Ci-gît février en toutes lettres

De Kant à Aragon, la couture des cahiers est chevauchée de licornes et de walkyries, célébrant Colette, chez le second, disséquant le nègre, chez le premier. Manque juste un troubadour pour expliciter.

1. Thomas Hardy (1840-1928), Two on a Tower (Deux sur une tour), 1882, Penguin 1999, rééd. 2012, 314 pages, 12,95 euros, impression Clays Ltd.

Voilà bien un auteur, un bouquin venant confirmer l'adage (legs familial) selon lequel la lecture est en vérité une bénédiction. Que serions-nous sans? Sans, donc, ces bulles de savon où se miroitent les cathédrales imaginaires de l'esprit. Thomas Hardy, on le sait, professe un délicieux provincialisme universaliste ancré dans l'Angleterre "profonde", rurale, sylvestre, rétroprogressiste, donc un brin passéiste et totalement indifférent aux modes des jours présents et à venir. C'est aussi un romantique à qui les affaires de cœur sont sources d'inspiration dans les jeux de pistes de la condition humaine: ici l'amour impossible entre une châtelaine désargentée et un fils de paysan, soit les rapports perçus comme scandaleux, trait resté vivace, entre ceux que les British nomment les "U and non-U" (les "underclass" et ceux d'au-dessus, "non-U", l'overclass). Ajouter à cela que la dame à 29 ans, lui seulement 20, avec l'Église, derrière et devant, de tout son poids, mais encore la Morale, étouffante. Dans ce long feuilleton où les obstacles à leur mariage ne font place qu'à d'autres, la déchirante finale fera sortir son mouchoir au célibataire misogyne le plus endurci, on n'en dira pas plus. Sinon pour souligner la poésie du texte, par exemple lorsqu'il met en exergue "le dialecte particulier du langage" des arbres, ou sa familiarité avec, et son oreille complice pour, la sagesse populaire des "petites gens", ainsi dans ce savoureux dicton fournissant une réplique bienvenue au traditionnel "Ça va?" par lequel on s'entend salué en rue par une connaissance: "Oh! l'ami, ça va pas mal autant qu'avant. Une heure par semaine avec Dieu et le reste avec le diable, comme disait un compère." Et le délice est à son comble avec les noms donnés à nos deux malheureux petits amoureux: Swithin est le nom du gamin, et Lady Constantine, quant à elle, se prénomme Viviette. Cela fait rêver.

L'ouvrage a été traduit en français sous le titre À la lumière des étoiles, poche Flammarion, 2015.

2. Platon (427-347 avant notre ère) Gorgias, vers 380 (avant, aussi), Les Belles Lettres 2024, trad. S. Marchand et P. Ponchon, 403 pages incluant un imposant appareil critique ainsi que L'Éloge d'Hélène de Gorgias, 12,90 euros, impression Présence Graphique (Monts).

"Tombé" entre les mains par l'entremise d'un portrait de la philosophe Agnes Callard (particularité plaisante: mère d'enfants d'un ex-mari et d'un nouveau mari qui vivent tous deux sous son toit avec elle; libidineusement? c'est probable). Autre particularité, elle ne tarit pas d'éloge pour Socrate. Voilà, voilà et, donc, on s'y est mis. Mais à dire franchement, cet interminable dialogue d'anti-rhétorique opposant Socrate à ses contradicteurs est plutôt barbant, pour ne pas dire ennuyeux. Ici et là, de bonnes choses, certes, comme lorsque l'échange porte sur le jusqu'où philosopher et la réponse qu'on peut avantageusement y apporter, à savoir qu'il y a lieu "de prendre garde à ne pas gâcher votre vie sans vous en rendre compte à force de vouloir être sage plus qu'il ne convient." Mais entre deux pépites de cette belle eau-là, que de sinuosités didactiques mordant leur queue pour faire apparaître qu'un cheveu coupé en quatre, sur la longueur, forme un tout dont les parties sont le méconnaissable reflet. Enfin, bon, peut-être m'y suis-je mal pris, avec Socrate.

3. Kant (1724-1804), Observations sur le sentiment du beau et du sublime, 1764, éd. poche Vrin (éditeur indépendant), 94 pages, 8 euros, trad. Roger Kempf, impression La Manufacture (Langres).

