Il y a du donjuanisme dans la bibliomanie, courant d'un jupon typographique à une autre camisole aux biceps à la Marlon Brando. Forcément, l'élue, l'élu, lue et relu, n'est que l'ombre du rendez-vous. À preuve, Staline, ou Bloy, voire Kipling...
1. Alessandro Baricco (né en 1958, Turin), Mr Gwyn, 2011, éd. Folio 2023, 215 pages, 8,30 euros, trad. Lise Caillat, impression Novoprint (Barcelone - France, ton industrie fout le camp.)
Si la femme a le privilège de pouvoir croiser le chemin de l'Inconnu, l'homme, lui, sera plutôt enclin, enfantinement, à se trouver charmé par une Inconnue. Dans ce cas très précis, elle tricotait en terrasse avec, sur la table, un petit calepin ouvert dans lequel elle consignait des notes avec un porte-mine effilé en plastique de type Bic, ce qui nous amena à causer. L'Inconnue se prénommait Sandra, ce qui n'enlève rien au mystère, car je n'en saurai rien de plus. Sinon que voyant ce que je lisais, Ms Hunzinger, voir plus bas, elle dit: "C'est un peu creux." Qu'est-ce qui ne l'est pas, lui ai-je dit. "Essayez Baricco. Mr Gwyn, par exemple." Et - ainsi naissent les jardins anglais de la lecture - sitôt entendu, sitôt acheté et lu, comme envoûté par l'atmosphère irréellement réelle (ou vice-versa) qu'ex nihilo Baricco échafaude. C'est l'histoire, superficiellement parlant, d'un écrivain, douillettement nanti grâce à sa plume, qui décide que: fini, j'arrête. Pour faire quoi? Ah! son vœu le plus cher, son louf projet de cinglé, c'est de se faire "copiste" mais, là où le peintre peint un portrait, lui, il se propose "d'écrire un portrait". Louant pour la cause un immense atelier, éclairé par dix-huit ampoules de facture féerico-artisanale programmées pour s'éteindre au bout d'un petit mois, il prie le modèle, entièrement nu, femme ou homme, de meubler le temps comme bon lui semble durant les quatre heures de pose quotidienne, jusqu'à l'extinction des feux. L'écrivain-copiste, lui, se borne à regarder, jetant de temps à autre quelques notes sur des pages volantes aussitôt épinglées au sol et, in fine, à échanger quelques mots avec son "sujet". Ceci, superficiellement, donc. Car sa première "composition" picturale, une jeune femme rondouillette, un peu amoureuse de lui, donne lieu à une plage d'érotisme inouï, preuve que c'est sans se toucher que l'union charnelle atteint son inoubliable pic. Et puis ces ampoules fantasques: l'une, façonnée afin qu'elle reproduise "une lumière identique à celle de l'aurore." Son créateur: "Ce fut loin d'être facile." Les progrès techniques qui nous mitraillent, en comparaison, paraissent bien dérisoires. Et c'est sans dire mot de la subtile sagesse qui guide la plume de Baricco, lui faisant par exemple dire que "Mourir n'est qu'une façon particulièrement exacte de vieillir." On ne peut que souhaiter croiser chaque jour une muse (inconnue) prénommée Sandra. Et derechef lire tout Baricco.
2. Alessandro Baricco (c'est le même), Sans sang, 2002, éd. Folio 2004, 121 pages, 2 euros (bouquinerie Oxfam), trad. Françoise Brun, impression Novoprint (Barcelone: délocalisation)
Et de deux. Dans lequel aucune annotation au crayon en marge n'aura l'heur de prendre place, plutôt mauvais signe. Cette chose légère, en termes de volume, comporte deux parties, la première, coulée dans le registre du roman noir, très sanglant, cruel et macabre, relate le massacre d'une famille qui a eu le tort, durant la Seconde Guerre mondiale, en Italie, d'avoir choisi le "mauvais" camp, c'est-à-dire pas celui des tueurs venus achever leur besogne purificatrice. Père et fils (un garçonnet) y passent, pas la cadette, cachée sous une trappe de la fermette. Tout cela laisse assez froid, pour ne pas dire indifférent. Il y a des milliers de bouquins épousant ce moule. La seconde partie, c'est un peu du "vingt ans après", durée qu'on multipliera par deux ou trois, car la petite rescapée est devenue vieille femme, du genre beauté implacable: des tueurs, il n'en reste plus qu'un et c'est celui-là qu'elle affronte dans ces pages. Sorte de monologue à deux. Elle veut comprendre. Lui n'a que ses certitudes titubantes. Va-t-elle le tuer, se demande-t-il, et cela lui est égal. Va-t-elle? Ah! mais c'est une règle dans la recension de romans policiers, on ne dit surtout pas comment ça finit.
