Le rapport entre Todd et Onfray? Ténu, voire inframince. Entre Aristophane et Kojève? Olfactif, à vue de nez. Entre Strindberg et Paoustovski? Culturel, ce culte-là.
1. Michel Onfray (né en 1959), Patience dans les ruines, 2024, éd. Bouquins (Editis), 120 pages, 17 euros, impression Normandie Roto (Lonrai).
Michel Onfray aura eu le don de nous ouvrir à cette sinistre année 2024 par ces très belles pages qu'on nommera salutaires. Dieu en soit loué, ou son concept: Lumière, comme il préfère lui-même la nommer, mais elle a beaucoup de noms, aube, aurore, Aphrodite chez Lucrèce. Athéiste convaincu, c’est d’un séjour en monastère qu’il rapporte ces lignes méditatives en se déclarant «compagnon de route» d’une millénaire tradition monacale: «lieu de résistance», insiste-t-il à bon droit, ce sont des rocs de refus – de quoi? Ne le savons-nous pas toutes et tous? Refus de notre époque barbare où tout s’effondre, cela crève les yeux et les cœurs. Fin connaisseur de l’aventure intellectuelle humaine (il possède plusieurs dizaines de milliers de livres), c’est vers Saint Augustin qu’il se tourne ici, penseur contemporain du sac de Rome en l’an 410, un «point de bascule» qui ressemble «comme une goutte d’eau» à l’effondrement de civilisation actuel. Mais pas seulement Augustin, car Hegel fait ici la paire avec sa dialectique de la «négativité accoucheuse de positivité [qui] légitime le Goulag et le totalitarisme comme moments négatifs dans un mouvement positif appelé à déboucher sur le paradis d’une société sans classe». Là, ça creuse profond, aux antipodes des communions d’opinions triviales: vaut donc la peine d’y regarder à deux fois. Mais ce petit Onfray cristallin fait aussi œuvre d’économie politique lorsqu’il signale que le métier du moine est de prier. Dixit Onfray: «Que prier fût un métier, je n’y avait jamais songé avant. Mais je le conçois immédiatement.» Ce qui invite à réfléchir: lorsqu’on sait combien sont nombreuses les activités rémunérées qui sont parfaitement inutiles et vides de sens, à commencer pour celles et ceux qui l’exercent, la prière, la lecture de poésie, la flânerie sans but, l’écoute des chants d’oiseaux et des murmures du vent dans les feuillages, tout cela paraît des activités nettement plus avantageuses à encourager pour assurer la prospérité des nations. Manque juste l’impulsion portant la revendication dans les programmes électoraux. En attendant, comment meubler le quotidien? Réponse dans le titre du bouquin: dans les ruines, prendre patience…
2. Emmanuel Todd (né en 1951), La défaite de l’Occident, 2023, Gallimard 2024, 370 pages, 23 euros, impression Normandie Roto.
C’est d’évidence un essai appelé à faire du foin. Il n’est qu’à voir les propos déplaisants de Todd tenus sur les plateaux de télé, largement relayés sur les «fils» Twitter, par exemple: «La meilleure chose qui pourrait arriver à l’Europe, c’est la défaite des États-Unis.» (BFMTV, 11 janvier), ce qui lui vaudra d’être dénoncé comme «poutinophile» (Libé, 11 janvier) voire, carrément, sur le site Wikipedia, de propagandiste de la politique russe. Ceci correspond naturellement au concert de diabolisation, tous médias confondus, frappant quiconque s’écarte de l’orthodoxie excommuniatrice dictée par l’Otan dans et autour du conflit ukrainien. Excessif, donc dérisoire. Todd mérite mieux, même si on ne partage pas toutes ses analyses à base de statistiques, par trop mécanistes parfois, ni même tous ses décodages panoramiques (ainsi, son chapitre sur «l’énigme ukrainien» qui ne souffle mot du rôle des États-Unis dans la gestation du conflit), ici et là mâtinés de psychologie de quatre sous, en invoquant par exemple «l’anxiété» des dirigeants allemands comme moteur de leur action. Mais, vétilles! Ce que Todd démontre l’est avec bonheur, savoir que la décision russe de passer à l’attaque était aussi rationnelle (et prévisible) que le serait celle de Washington si la Russie installait ses missiles au Mexique. Ou encore, grâce à ses fameuses statistiques, que le risque d’un «débordement» militaire russe en Europe relève du fantasme, mais savamment orchestré dernièrement: la Russie n’en a tout simplement pas les moyens, démographiquement parlant, les moyens humains font tout simplement défaut. C’est à lire, donc, pour qui ne veut pas mourir con, comme disait l’autre (Wolinski). Y compris pour ses envolées qui tapent en plein milieu de cible. Par exemple: la persécution du prisonnier politique Julian Assange en Grande-Bretagne signe «officiellement la fin de l’indépendance du Royaume-Uni». Ou «le vide religieux est la vérité ultime du néolibéralisme.» Mérite aussi réflexion sa caractérisation de nos régimes comme des "oligarchies libérales" (celui du Moscou relevant de la "démocratie autoritaire"), ce en raison du fossé béant qui s'est installé entre les élites dirigeantes et les "gens d'en bas", mépris des premiers pour les seconds, défiance totale de ceux-là envers les premiers.
