comme des mésanges
Saint-John Perse, Anabase, 1924
cité par A. Badiou, Les siècles, 2005
Lorsqu'on lit ou relit, pour le plaisir ou pour son instruction, les Cent ballades d'amant et de dame de Christine de Pizan, composées entre 1403 et 1405, on croisera immanquablement, au trente-sixième roucoulement poétique échangé entre la belle et son séducteur (1), cette recommandation:
Hez mençonge et son labourage (= abhorre mensonge et ses manœuvres)
C'est couché dans une très belle langue qui n'a pas encore été bureaucratisée, l'orthographe est aussi variable et sauvage que la vie insoumise et le verbe haïr, comme rappelle le Littré (2), prenant son origine dans le gothique hatan (anglais "hate", allemand "hassen"), a connu des graphies assez folâtres: chez Montaigne, Je hay la finesse, chez Guesclin, il me het a mort, il a jà longuement, ou chez Molière, où on se sent déjà moins dépaysé, Je hais tous les hommes, / Les uns parce qu'ils sont méchants et malfaisants, / Et les autres pour être aux méchants complaisants.
Premier constat d'étape: ce que ces exemples déjà indiquent, c'est que, avec la haine, on avait affaire en ces temps reculés à un sentiment plutôt noble et admirable. Haïr ce qui est détestable, peut-on rêver d'un meilleure preuve de bonne éducation? Ce n'est plus vraiment le cas aujourd'hui.
Si on se rend sur le site Internet de la Cour européenne des Droits de l'homme, on aura assez rapidement devant les yeux une "fiche thématique" sur le "discours de haine" comptant 29 pages, pas moins (3).
Glose juridique
Sa note introductive insiste bien sur le fait, primo, que la liberté d'expression vaut aussi pour les idées "qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population", tout en ajoutant de manière un peu contradictoire, secundo, qu'il peut être jugé "nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner, voire de prévenir, toutes les formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance". Il n'est pas sans intérêt de noter le décalage entre le primo et le secundo. Le premier est fondé sur un arrêt de la Cour de 1976, le second sur un arrêt de 2006. Trente années les séparent.
Quiconque s'est un peu frotté à une approche matérialiste des faits sociaux sait qu'en la matière, il faut toujours historiser (4). Le moment où un mot est utilisé n'est pas indifférent. Son champ de significations est tout sauf stable. Entre Christine de Pizan (1365-1430) et la flopée de résultats (quelque 14.000 revues et 9.000 ouvrages) en réponse à la requête "discours de haine" sur Cairn, le site de référence ès-publications académiques, il y a un monde.
Un monde aussi, à la grosse louche, entre les dates qui ont donné lieu aux arrêts précités, entre années septante et, à nous contemporaines, celles des générations milléniales. Deuxième constat d'étape: il y a eu, là, progressivement (5), une fétichisation de la notion de haine.
Il suffit de feuilleter n'importe quel journal pour s'en rendre compte. Le Figaro du 13 avril 2023, par exemple. Dans telle longue recension d'un ouvrage cherchant à démontrer le rôle moteur de l'humiliation dans certains conflits armés, au Proche-Orient notamment, il y a insistance sur "la puissance du ressentiment dans l'imaginaire" des nations humiliées et belligérantes. Dans tel autre papier sur les contenus considérés comme admissibles sur Twitter, il est fait mention, au titre de contre-exemple, de la "propagation de fausse nouvelle" et de "l'agressivité latente" qui souvent s'y exprime.
Mettez haine en place de ressentiment et d'agressivité latente, et le sens ne s'en trouvera guère modifié. De là cependant à imaginer que puissent se développer des campagnes de sensibilisation contre les "discours de ressentiment" et contre les "discours d'agressivité latente", il n'y a qu'un petit pas que personne ne franchira. Pour la bonne et simple raison que, dans le peuple des mots, n'est pas fétiche qui veut.
Haine de bon aloi
La haine n'était pas encore en robe de fétiche lorsque Robespierre, en 1793, s'adressait à ses pairs de l'Assemblée en les qualifiant ainsi: "âmes de boue, qui n'estimez que l'or" (6).
Elle ne l'était toujours pas en 1866 quand Zola publia une série d'articles réunis sous le titre chocolaté Mes haines, parmi lesquels on trouve à lire "La haine est sainte. Elle est l'indignation des cœurs forts et puissants (...)". (7) J'ai écrit "chocolaté"? Sexy aurait tout aussi bien pu faire l'affaire, au rayon marketing.