3. Alessandro Baricco (c'est encore le même), Nocento: pianiste, 1994, éd. Folio 2008, 84 pages, 2 euros (bouquinerie Oxfam), impression Novoprint (Barcelone: délocalisation, bis).
Et de trois. Tout le monde l'a vu, évidemment, l'inoubliable La légende du pianiste de Giuseppe Tornatore, 1998, avec l'exquisement "brittishime" Tim Roth, à moitié dans la lune, à moitié dans ses brouillards bleutés, dans le rôle de l'orphelin né et mort sur l'océan, pianiste virtuose aux cinquante mains affrontant, pour le malheur de çui-là, Jelly Roll Morton. Eh bien, c'était d'abord une pièce de théâtre monologuée écrite en 1994 par Alessandro Baricco et dont le texte épouse le script du film (qui y a cependant bien inutilement ajouté Femme & Amour & Émois photogéniques), ceci donc pour qui n'a lu qu'après avoir vu. C'est un conte de fées. Déjà dans le nom du prodige, Danny Boodman T.D. Lemon Novecento que le marin donne au bébé adopté - T.D. parce que l'enfant avait été abandonné sur le vaisseau transatlantique dans un carton portant l'inscription T.D. Limoni et qu'il est bien connu qu'un quidam ne sera respecté aux États-Unis qu'à la condition de posséder, entre prénom et nom, quelques initiales et peu importe si elles ne signifient rien. On trouve ici des bouts de mélodies comme celle-ci: le ragtime "c'est la musique sur laquelle Dieu danse quand personne ne le regarde." Ou encore, d'une esthétique pianotée: "La connerie la plus scientifique du siècle.", formule qui passe partout, pour qualifier par exemple le cinéma hollywoodien, ou des noms de rue, ou les chapeaux boîte de pilules en peau de léopard. Mélodieusement, s'entend, car Baricco n'est pas qu'homme de plume, musicologue, il est, ça se lit à toutes les lignes.
4. Claudie Hunzinger (née en 1940), Il neige sur le pianiste, 2024, Grasset, 216 pages, 20,10 euros, impression CPI Brodard & Taupin (La Flèche).
Un peu creux, selon Sandra l'Inconnue. J'en étais à ce moment-là à mi-chemin et, vrai, ce un-peu-creux ne cessera de trotter à l'étage supérieur du corps chargé de lire. Sans doute l'est-ce, c'est-à-dire creux au sens de fabriqué, de ficelles et d'automatismes bien rôdés: Ms Hunzinger a derrière elle douze romans dont le premier remonte à 1973 et le temps qui passe, le poids lourdement des ans donne à sa prose une juvénilité grisonnante. C'est un peu le sujet, ici, une pulsion de tomber amoureuse qui se fait mélancolie car le corps, lui, n'en a plus la souplesse. Elle vit retirée dans une cabane "en bordure du monde dit civilisé" (celui, précise-t-elle, peuplé de "zombies" envoûtés par leurs écrans), elle noue une charmante relation affective avec un petit renard - ah! cette "démarche oblique, déviante" - auquel elle mitonne des petits plats consommés nuitamment quasi invisible, mais encore, une affection mue cette fois par un impossible désir charnel, pour un pianiste de passage aléatoire, entre Tokyo, Hambourg et New York, lui aussi, comme elle, un peu désaxé. Tout cela se lit agréablement même si le côté moi-je est par moments d'une insistance intrusive, la page 125, ainsi, ne compte pas moins de dix "je".
5. Jaroslav Hašek (1883-1923), Le guide du «RIEN» (et autres histoires), 1904-1923, éd. La Baconnière, 2024, trad. (tchèque) Michel Chasteau, 200 pages, 14,50 euros, impression Esperia (Italie).