3. Aristophanes (c. 446-386 avant notre ère), Les oiseaux, vers -414, éd. Arléa (LVMH, sacs Vuitton & bulles Moët & Chandon) 2024, 178 pages, 10 euros, trad. Lætitia Bianchi, impression Laballery (Clamecy).
Ah! Sorti en 2024! livre de la rentrée! Sacré Aristophane! Et bien à plaindre les pauvres scribouillards actuels dont rares seront ceux qui seront encore, à l’instar du dramaturge grec, réédités dans quelque 2.600 ans. Cela dit, il n’est pas sûr que cette bouffonnerie amuse grand monde aujourd’hui, ni donc ce scénario de révolution de palais qui voit la gent ailée prendre le pouvoir pour le plus grand bonheur du petit peuple aérien, boutant les dieux de l’Olympe hors de leur fauteuil ploutocratique. Coquines, certes, ces harangues qui célèbrent «Notre merle qui êtes aux cieux» et affublent Apollon du sobriquet «dieu des cygnes»; quant au bête plan de la pro-blé-ma-ti-que du blasphème, il n’est pas anodin de constater que, bien avant que ne s’enchaînent les siècles d’obscurantisme criminalisant toute manifestation irréligieuse, il existait dans la Grèce antique un public qui pouvait s’en marrer. Cela dit, encore, la traduction très modernisée de dame Bianchi, avec ses «Va te faire foutre», «J’m’en fous» ponctués de «Merde!» a un côté pipi-caca dont on peut imaginer qu’il n’aurait pas été du goût du camarade Aristophane. Ni du nôtre.
4. Constantin Paoustovski (1892-1968), La rose d’or – Notes sur l’art d’écrire, 1955, éd. Gallimard Nrf 1968, 278 pages, 8 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), trad. Lydia Delt et Paule Martin, impression Floch (Mayenne).
La première chose qui sans doute frapperait le flâneur si son regard tombe sur ce volume chez un bouquiniste est l’annonce, en tête de couverture, du titre de collection: «Littératures soviétiques», paru en 1968 dans la blanche Nouvelles revue française (nrf) de Gallimard. Et puis, à la page de garde, «Collection dirigée par Louis Aragon». Elle a duré quelque vingt ans, cette collection, de 1956 à 1980, deux ans avant la mort d’Aragon, publiant 63 volumes (liste sur le Wikipedia allemand), la plupart des auteurs aujourd’hui inconnus, oubliés, ensevelis par l’autodafé du Nouvel ordre mondial: quiconque a ses habitudes dans les bouquineries sait que vont succéder ensuite, à la section Russie, les «soljenitsyneries» suivis, désormais, par les invendus de «l’antipoutinerade». À chaque temps, ses idoles, ses mots d’ordre. Paoustovski fait de toute évidence partie des victimes de la Grande Purge russophobe, pour causer en sabir télévisé: antirusse, pour parler français. Et, pourtant, quel beau miroir nous tend-il! De la culture russe des années cinquante, cosmopolite, avide de tout ce qui nous fait humain – dans ces notes sur l’art d’écrire, il passe de Balzac à Tolstoï, d’Andersen à Ruskin, de Gorki à Hugo, rien ne lui est étranger. De l’amour soviétique pour le savoir et le livre: «Dans notre société socialiste, nous avons besoin de toute ce qui enrichit l’univers intérieur de l’homme, de tout ce qui élève son niveau de vie émotionnelle.» Et puis, très belles pages, de son attachement pour la langue russe, qui permet de faire le lien entre une source (rodnik) d’où «naît (roditssia) l’eau» qui se fait rivière pour irriguer «notre bonne mère terre» et ainsi nourrir le peuple (narod), il y a ici plus qu’une parenté (rodnia) lexicale! Ou encore le joli mot pour «éclair de chaleur» (zarnitska) que la «croyance populaire» imagine éclairer (zariat) les blés qui mûrissent en été, ce après que l’aube (zoria) soit entrée dans la danse. Paoustovski ajoute qu'il a longtemps caresser le projet d'un dictionnaire "des mots de la nature" avec, à chacun d'eux, "quelques fragments de prose, poème ou traité". Voilà qui reste à faire pour toutes les langues. Tous les écoliers du monde attendent avec impatience.
