Il faudrait des noms plus savants à ces pathologies: la phobie de la liberté d'expression. La phobie du droit à l'information. La phobie de la libre confrontation des opinions. L'Union européenne, dans son antipathie pour la Russie, est devenue phobique. D'autant plus que: période électorale...
Faut-il compter parmi les "valeurs" de l'Union européenne la liberté d'expression, ainsi que, formant un couple charmant, la tout aussi libre confrontation des idées? Je fais un aparté: les guillemets enlaçant "valeurs" sont juste là pour insinuer qu'il s'agit d'un terme singulièrement abstrait et, de récent abus de surconsommation, de ces termes, donc, qui témoignent du fait que, plus on en parle, plus ils sont en substance absents.
Mais la question reste entière. Car depuis le début des fracas en Ukraine en février 2022, Monsieur et Madame Quidam ne doivent savoir, de la Russie, que ce qu'on en dit "extra muros" - à Bruxelles, Washington ou n'importe quelle autre capitale sise dans la zone d'influence de l'Otan. Cela avait commencé, dès 2022, en faisant fort, avec l'interdiction de diffusion dans toute l'Europe des chaînes russes d'information Russia Today et Sputnik.
Acte aux relents totalitaires d'une hénaurme violence muselante puisque, du jour au lendemain, quiconque veut se faire une idée critique des versions de fait émanant de Moscou s'est vu privé de ce droit, que le jargon juridique nomme droit à l'information. La corporation des journalistes ne s'en guère émue, sans que cela n'étonne grandement: il n'est qu'à voir la mollesse, la lâcheté, la duplicité et l'indifférence dont cette corporation a fait preuve devant l'inouïe persécution (britannique, suédoise, étatsunienne) de leur confrère Julian Assange, incarcéré sans motif réel en prison de haute sécurité en Grande-Bretagne.
Gouvernance d'ingérence
Voyons cela d'un peu plus près. En plaçant la loupe sur la pleine page que le journal parisien Le Figaro, en date de samedi 13 avril 2024, a habillé du titre "L'UE passe à l'offensive contre les eurodéputés soupçonnés de compromission avec la Russie". C'est un journal et un contenu typé qui en valent d'autres. La plupart des organes de presse ont en effet tenu sensiblement les mêmes propos que çui-ci, et le feront sans doute encore jusqu'à la fermeture des bureaux de vote pour les élections européennes de juin. Dit autrement, le spectre d'une ingérence russe durant cette période électorale est un thème vendeur méritant de faire couler beaucoup d'encre.
Avant même de lire la première ligne des journalistes du Figaro, quiconque dispose ne serait-ce qu'une vague idée de la machinerie européenne se grattera la tête. Car, bon sang de bon soir, une influence russe sur cette machinerie, qu'on sait dominée par les familles chrétiennes, socialistes et écolo, toutes va-t-en-guerre: quoi? c'est pour rire? Et même du côté de la droite radicale, ici et là soupçonnée d'avoir été arrosée de fonds russes: en quoi et comment pourrait-elle faire corps avec la politique de Moscou, et puis avec quel effet concret? Pour rire, encore?
Inutile de préciser que les journaleux qui tartinent à longueur de colonnes sur la question ne donne pas, à l'appui de leur thèse, un seul exemple concret de prise de parole dans l'arène européenne en faveur des politiques de Moscou, ni de manœuvres à cet effet. Sans doute parce qu'il n'en existe pas.
Délit d'opinion
Tout cela va en réalité beaucoup plus loin. C'est ainsi qu'en poursuivant la lecture du Figaro, on apprend, enquêtes judiciaires à l'appui, qu'il existerait, gravitant autour des institutions européennes, "des personnes ayant de fortes opinions prorusses, y compris des politiciens européens." Là encore, on se gratte la tête: quoi? c'est interdit? Nouveau, cela, le délit d'opinion de facture européenne.
Un peu plus loin, l'article cite le Premier ministre belge De Croo, pour qui, résume le journal, "le but poursuivi par le Kremlin est clair", à savoir, et là ce sont les propres paroles du chef d'État belge, "aider à faire élire davantage de candidats prorusses au Parlement européen et renforcer un certain discours prorusse au sein de cette institution." On imagine la clameur: on veut des noms! on veut des noms! Mais de clameur, point, évidemment. Ce n'est pas le genre de discours fait pour être accueilli par de questions goguenardes. C'est fait pour être recopié dans la presse. Et, là, nulle contradiction.
Quelques lignes plus bas, il y a mieux. Car voici que le journal relève avec quelque zèle que des "réseaux nationaux" (sans dire mot de ce que ces "réseaux" pourraient bien être), hé bien, ils "travaillent aussi de concert avec l'UE et l'Otan pour éviter la propagation de fake-news." Main dans la main avec l'Otan? Dont chacun sait que sa politique est dictée, non pas à Bruxelles, mais à Washington. Voilà qui ne manque pas de piquant. Noir sur blanc, il y a là comme une âcre odeur d'ingérence étrangère.
Prière d'insérer
Là, la clameur se mue en hilarité générale. Non seulement parce que l'information enchaîne sur un renvoi à la "loi sur les services numériques" qui prévoit notamment que sont interdites les "publicités à caractère politique (...) parrainées par des entités hors UE" - mais alors, manifestement, en n'étendant pas l'interdit aux "propagandes" de l'Otan ou des États-Unis, dont il est de notoriété publique qu'ils arrosent (s'ingèrent dans) tout qui professe "une forte opinion... pro-états-unienne". Mais encore, secundo, parce qu'un tam-tam de tous les diables s'est déchaîné contre le gouvernement géorgien au motif - on l'aura presque deviné - qu'il entendait faire passer une loi obligeant les médias et les organisations dites non gouvernementales (ONG) à rendre public tout financement reçu de l'étranger si celui-ci dépasse 20% de leurs fonds.
En un mot comme en cent, afficher une opinion prorusse, c'est indicatif d'une ingérence et à ce titre intolérable et répréhensible. À l'inverse, afficher une opinion pro-Otan ou pro-États-Unis, ce n'est pas de l'ingérence, ce n'est indicatif de rien du tout car... il faut vraiment être "pro-russe" pour, ici, chercher la petite bête. Vous avez dit orwellien?
Cette tendance à la criminalisation de l'opinion dissidente est, il est vrai, dans l'air du temps. Coup sur coup, on a appris qu'une conférence pro-palestinienne avait été interdite en Allemagne, qu'un syndicaliste de la CGT a été condamné en France à un an de prison avec sursis pour avoir fait "l'apologie du terrorisme" (pour n'avoir, en réalité, que laissé entendre que l'attaque du Hamas le 7 octobre dernier était une "réponse provoquée par les horreurs de l'occupation illégale" de la Palestine) et qu'un quarteron de personnalités de la droite nationaliste (dont Eric Zemmour, Viktor Orban) a frôlé le bannissement d'une salle à Bruxelles où ils entendaient débattre avec le public.
Il n'est pas dit que ce genre de mesures liberticides atteindra son but. En général, c'est plutôt le contraire car, radicale, l'intolérance tend à radicaliser, non seulement celles et ceux qui sont visés mais aussi très généralement le sens commun de la société.