Bien connu, ou méconnu, pour son Brave soldat Chvéïk, l'auteur promet avec ce recueil de vingt-cinq billets loufoques d'agréables moments d'hilarité solitaire au bistrot sous les regards sobrement avinés des débris humains qui se rendent quotidiennement dans ce genre de lieu de perdition sans joie. L'échantillon que voici (car l'intégrale de Hašek, c'est une dizaine de volumes) est aussi prometteur que son titre. Car Hašek avait l'ironie tendre, le vitriol socio-critique bouffon, la peinture de mœurs espiègle et le récit à dormir debout parfaitement voltigeur. Un exemple suffira, celui des heurs et malheurs de deux compères allant chaque soir s'ivrogner au bistrot du coin, sauf que leur sortie d'estaminet, titubante, était saluée par tout le village d'une salve de vivats où l'un, risible paysan, se voyait qualifié de "soûl comme un cochon" tandis que l'autre, comme par déférence, car notable de son état, juste "d'un peu gai", au grand dam du premier qui y percevait comme une injustice de classe. Là-dessus, leur sport favori, il passait à leur bonne blague consistant à pousser le sergent de ville dans le canal. Mais, mais! en se trompant un jour de cible par une nuit d'épais brouillard: balancé dans le canal, non le petit sergent de ville, mais le brigadier en chef. D'où procès verbal et citation en justice. Avec, au tribunal, condamnation - des deux, lequel? Ah mais ça, on va pas dire.
5. Léon Bloy (1846-1917), Exégèse des lieux communs, 1901, éd. Rivages poche 2024, 400 pages, 10,50 euros, impression Normandie Roto (Lonrai).
Beau thème de concours de fin d'études ou de magazine quadrichrome: trouvez moi un auteur, un penseur qui déteste autant son temps que Léon Bloy. Et avec autant de virulence. Campé du côté des déshérités, Bloy peut sonner comme ceci: "Il y a des peuples qui crèvent dans les usines ou les catacombes noires pour velouter la gueule des vierges engendrées par des capitalistes surfins". Là, il en avait au Lieu Commun d'une rare niaiserie Faire travailler son argent. Soit dit en passant, au simple titre de répertoire, l'énoncé des 127 lieux communs que Bloy assassine vaut d'être lu comme on feuillette un dictionnaire, histoire de se rappeler à quel point on est entouré de pseudo-adages imbéciles. Mais retour à l'auteur, son style pour commencer peut-être. Deux citations en seront les témoins. La définition, ainsi, du lieu commun Être à cheval sur les principes: "Genre d'équitation exclusivement à l'usage du Bourgeois." Le bourgeois, évidemment, il vomit. À chaque tournant de page. Ou ce portrait en pied: "une fille sans Dieu ni beauté mais irréprochablement salope". L'humour n'est pas absent, au compte-goutte, certes: "le Pape est le seul homme qui se trompe infailliblement". Ni l'analyse politique critique: rapport à cette perle du bêtisier Les extrêmes se touchent, Bloy note que "tous les bourgeois" ont horreur des extrêmes, quelles qu'elles soient, et "C'est pour cela qu'ils préconisent la médiocrité, le juste milieu, la bonne moyenne, le fil à couper le beurre". Tout ça rappelle un peu Schopenhauer? Bloy lui-même admet un parenté mais nomme le ci-devant "le fétide Schopenhauer", ce qui dérange plutôt la généalogie spirituelle. Ah! et même la Belgique y est bonne pour une couronne de lauriers, cette fois pour le lieu commun Il faut mourir riche, dont Bloy dit que "Celui-là est plutôt belge, mais si beau! Il est, d'ailleurs, destiné à devenir français, le bienheureux jour où la France aura été annexée enfin à ce peuple spirituel." Là, un ange passe...
6. Rudyard Kipling (1865-1936), Histoires comme ça, 1902, éd. Folio Junior 1987, 158 pages, zéro euro (boîte à livres), trad. Robert d'Humières et Louis Fabulet, impression Hérissey.
Pourquoi le chameau il y a une bosse sur son dos? Question facile mais piégeuse comme toute chose apparente. Et l'explication de Kipling est parfaitement loufoque, mais invraisemblablement déraisonnable. Maintenant, comment vider de l'eau en la déroulant avec un hérisson et comment mettre un trésor dans une tortue avec une cuiller? Et le nez de l'éléphant, pourquoi si long? On sent que Kipling, conteur fabuleux, s'est bien amusé en écrivant les contes animaliers de ce petit recueil destiné, en premier lieu, à sa fille Joséphine mais évidemment aussi à quiconque a su préserver une âme enfantine, donc pas seulement les petiots qui vivent le merveilleux naturellement. L'édition est scolaire, didactique, lesté d'un assez conséquent "dossier" à caractère vulgarisateur, ludiquement. On peut s'en passer.
