Le lecteur, la lectrice, espèce humaine qu'une récente traduction d'Ulysse nommait celle des liserons (car en effet "c'est en lisant qu'on devient liseron", notait Sollers) a quelque parenté avec Casanova, multipliant les conquêtes dans le vain espoir de trouver l'extase ultime. Et oui, il y a de l'enchantement chez Homère, chez Verlaine ou chez Schiller. Ultime? Ah non! ça c'est l'utopie qui fait vivre. (Et conquérir d'autres livres.)
1. Jacques Rancière (né en 1940), Penser l'émancipation - dialogue avec Aliocha Wald Lasowski, 2022, éd. de l'aube, 136 pages, 12 euros, impression Laballery (La Tour-d'Aigues).
Il n'est pas inopportun de s'interroger sur le public auquel s'adresse ce bouquin. Rancière, comme il est rappelé ici faisait partie de l'équipe qui, menée par Louis Althusser, a produit la mémorable série Lire le Capital dans l'exquise Petite Collection Maspero, quatre volumes 1968-1973, le sien en étant le "tome" III. Mais c'est vieux de cinquante ans, cela. Reporté sur trois générations, âgées de 15, 45 et 75 ans, la première est celle qui, à l'époque, avait des rêves de barricades, avec Lire le Capital en sautoir, mais qui, aujourd'hui, est dépourvu de toute base théorique pour entrevoir ne serait-ce que la signification de la notion d'émancipation que le titre du bouquin invite à "penser". Celle de 45 ans, hier comme aujourd'hui, avait d'autres cocktails à fouetter. Quant à celle des vieux de 75, c'est avec un sourire indulgent aux lèvres: ils ont chemin faisant suivi les Rancière, Althusser & Balibar et, rapport au premier cité, trouvent qu'il commence un peu à tourner en rond, pour ne pas dire à vide. Mais assez tourné au tour du pot. Nos ados d'aujourd'hui, c'est pas pour eux; les quasi quinqua, c'est douteux - et les vieux briscards, ben c'est du tout vu, merci, sans façon.
(Pour être juste avec Rancière force est de lui reconnaître le service insigne d'avoir jeté d'opportunes lumières sur l'inanité d'un savoir hiérarchisé et professé par "au-dessus", donc en direction d'un public considéré par définition comme ignorantin, de même que sur le principe d'égalité foncière entre les êtres parlants, conçu et pratiqué non comme un but (au mieux lointain) mais comme son affirmation intransigeante urbi et orbi, ici et maintenant. Il n'empêche que, en pratique, pour concrétiser la voie ouverte par Rancière, se pose la question narquoise exprimée par le fameux e poi? italien (et alors? et puis quoi?): tout cela est bien beau mais le steak, il est où? Exemple type pris dans l'introduction de Ms Wald Lasowski que ces références à Charlie Chaplin, James Agee ou Émile Zola dont l'œuvre avait certes valeur de rupture avec l'establishment, ce dont personne ne disconviendra, mais... e poi?! avec quel effet pratico-concret dans la conduite et l'imaginaire des gens: on eût aimé que Rancière en dise quelques mots...)
2. Collectif (Fondation Jean Jaurès), La guerre des mots, 2023, éd. de l'aube, 81 pages, 8 euros, impression Printcorp (La Tour-d'Aigues).
Encore un titre acquis pour coller un tant soit peu à "l'actu" sur le marché du livre. Eh bien, c'est parfaitement désolant, en termes de rigueur intellectuelle comme d'une pensée originale. Le quarteron de jeunes gens (jeunes, on espère qu'ils en ont l'excuse) qui lourdement malmène ici la plume n'accouche que d'un discours convenu, mille fois entendu. La première, une Amandine Clavaud, féministe salariée à ce titre, nous sert une chronique hagiographique du phénomène #MeToo, inaugurant, dit-elle, "une nouvelle ère" (sic), ce à la lumière rose bonbon de la juste lutte contre le "patriarcat", catégorie sociale qu'elle ne juge évidemment pas utile de définir. La seconde, une Aurélie Jean, fondatrice d'une "agence de conseil", tient sur la question du numérique le refrain habituel des progressistes progressifs voulant que cela peut être la meilleure comme la pire des choses, tout est dans la manière d'utiliser (haha). Le troisième, un Raphaël Llorca, est un "communicant" (sic) qui construit une vaseuse pseudo-théorie sur les grandes marques industrielles comme reflet du "nouvel esprit politique du capitalisme": stop! n'en jetez plus! Le quatrième, un Jean Massiet, est un "streameur" (re-sic), et c'est forcé, j'ai même pas entamé. Inutile d'ajouter que du titre attrape-nigaud sur le guerre des mots, il n'en est nulle part question.