5. Nancy Fraser (née en 1947), The Old Is Dying and the New Cannot Be Born, 2019, éd. Verso 2019, 63 pages, 8,95 euros ( »shop » Bozar), impression CPI UK (Croydon).
Ms Fraser a été discutée favorablement dans une récente livraison du New Left Review. D’où l’achat de cette plaquette au titre passablement ronflant ("Le vieux monde se meurt et le nouveau ne sait naître"). Ronflant est voisin d’assoupissant, et de fait, sa prose tient du filet d’eau tiède comme fait pour les conférences de militance académique ouatée de silence religieux. Ms Fraser est «wikipédiée » et, là, cataloguée comme «philosophe féministe et post-structuraliste» avec poste rémunéré de professeuse dans un établissement supérieur new-yorkais: on pouvait s’y attendre. Il n’y a guère à en tirer. Son champ d’intervention, pour commencer, est circonscrit (lire: borné) à la politique, pré-Trump et post-Trump, des États-Unis, qu’on ne prendra pas comme sosie grand format du monde entier, fût-il mourant ou de naissance entravée. Sur ce sujet limité (borné), elle stratifie l’élite régnante en «néolibéraux progressistes», conglomérat résultant, dit-elle, d’une alliance entre «libéraux mainstream» et le «secteur financier» (qu’elle exemplifie par le trio «Wall Street, Silicon Valley et Hollywood» - sic), ceux-ci ayant détrôné dans cette fonction d’élite dirigeante ce qui restait de débris de l’ère «New Deal» ainsi que, on s’accroche, du bon vieux carré des «néolibéraux réactionnaires». Et on va où, avec ça? Pas très loin, à voir le pauvre niveau d’analyse dans les pages qui suivent, qui vont par exemple qualifier de «premiers grondements d’un tremblement de terre» le feu de paille du «happening» Occupy de 2015. Tâchons d’être aimable: voilà qui donne, au rang des curiosités, une assez bonne idée de ce qui agite les esprits sur les campus états-uniens.
6. Alexandre Kojève (1902-1968), Structure et histoire de la philosophie, 1965, in revue Philosophie, éd. du Minuit, n°160, janvier 2024, 25 pages, 13 euros, impression Normandie Roto.
De ce numéro de Philosophie, aux côtés d’une discussion de Walter Benjamin menée en 1932 par Adorno, quasi illisible, d’une autre sur la question de savoir si «La vérité a un auteur», franchement burlesque de pedanterie transdisciplinaire et, enfin, d’une troisième sur «La théorie kantienne de la signification» (non spécialistes, s’abstenir), on retiendra ce petit joyau de 25 pages (sur 96), transcription d’un manuscrit inédit du grand hégélien Kojève, rédigé en vue d’une conférence donnée dans le cadre du séminaire théologique de la Société de Jésus à Chantilly le 6 février 1965. Joyau, en effet, que ce condensé raisonné de la généalogie de la philosophie que même les (moyennement, point trop) «nuls» trouveront accessible et délicieusement éclairant. D’autant qu’il a de l’humour, Kojève: cette perle, ainsi: parlant des Intellectuels (la majuscule est de lui), il précise, entre parenthèses, ce qu’il faut entendre par là, donc, comprendre «au sens large de fainéants pacifiques». Inimitable! Comme l’est son mode d’exposition, associant naïveté non feinte et rigueur intellectuelle, au sujet par exemple des «preuves de l’existence de Dieu», où il «avoue avoir été très ennuyé» mais plus tard «très soulagé lorsque j’ai fini par découvrir moi-même le caractère illusoire de cette prétendue «preuve» logique ou dialectique.» Il y a là comme un encouragement: si lui, esprit rompu aux arcanes de la philo, y a trébuché, alors pourquoi ne pas tenter de les surmonter aussi? Ajouter que cette «généalogie» tient de l’épure: toute la philo condensée en huit noms valant gradins, de Thalès au couple Parménide/Héraclite, de là à Socrate encadré par le couple Platon/Aristote, lequel enfantera Kant et Hegel. Magistral.