(La traduction du livre a connu des éditions multiples, surtout dans des collections pour enfants, mais elle se trouve également en ligne, avec les illustrations de Kipling: https://fr.wikisource.org/wiki/Histoires_comme_ça_pour_les_petits )
7. Viktor Zemskov (1946-2015), Staline et le peuple - Pourquoi il n'y a pas eu de révolte, 2014, éd. Delga 2022, 245 pages, 24 euros, trad. Cyprien Anatole, impression Corlet (Condé-en-Normandie).
Staline, c'est pavlovien. Son nom à lui seul déclenche des clichés automatiques: mal absolu, tyran sanguinaire. Quiconque cependant réfléchit un peu se demandera pourquoi? Un aussi massif et unanimiste déferlement de boue n'est-il pas suspect? Là, comme avec tous lieux communs, tous veaux trop dorés, toutes publicités lénifiantes, il vaut la peine de jeter un coup d'œil aux coulisses. Cela conduira rapidement à la notion de guerre froide, d'une réalité incontestée, oui, mais à ceci près qu'elle n'est pas née en 1945 mais bien en 1917 et perdurant jusqu'à nos jours, car c'est bien, très précisément, cette inouïe prise de pouvoir bolchevik venant créer un État des paysans et des ouvriers (la domesticité qui prend la place des maîtres! non mais où va-t-on là!?), c'est bien cet affront-là qui a été cause d'une formidable guerre idéologique de rétorsion. Et qu'entre tous, Staline, incarnation d'un système intolérable aux yeux des strates nanties d'Europe et des États-Unis, devait en être la cible numéro un. Le contraire, en réalité, eût été stupéfiant. Que l'homme, que la forteresse ouvrière, aient commis des excès, nul n'en disconviendra, mais il n'y avait là, quoi qu'on en dise et chante, nulle paranoïa, car cette forteresse n'a cessé d'être assiégée. On n'en veut pour preuve, exemple entre mille, la campagne de sabotage, d'infiltration et de subversion en URSS montée par les services secrets occidentaux dans les décennies suivant la révolution d'octobre, campagne bien documentée grâce à l'historien britannique Gordon Brook-Shepherd (Iron Maze, 1998, signalé par le Literary Review d'octobre 2015). Mais ce n'est pas le propos de l'historien soviétique Viktor Zemskov, auteur de l'ouvrage qui nous occupe. Lui, c'est plutôt la bataille des chiffres, pas leur contexte historique. La répression (terreur) politique durant la période 1924-1953, par exemple, dont la présentation des "quatre variantes" chiffrées, placées côte à côte, l'une après l'autre, a le don de provoquer comme un sourire sardonique: succèdent ainsi, après les fabuleux 110 millions de victimes estimés par un Soljenitsyne, les 50-60 millions de "la soviétologie occidentale pendant la guerre froide" et... les 20 millions, cette fois de "la soviétologie occidentale pendant la période post-soviétique", tandis que, selon les recherches de l'auteur, un décompte serré débouche sur le chiffre de 2,6 millions. Sur une population de 157 millions (1930), cela fait 1,6%, un peu plus d'une personne sur cent, ce qui n'est guère, dans le contexte historique difficile de l'époque, une hécatombe. En s'appuyant sur des documents d'archives officiels et en les croisant, Zemskov s'emploie à dégonfler de même les données de guerre froide sur le nombre de victimes des famines frappant en 1932-1933 l'Ukraine, le Caucase du Nord, le Kazakhstan et d'autres régions, ou sur le sort des soldats soviétiques faits prisonniers par les Allemands à leur retour au pays. Est-ce le lieu ici de rappeler que le grand historien de l'URSS, Moshe Lewin, dressait le constat, en conclusion d'un article paru dans Le Monde diplomatique, que "L'État soviétique réclame une étude historique sérieuse." Article paru quand? En novembre 2007, nonante ans après l'avènement dudit État. Le jugement nuancé, dit autrement, ce n'est pas pour demain.