3. Homère (8e avant notre ère), L'Iliade, traduite par Philippe Brunet, 2010, Seuil, 521 pages, 26 euros, impression Normandie Roto.
Le déclic de lecture aura été la recension d'une nouvelle traduction de L'Iliade, en anglais, ainsi que d'une nouvelle étude, dans le TLS du 6 octobre, laquelle fait état de sept traductions précédentes, ce qui témoigne d'une certaine ferveur. À preuve, l'historien de la susdite étude, Lane Fox: pour bien s'imprégner du sujet, il a fait le tour, en 1976, de l'emplacement présumé de Troie, tout à fait nu, en courant à la manière du héros chanté d'antan. Et de fait, comme note Nick Lowe dans sa recension, comment "entrer" dans un tel poème dès lors que "nous avons perdu le pouvoir de comprendre les procès de l'esprit et du monde qui l'ont rendu possible." De fait, encore, c'est un peu le sentiment que suscite mon exemplaire publié en 2010 au Seuil dans la (énième) nouvelle traduction de l'helléniste Philippe Brunet - dans lequel j'avais glissé une recension du Monde vantant... celle de Paul Mazon parue en 2019 aux Belles Lettres. Comme quoi, comme quoi. Œuvre inabordable à notre pouvoir de compréhension, peut-être, mais il y a d'évidence foule au portillon de la traduction et de la lecture. Est incompréhensible, sans doute, à notre tissu de sensibleries, la place faite ici aux femmes, trophées de pillage parmi d'autres, ou à celle du "machisme" guerrier qui anime les Agamemnon, Ajax, Ménélas ou Diomède, et avec quelle extrémisme "radicalisé": "Que personne n'échappe à nos mains, à l'atroce destruction, pas même les fils vivant dans le ventre de leur mère" s'écrie le frère de Ménélas. Incompréhensible sans doute aussi, en raison d'un vieux compagnonage avec le dieu unique ou sa Très Grande Vacance, que ce tourbillon de dieux, Zeus en tête, infatiguable coureur de jupons, mais encore sa légitime, Héra, seule à lui tenir tête, et Athéna la flamboyante, Aphrodite l'irrésistible. Comment l'auditoire, dans les siècles avant notre ère, recevaient ce gigantesque pavé (quelque 15.700 vers), le comprenaient, le vivaient? Il faut bien reconnaître: on n'en sait rien. Mais la beauté du verbe homérique, même traduit, envoûte, à commencer par ses fameux épithètes, Ulysse "aux ruses nombreuses", Héra "aux prunelles de vache", Briséis "joues-vermeilles", Athéna "aux yeux de chouette" ou Achille "aux pieds rapides". Un Achille qui, comme on sait est quasi absent du siège massacreur de Troie, boudant dans son coin en jouant de la lyre. Il n'entre en action, décisive, qu'au dix-neuvième chant (sur 24), avec sa lance fatidique "ombre-longue". Incompréhensible, nul doute, mais d'une beauté qui traverse siècles et millénaires.
4. Verlaine (1844-1896), Confessions, 1895, éd. du Bateau Ivre, 1946, 224 pages, 15 euros (bouquinerie Fanny Genicot), impression Bellenand (Fontenay-aux-Roses).
Ivrogne, libertin, clochard céleste, Verlaine se raconte depuis ses plus tendres années avec, très tôt, à quatorze ans, la conviction qu'il est et sera poète, avec dans la foulée visite, genre plan de carrière, au bordel - il décrira l'ambiance plus tard: "ce n'étaient que poufs et canapés où des personnes, médiocrement jeunes, attendaient, grasses et patientes, l'hommage du client." Il se raconte et raconte son improbable coup de foudre pour sa future, une bourgeoise Mathilde qui croit que les enfants, ça vient d'un baiser sur la bouche. Forcément, ce genre de liaison n'était pas fait pour durer. D'autant que Rimbaud, comme on sait, va tout chambouler - ces mémoires s'arrêtent cependant juste à ce moment. On a, en compensation, son "vécu" de La Commune et ses "deux mois d'illusions" dont il précise qu'elles étaient "généreuses" et qu'il "ne regrette pas, somme toute, d'avoir eues, elles." Ah! ce style, envoûtant, à la syntaxe hachurée et où chaque fait faux-bond à sa place ordinaire pour, au lieu, comme déposé à l'aide d'une pincette d'horloger, jouer dans le registre de la parure chatoyante. Rigolo, en plus, contant par exemple l'anecdote où, ayant mis à l'abri du tumulte martial son épouse (Mathilde) et resté seul avec la "bonne (... une) falote créature", il envisage de se la faire, étant après tout "mignonne". Las! Le projet tombera à l'eau lorsque deux amis, fuyant la répression versaillaise, viennent se réfugier chez lui. Rien de fort glorieux dans tout cela sinon cet aveu que, La Commune, il l'avait "dès l'abord, aimée, comprise, croyais-je, en tout cas bien sympathisé avec cette révolution à la fois pacifique et redoutablement conforme au si vrai «Si vis pacem para bellum»." Verlaine n'était pas un politique. Mais quelle plume, quelle plume!