7. Pascal Quignard (né en 1948), Complément à la théorie sexuelle et sur l’amour, 2024, Seuil, 354 pages, 22 euros, impression Floch (Mayenne).
Dans l’aguichante recension de Charles Jaigu dans Le Figaro (18 janvier), on apprend que cet «obsédé sexuel» y est venu sur le tard et que, au temps de la grande libération jouisseuse soixante-huitarde, Quignard n’était «qu’angoisse et envie de mort, je ne pensait pas au sexe.» En 68, il avait vingt ans; à 75 ans (2023), paraphrase Jaigu, «on voit sous un jour nouveau – une nuit nouvelle – cet élan vital, cette nature naturante, qui a inventé la reproduction sexuelle à deux». Il s’y est donc «mis», comme investi d’une mission. Sa très longue bibliographie en témoigne. À ce titre, il pourrait prétendre au statut de romancier excentré. Car il ne faut pas être grand dévoreur de littérature pour constater que la célébration du sexe, mis à part celle des féministes pour le leur, est chose assez rare: vulve et phallus, connaît pas. Quignard, lui, très bien, c’est dans toutes ses pages – mais, attention! Rien à voir avec la vulgaire pornographie, on passe ici de Pepys à Füssli (ses milliers de dessins érotiques aussitôt brûlés à son décès par son épouse), de Freud à Ésope, de Benveniste à Heine, de la mythologie grecque à l’indo-européenne, du questeur romain aux grottes de Lascaux (le gisant en érection et tête de corbeau)... Tant de savants chemins de traverse donnent le tournis et devant ce panégyrique du sexe quelque peu répétitif, il y a tout intérêt de consommer à petites doses. Petites et, partant, d’autant plus goûteuses. Hors les saintes-nitouches.
8. August Strindberg (1849-1912), Ett halvt ark papper (un demi-feuillet de papier), 1903, éd. Bakhåll 2013, 59 pages, impression... «en Hongrie».
La réédition de ces neuf brèves nouvelles plaît à l’œil comme à la main. Belle reliure cartonnée, papier d’un grammage de qualité. Inaccessible à qui se meut dans la langue française, retenons, à titre didactique, le récit de ce vieux garçon (32 ans, début de la vieillesse à l’époque) dont les habitudes révèlent quelques détails d'un temps entre-temps devenu opaque. Chaque soir, ainsi, il prend son repas dans le même estaminet conversant avec les mêmes naufragés d'une vie qui leur a échappé. Mais, mœurs d'époque, le soir des jeunes gens montent à l'étage accompagnés du froufrou discret de dames disponibles en location. Saperlipopette! Et en journée, dans le parc, des familles d'ouvriers cassent la croûte de façon plutôt royale comparé à l'actuelle malbouffe de snack: dans leur panier, "des œufs durs, des écrevisses et des crêpes". C'est qu'on savait vivre. Et puis, enfin, folklorique, la tirade plaisamment niaise que pouvait alors s'adresser à lui-même un quidam bourgeois: "L'archéologie est une science moderne, une maladie du siècle peut-on dire. Et elle est dangereuse car elle montre, dans la plupart des cas, que la stupidité humaine a été passablement constante." Strindberg, un médecin légiste faisant rapport sur son temps.
9. Eschyle (de vers 525 à 456 avant notre ère), L’Orestie, éd. L’Arche, 2013, 162 pages, 2,50 euros (bouquinerie Petits Riens), impression Normandie Roto.
Ah! ça change. On connaît l'histoire mais elle ne lasse pas. Le huis-clos d'une orgie de meurtre en famille. Le grand Agamemnon, chef de guerre victorieux de Troie, assassiné par sa femme volage, Clytemnestre, dont l'amant complice sera liquidé par Oreste, le fiston inconsolable, mais il n'en restera pas là, il tue aussi maman. Avec la bénédiction d'Apollon. Il y a là source pour de belles envolées. Telle cette adresse à "la divine Persuasion, la menteuse divine" afin qu'elle se joigne au combat. Ou ce dire de Clytemnestre, dont la voix surgit du royaume des morts: "Je suis Clytemnestre, je suis un songe qui vous appelle". Ou de la bouche d'Athéna elle-même: "Pour moi dire c'est faire impossible autrement." Une petite féerie sanglante.