(L'article de Moshe Lewin est en ligne https://www.monde-diplomatique.fr/2007/11/LEWIN/15298 ).
8. D.H. Lawrence (1885-1930), The Prussian Officer, 1914, éd. Penguin 1945, 224 pages, 3 euros (bouquinerie He Ivoren Aapje), impression Cox & Wyman Ltd (Reading).
De ces douze nouvelles, rares sont celles donnant une impression durable. C'est l'avantage d'une lecture lente, laissant quelques semaines passer (à lire d'autres écrits) pour ensuite, jetant un œil sur une des nouvelles déjà lue, tenter de se rappeler de quoi diable il y était question. Et là, on a beau se gratter les méninges, rien ne remonte à la surface: zéro, effacé. L'une de ces brèves historiettes, The White Stocking (Le bas blanc), éveille cependant durablement l'attention, et ce tant par le déroulé chatoyant des tourments d'un jeune couple nouvellement marié (elle, frivole et aguicheuse, lui, jaloux et renfrogné) que par le concept littéraire "d'âme féminine" sous la plume d'un écrivain mâle (in casu, Lawrence, alors âgé de 29 ans). À un endroit, ainsi, il signale le caractère totalement dominé par son mari de la juvénile héroïne, mais en enchaînant aussitôt sur le ressenti de celle-ci, ainsi résumé: "cela lui donnait un délicieux sentiment malicieux de liberté." Inattendu. Troublant. Énigmatique. Il y a là matière controversable à remplir des rayonnages entiers dans la section "Féminisme" des libraires. Pour qui aime ça. Passons. Il reste à citer une phrase mémorable. Elle n'est pas de l'auteur mais du plumitif anonyme aux éditions Penguin chargé de rédiger en introduction la notice de présentation du recueil. On lit là au quatrième et dernier paragraphe: "Lawrence a passé le plus clair de sa brève vie à vivre." Insurpassable! Presque un haiku! Chapeau!
(La traduction française, 2011, de L'officier prussien, est aux éditions Le Bruit du Temps, toujours disponible en librairie.)
9. Frederic Vitoux (né en 1944), Bébert, le chat de Louis-Ferdinand Céline, 1976, Grasset, 173 pages, 6 euros (bouquinerie He Ivoren Aapje), impression Bussière (Saint-Amand).
On pensera ce qu'on veut de Céline mais de Bébert, son chat, gavroche de gouttière tigré, tous les gens éduqués l'idolâtrent et là on a en vue des Chateaubriand, Colette, Hemingway, Zola, Léautaud, Carroll, Hoffmann, Byron, Eliot, Chandler, Neruda, liste interminable. Bébert n'a pas laissé de Mémoires et on ne peut que se réjouir que d'autres l'ont fait pour lui. Car hors du commun, il l'est, son curriculum vitæ, et ce en raison, principalement, de son périple de quelque trois semaines en 1944-1945 dans l'Allemagne dévastée par les assauts des Alliés, après une halte à Sigmaringen où s'étaient réfugiés des débris du gouvernement collabo de Pétain. S'en fichait bien, sans doute, le petit Bébert, même si, comme précise Vitoux, il avait quelques raisons d'inquiétude: les lois de fanatisme racial du Reich, en effet, exigeaient "l'élimination des animaux domestiques qui ne sont ni de race ni reproducteurs". Bébert n'était ni l'un ni l'autre. Fuyard à l'instar de ses maîtres, Céline et sa femme Lucette, craignant eux les foudres de la justice française. Il verra Ulm, Kassel, Göttingen, Hanovre, Hambourg et Flensburg, parmi déflagrations, lignes de chemin de fer foudroyées, villes désertes en ruine, fumantes, fantomatiques - et connaîtra son heure de gloire lors d'un face à museau avec le général von Rundstedt: vrai ou faux, inventé par Céline? Aucune source n'existe pour vérifier. Sinon que, et quiconque connaît un peu l'individualisme radical des chats restera muet d'admiration: durant tout le périple, Bébert, pourtant libre de ses mouvements, restera toujours sur les talons de ses maîtres et se logera bien volontiers, bien caché, dans la gibecière portée en bandoulière par papa à chaque fois que les circonstances l'exigeaient. Il s'éteint entouré des siens à Meudon à l'âge de dix-sept ans. RIP.