5. Verlaine, Œuvres libres - comprenant Les amies (1867), Femmes (1890) et Hombres (1891), étant les œuvres érotiques de Verlaine, ici illustrées de 50 pointes sèches et eaux fortes de l'artiste suisse Roger Descombes, 119 pages, 35 euros (bouquinerie Fanny Genicot),
La page de couverture indique que la publication a été faite "sous le nom du licencié Pablo de Herlagnez à Segovia - 1868", ce qui tient de la mystification: ledit Pablo était un pseudo de Verlaine et l'édition, de type fac-similé, ne pouvait précéder l'existence dudit Descombes (1915-1979): selon les salles de ventes, elle daterait de 1979. Ceci pour les bibliomanes. Des illustrations, disons qu'elles sont très crues, quasi pornographiques, joliment. Quant au texte... Suivant l'observation du philosophe Gunther Anders (voir son Aimer hier - Notes pour une histoire du sentiment, 1947-49, éd. française chez Page, 2012, hautement recommandé), on ne peut que s'étonner que, à les lire, les philosophes, historiens, essayistes & autres "penseurs", leur prose ne connaît de l'humain que ce qui est au-dessus du nombril. Du sexe, rien, zéro, in-ex-is-tant. Sinon tout à fait compartimenté: Le con d'Irène d'Aragon est plutôt absent dans le reste de sa production, idem avec les 11.000 verges d'Apollinaire qui brillent par leur absence dans sa poésie "sérieuse". On peut sans se tromper dire que Gunther Anders a vraiment mis le doigt sur quelque chose d'important - de moite, de tumescent, de glouton, qu'on refoule, hier comme aujourd'hui. Verlaine n'échappe pas à la règle, dont la poésie "sérieuse", en édition scolaire ou érudite, ne se hasarde pas, là, sous le nombril. Est-ce que cela - l'érotique - fait de la bonne poésie? Chez lui, pas tellement, il y manque la distance, le rêve, l'impossible. Néanmoins, néanmoins, on ne peut qu'aimer ce vers où il célèbre "ces fumets, qu'on tient secrets, / du sexe et des entours, dès avant comme après / La divine accolade", car à une époque où la norme est de se "désodoriser" (par jet de parfum chimique, comble de la contradiction!), il peut être bon de se rappeler qu'il y eut des époques moins "hygiénistes" où même les latrines ne manquaient pas d'un certain charme olfactif.
6. Verlaine, en PocheCouleur, éd. ACR,1996, présenté par Jean-Jacques Lévêque, 191 pages, 2 euros (bouquinerie Croix Rouge), impression MAME (Tours).
Acheté principalement pour les illustrations, foisonnantes: ce Verlaine enlançant, ivre, une réverbère, dû à Jean Rictus, ou cette reproduction d'une lettre autographe de Verlaine à son éditeur Vanier enrichie de deux crayonnés et faisant état de son désir d'être élu à l'Académie (las!) ou encore, évidemment, la célèbre toile de Henri-Fantin-Latour où on voit Verlaine attablé à côté du jeune et démoniaque Rimbaud. Livre d'images pour l'imaginaire.
7. Eugène Delacroix (1798-1863), Journal 1822-1863, éd. La Palatine - Genève, 1943, 429 pages, 14 euros (bouquinerie Petits Riens), impression Paul Attinger (Neufchâtel, Suisse).
