la mesure, justement, qui reçoit chez Comte-Sponville un développement coquet: partant du petiot recevant gâteau de maman et qui s'écrie "J'en veux trop!", il en vient, en contre-point de ce babil imagé de démesure, à la "juste mesure", soit "une certaine qualité, ou un certain idéal, de modération, d'équilibre, de proportion, vers lesquels doivent tendre nos œuvres et nos actes."
Ce qu'indique déjà cette ébauche de définition, c'est qu'une réflexion sur la notion de sobriété gagnerait à s'interroger non seulement sur la modération (et alors qui, par qui, pourquoi?) mais aussi sur l'idée d'équilibre et de proportion dans ce qu'on pense et fait, à soi-même et à autrui.
Voilà qui est piégeux. Car ce qu'on entend en général dans la rumeur dominante, s'agissant de la sobriété, ce sont des raisonnements, au mieux, du type préfabriqué ânonné, et au pire, à caractère très superficiellement philosophique (lire: cherchant à frayer un discours de vérité), mais, bien plutôt, de type politique, normatif et, là, de tendance "écologiste" melliflue.
Entendre par là: sobriété dans la consommation de ressources rares et non renouvelables, sobriété dans l'aménagement du territoire (jargon signant une ossification bureaucratique), sobriété au nom du durable, du soutenable, de la "planète" et de générations futures qui ne sont de facto demanderesses de rien du tout. Ni de sobriété, ni de chaos.
Cela part évidemment de bons sentiments. Mais hélas, comme on sait, les enfers en font leur pavement rutilant, d'une luminosité aussi séductrice que la verdoyance d'un gazon produit par les entreprises Disney Inc.
Ah! la démesure...
Hélas, car cette sobriété-là, éco-bio-responsable, n'est pour ainsi dire accessible qu'à la frange des revenus médians: en-dessous, elle est hors de portée des bourses; au-dessus, elle ne provoque que des plaisanteries sarcastiques venant égayer les cocktails. C'est un peu caricaturé, mais soit!
Ce qui est plus gênant, philosophiquement, cette fois, la sobriété s'étant élevée au rang de thème de société sans qu'on sache très bien au fond pourquoi, c'est la question de savoir quelle réponse elle pourrait apporter à sa négation, la démesure.
La démesure du capitalisme et son "système sorcier" (Isabelle Stengers, 2005), par exemple. Ou la démesure dans la corruption des gouvernements "qui commence presque toujours par celle des principes" (Montesquieu, 1748). Ou la démesure de l'envahissement d'acculturation mondiale mené par les États-Unis, "pays le plus radicalement non philosophique du monde" (Kojève, cité par Aron, 1983). Mais encore la démesure dans "l'abêtissement de la vie, le devenir-marchandise des hommes et des choses" (Ernst Bloch, 1935). La démesure aussi sans doute dans l'attrait infantilisant et analphabétisant pour le trivial dont Hegel disait que "À voir ce dont l'esprit se contente, on mesure l'étendue de sa perte." (cité par Sollers, 2009). Peut-on sobrement, avec tempérance, modération et prudence tenter d'y faire pièce?
Mais c'est là peut-être chercher à trop embrasser, donc à mal étreindre.
Le problème, comme disait Spinoza, est que "toute détermination est négation".
Prenons-le donc à la légère:
De Trump et de Poutine, lequel est sobre et mesuré?
(Envoyez votre réponse à la Rédaction sous enveloppe fermée, marquée Concours Sobriété. Nombreux lots et prix de consolation.)
PS Le thème est manifestement dans l'air du temps. Dans le supplément littéraire du journal Le Monde du 4 avril 2025, Roger-Pol Droit signale et recense De la modération en tout de Christian Thuderoz paru en éditions PUF, cet auteur déployant un argumentaire en faveur d'une "société apaisée" qui résulterait de la saine pratique collective de la modération. Il en propose le cri de ralliement sous le slogan "Être radicalement modéré." Amusant. Les bannières opposées lui répondront sans doute qu'il y a plutôt lieu d'être modérément démesuré...