Pourquoi Kant? Ben, primo parce qu'un fin volume, 7 mm d'épaisseur, ça se glisser facilement dans la poche de la veste et ça repose des "briques", surtout quand on en a quelques-unes en attente de lecture. Et, puis secundo, parce que, dire ce qu'on veut, mais Kant, ce n'est pas n'importe qui et qu'il y a comme une haute probabilité que le bouquin ne sera pas un bide. Ceci dit, curieuse chose. On trouve ainsi, dans un tour d'horizon des déclinaisons du Beau et du Sublime dans la nature humaine, une avalanche de maximes à la Rochefoucauld, sur la coquetterie, par exemple, qui "dans le bon sens du terme, c'est-à- dire le souci de séduire et de charmer (...) est belle et préférable d'ordinaire à un maintien sérieux et compassé." De la même eau: "La hardiesse est grande et sublime; la ruse est petite mais belle." Cela devient plus hasardeux lorsque notre philosophe entreprend de décrire en quoi diffèrent homme et femme: au premier, le sublime, à la seconde, le beau, cependant que leur goût réciproque pour la bagatelle "n'est pas à mépriser", puisqu'il "suscite la plupart des mariages" (ce, "dans la classe laborieuse", précise-t-il); plus hasardeux car il fait sienne l'idée qu'il n'y a de vrai cerveau que chez l'homme: à la femme "qui a la tête farcie de grec", décrète-t-il, "il ne lui manque qu'une barbe". Et cela ne s'améliore pas lorsque, la tête farcie de connaissances surtout livresques, Kant se met à digresser sur les variations dans les caractères nationaux avec, ici, ce furoncle violacé: "Les nègres d'Afrique n'ont reçu de la nature que le goût des sornettes." Chaque époque véhicule ses préjugés, risibles avec le recul - que, hélas, on a rarement à sa disposition pour ricaner de sa propre époque.

4. Michel Zink (né en 1945), Quand j'étais licorne, 2025, éd. JC Lattès, 163 pages, 18,10 euros, impression CPI Bussière.

La licorne véritable n'a guère de rapports avec sa multiplication commerciale niaise visant à séduire les enfants "disneyifiés" sous forme de décorations sur les supports les plus divers, T-shirt, cartable, livres à colorier, ballons gonflables etc. On s'en serait douté. Animal agressif et dangereux, en réalité, que seule une jeune fille, dans l'imaginaire moyenâgeux, a le don d'amadouer et, ainsi, par ce mauvais tour de femme fatale, le tuer. C'est un sort peu enviable, rendant la créature plutôt pitoyable. Tout comme l'auteur qui, allant à confesse, avoue ici ses adolescents déboires de "licorne", car pour séduire des jeunes filles, ses vastes connaissances livresques ne lui furent d'aucun secours et il dut se rendre à cette évidence que "des rudiments de latin, de grec ancien et d'allemand", elles s'en fichaient bien. C'est le côté sympathique du livre. Zink ne parle pas en professeur engoncé dans son savoir, il se livre tel qu'il est, a été et sera peut-être encore: un humain exposé aux tourments de la vie affective. L'autre côté, non moins attrayant, est son art de conteur, de rendre vivante la féerie du monde médiéval. Par exemple en citant ses vers (censurés dans les éditions pour l'enfance) du Petit chaperon rouge de Perrault:

Je dis les loups, mais tous les loups

Ne sont pas de la même sorte.

Il en est d'une humeur accorte,

Sans dents, sans fiel et sans courroux,

Qui privés, complaisants et doux

Suivent les jeunes demoiselles

Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles,

Las! qui ne sait que ces loups doucereux

De tous les loups sont les plus dangereux?

 

5. Jacques Le Goff (1924-2014), Héros et merveilles du Moyen Âge, 2005, rééd. 2008, Points/Seuil, 263 pages, 3 euros (bouquinerie), impression Normandie Roto (Lonrai).

Difficile de dire à qui cette mini-encyclopédie est destinée. Aux forçats du secondaire? À l'autodidacte cherchant la Vérité dans le livre de poche? À quiconque sait que Le Goff fait partie des grands médiévistes qu'on gagne toujours à lire? Au choix! Publié à l'origine, comme précise l'avant-propos, sous la forme de l'onéreux "beau livre" (cadeau de Noël, de baccalauréat terminé ou de mise à la retraite), son succédané du "pauvre" remplit bien son office qui est, ouvrons les guillemets, de "souligner l'importance de l'imaginaire dans l'histoire", notamment. Et bien vrai que Tristan et Iseult, Merlin, Robin des Bois, le Cid ou rusé Renart méritent un éclairage plus informé que celui des coloris d'Épinal, de même que d'autres, moins ou peu connus, comme Dame Mélusine, la papesse Jeanne ou les (pré-wagneriennes) Walkyries. Ont ici également leurs fiches historico-signalétiques, la cathédrale, le château fort, le cloître ou le troubadour. Ceci donnant moult mises au point instructives. Les cathédrales, par exemple: bâties par la ferveur et la foi? Nenni, comme l'historien étatsunien Henry Kraus l'a finement condensé: "gold was their mortar" (l'or fut le mortier). En plus, en plus, cela se lit en papillonnant au gré des poussées de curiosité. Maître-choix dirait Test-Achats.