Bien connu pour sa Mort de Sardanapale et La Liberté guidant le peuple, ami de Géricault et de Chopin, le peintre Eugène Delacroix a laissé un volumineux tas de souvenirs et de réflexions, mais aussi un grand vide. C'est que, s'étant astreint à la discipline du journal, en 1824, à l'âge de 26 ans, après 3 années d'annotations, il s'arrête net, pour ne reprendre la plume que vingt ans plus tard, en 1844. Ce qui nous fait deux Delacroix, l'un, juvénile, n'hésitant pas à palper et entreprendre les rondeurs de ses modèles féminins et, l'autre, solitaire, préférant la fréquentation de la nature à celle des hommes. À Dieppe, ainsi, il note en septembre 1852, "J'ai été faire ma dernière visite à la mer", la belle, entre toutes. Truffé de pensées sur l'art pictural, le sien et celui des Rubens, Michel-Ange, Ingres (qu'il n'aime guère) ou Poussin, il faut être de la confrérerie pour apprécier à sa juste valeur. Mais, ici et là, il livre matière moins spécialisée, sur le rôle fondamental de la littérature par exemple ("Pourquoi ne pas profiter des contrepoisons de la civilisation, les bons livres?") ou, autre époque, sans possibilité de reproduction mécanique (photocopie etc.) pour témoigner du goût pour le recopiage: après avoir lu dans un livre un beau passage sur la vieillesse, il se promet "de le copier tout entier". En nos temps de clic-culture où il n'est pas rare que le porte-plume soit chose inconnue jusqu'au vocabulaire, voilà qui rappelle que l'estimable est fruit de l'effort. Ah! encore: entre le jeune et le vieux Delacroix, il y a comme un trait d'union charmeur: le rossignol. En 1824 comme en 1854, confie-t-il, il rêve de pouvoir peindre le "chant diamanté du rossignol"...
8. Vladimir Nabokov (1899-1977), Feu pâle, 1962, poche Gallimard/L'imaginaire, 1990, 272 pages, 1 euro (bouquinerie Croix Rouge), trad. R. Girard & M.-E. Coindreau, impression SEPC ((Saint-Amand).
Lire plusieurs livres en même temps a ceci d'avantageux de faire apparaître leur force créatrice respectives. En l'espèce, Homère, Delacroix et Nabokov. Pas très glorieux pour ce dernier. Son roman est très érudit, très facétieux, très brillant - mais en même temps trivial au point d'être soporifique. Combien d'heures a-t-il passé à fignoler cette farce, combien de jours, voire de nuits, à tisser cette trame satirique sur des agitations humaines parfaitement superficielles pour ne pas dire totalement inintéressantes? Certes, il n'est pas donné à tout le monde d'aller assiéger Troie. Mais quand, quand même. N'avait-il pas mieux à faire. (C'est, pro forma, l'histoire d'un rat de bibliothèque qui, sur la base d'un poème (16 pages) d'un obscur scribouillard états-unien, y accole (sur 200 pages en petits caractères) une avalanche de doctes notes de bas de page, toutes aussi psychotiques les unes que les autres. Pffff.) (Ceci après un essai avorté avec Lolita, me laissant de marbre; ceci dit, un bouquiniste averti m'a recommandé son autobiographie Autres rivages, Folio 1962, que je me suis procuré 50 centimes à la même adresse. On verra.)
9. Schiller (1759-1805), série écrivain d'hier et d'aujourd'hui, n°8, éd. Pierre Seghers, 1960, présenté par Victor Hell avec large choix d'extraits des œuvres, 2 euros (bouquinerie Croix Rouge), impression Imprimerie de Sarcelles (Seine & Oise).
Vieille connaissance que ce météore de la haute culture allemande, avec Goethe, aux côtés duquel il repose à Weimar. Dramaturge de haut vol, dont les extraits ici de Wallenstein, Don Carlos et des Brigands (Jeanne d'Arc et Marie Stuart demeurent difficiles à trouver en français) ne donnent qu'un faible avant-goût, Schiller était aussi historien (sa Guerre de Trente ans), poète, essayiste et publiciste. De ce sympathique petit Seghers avec son riche cahier iconographique, on épinglera, tiré de sa Lettre sur l'éducation esthétique de l'homme, le vœu formé en 1795 que l'artiste - l'être épris d'intelligence - puisse, arrivant à l'âge de maturité, "réapparaître et faire figure d'étranger dans son siècle". Beau sujet de méditation.
PS: Période des "beaux livres" en fin d'année et voici donc que Le Figaro (14 décembre) annonce la parution d'une version originale et, partant, dé-disneyifée, du Livre de la jungle de Kipling (La Pléiade), une correspondance intégrale de Proust chez Plon (quelque 5.000 lettres et ce ne serait que le quart du total présumé mais perdu - c'était donc avant les sms et le "dumbphone") et, enfin, les Carnets de voyage au Maghreb et en Andalousie de Delacroix (6 carnets en fac-similé) chez Citadelle & Mazenod - là, c'est avant le Kodak et les Samsung-iPhone...