6. Chateaubriand (1768-1848), Atala, 1801, Éditions du Milieu du Monde (Genève), sans date de publication, environ 1968 (selon Amazon UK qui le vend 19 euros), 355 pages, 7 euros (bouquinerie Petits Riens), impression Albert Kundig (Suisse).

Délicieuse petite chose, non par Atala, le nunuche roman ethno-philosophique à la guimauve dont on peut franchement se passer (auquel sont adjoints René et Vie de Rance) mais pour le charme de l'édition in-douze à couverture bordeaux et cahiers cousus avec son petit cordon marque-page, mais encore par son introduction, signée Henri Guillemin (1903-1992), un des plus caustiques et décapants parmi les hommes de lettres français, qui dresse ici un portrait de l'auteur des Mémoires d'Outre-Tombe (à lire et relire) et du Génie du christianisme - et là, Guillemen ne manque pas de rappeler que, sur le sujet, Chateaubriand avait noté que les religions "naissent de nos craintes et de nos faiblesses" et que les prêtres ne sont que des "hommes adroits", prompts à exploiter "le penchant de la nature humaine à la superstition" afin de mieux "dompter les peuples". Comme quoi, comme quoi, un livre en cache bien souvent un autre.

7. Gérard de Selys (1944-2020), Alinéa 3 - l'Europe telle qu'elle, 1993, éd. EPO/Rtbf, 179 pages, 4 euros (bouquinerie), impression EPO (Belgique).

Ça, c'est un rachat. Déjà eu (et lu) le livre, puis perdu ou prêté, ce qui revient au même. Rachat car il mérite de figurer dans toutes les bibliothèques de l'honnête bipède humain. Pour qui ne connaît pas de Selys, c'était un journaliste RTBF hors pair relégué façon muselière aux journaux parlés de l'aube naissante ousque personne n'est encore debout pour l'écouter, sauf les subalternes, les ouvrières et ouvriers: c'est vieux, ça, donc ça s'adresse aux vieux et vieilles qui ont connu: le style british BBC venant débiter d'une voix sèche et monocorde tous les conflits sociaux du jour, car il était un rouge, de Selys, et pour ce, relégué aux tranches horaires de très faible audience. Maintenant, pour reprendre le refrain, quiconque ne sait pas trop bien qui est de Selys ni ce qu'est l'Union européenne, le grand machin opaque, alias le Marché Commun, devrait lire ce livre. Cela commence sur le mode faussement candide du quidam qui croit que l'Europe (en construction) a pour but "l'amélioration constante des conditions de vie et d'emploi" (c'est l'alinéa 3 du titre et du Préambule au Traité de Rome, 1957). Et, puis, progressivement, le voile est déchiré en lambeaux. Les réunions des ministres siégeant en conseil européen? C'est à huis clos et c'est secret. L'euro-union, un rempart contre la "menace russe" comme on ne cesse d'entendre aujourd'hui? Déjà avant la création de l'Europe institutionnalisée, l'éminence grise du président Truman, George Kennan, notait que de menace russe, il n'en existe pas. Et, puis, quoi? contrepoids utile au mastodonte étatsunien, quand même? Là, c'est oublier que les icônes européens "bien de chez nous", Spaak, Monnet, Schuman, étaient nettement plus sensibles à ce que préconisait Washington qu'aux intérêts bien compris du Vieux continent. Le livre est certes un peu daté, 1993, vieux de plus de trente ans, donc, mais c'est en peu de pages un portrait qui n'a rien perdu de sa pertinence.

8. Aragon (1897-1982), Mes caravanes et autres poèmes, 1948-1954, éd. Seghers, 2025, 79 pages, 13 euros, impression Normandie Roto (Lonrai).

Aragon fut Résistant, Poète, & Homme de Lettres Communiste - et cela, ce parti pris, il lui est est resté fidèle, retourner sa veste, ce n'était pas son genre. Publié dans la légendaire collection Pierre Seghers (lui aussi, Résistant, Poète & Éditeur, de 1944 à 1969, l'enseigne passant sous pavillon Laffont, gobé plus tard par le big business: Editis), ce qu'on a donc ici, quant au fond, pour y venir, ce sont des poèmes de guerre, en territoire occupé, chants de maquisard, en un mot: patriotiques - terme entre-temps rangé dans le moisi, populiste, rouge-brun, ainsi va la vie. Dit autrement, des pages d'histoire, toujours utiles à se remémorer, salutaires, même. Cela en fait-il de la bonne poésie? Affaire de goût. S'il fallait exprimer une préférence, ce serait pour le péan mélancolique écrit à la mort de Colette, en 1954, dont voici quelques belles lignes:

Jeunesse ma jeunesse est-ce donc ton image

On survit longuement à l'avril des baisers

Déjà midi s'étonne et cherche la rosée

Même un beau crépuscule est encore un dommage

Le cœur qui se souvient n'est jamais apaisé