On en dira autant d'Aragon avec ses poèmes incendiaires de 1931, Persécuté persécuteur, où il incite à faire "feu sur les ours savants de la social-démocratie", où il chante "la domination violente du Prolétariat sur la bourgeoisie / pour l'anéantissement de cette bourgeoisie" et où il en appelle à "la Terreur du fond de mes poumons" (8).
De même de Georges Labica lorsque, en 1999, il publie, sous le titre singulièrement dénué d'ambiguïté Le devoir de haine, un texte qui prône une "aversion résolue envers l'impérialisme «américain» prioritairement" (9). C'était l'époque où les États-Unis bombardait l'ex-Yougoslavie, ils ont bombardé ailleurs entre-temps, Irak, Afghanistan, Syrie, etc.
Premier essai de synthèse: si l'on se munit de bons petits yeux de myope, on n'a là que des "discours de haine". Troqués contre des yeux d'astigmate, on est par contre dans le registre des sentiments plutôt nobles et admirables. Dans un cas, c'est du fétichisé; dans le second, on voyage dans le riche lexique de la langue française qui n'a que faire du lieu commun et du cliché.
Comment en est-on arrivé là? Là, c'est-à-dire une situation où se profile à la manière du catalogue Damart l'arsenal juridique avec ses 29 pages pédagogiques et militantes de la Cour européenne citées plus haut. Et dont le film La Haine (1995) n'est qu'un clignotant parmi d'autres.
Incidences et contingences
Second essai de synthèse: sans prétendre au sérieux de l'enquête sociologique, on peut, sans être grand clerc, chercher un début d'explication dans la cohabitation en Europe de cultures très hétérogènes, comme suite au phénomène des mouvements massifs de population à partir des années 1950 et 1960, plus tard exacerbés par les guerres sur le pourtour du Vieux Continent, ceci entraînant des rapports de voisinage conflictuels (10) et, pour en contrer les causes et effets, une doctrine normative rendant répréhensible toute forme de discrimination négative envers des groupes minoritaires de la société, les discours de haine n'en étant à bien regarder qu'une des modalités. Ajouter à cela les effets de ce qu'il a été convenu d'appeler la judiciarisation galopante des différents entre personnes et groupes de personnes invitant à chercher réparation devant les tribunaux. Mais encore, évidemment, les dégâts sociaux causés par les multiples formes de lynchage public mises à la portée du premier crétin venu par les réseaux dits sociaux. Voire aussi, plus récemment, sous la pression du lobby de bigoterie narcissique passant sous le nom de "wokisme", l'épidermique hantise de tout ce qui peut sembler offenser, quasi assimilable à une haine de basse intensité et, partant, répréhensible.
En d'autres termes, le mot "haine" a rejoint les maladies honteuses du lexique comme, auparavant, la pédérastie et l'athéisme, le diable et le foutre, le capitalisme et le caca. Il ne fonctionne plus comme un nom commun parmi d'autres avec cette conséquence qu'il ne fonctionne plus du tout. Carrément inutilisable, il est. Trop de tribuns, juristes, militants, médias enzovoort l'ont statufié.
Sans haine, on est foutu
Première tentative de prise d'altitude. Voilà en effet qui paraît pour partie paradoxal. Car à entendre le philosophe Günther Anders, l'évolution des sociétés occidentales a rendu la haine - non le mot, nota bene, mais la chose - parfaitement obsolète. Mieux, ou pire, "l'incapacité de haïr", poursuit-il, est précisément la "carence qui causera notre perte".
L'affirmation vient en conclusion de la contribution que le philosophe a rédigé en 1985, aux côtés de quelque vingt autres auteurs, pour un ouvrage collectif publié en Allemagne sous le titre Haine, puisance d'un sentiment indésiré, contribution traduite en français et rééditée à part en 2022, en format poche. (11)
C'est un texte dont la tonalité est par moment celle du Café du Commerce, notamment en surinvestissant la notion de haine au point de lui faire perdre l'arc-en-ciel de son rayonnement sémantique (aversion, répugnance, dégoût, inimitié) pour n'en garder, réducteur au possible, que l'idée d'agressivité, non pas latente, mais dirigée, ciblée, soutenue et pour tout dire meurtrière. L'ouvrage comporte cependant, ici et là, un bel apport de matières à réflexion.
Mais ce qui interpelle dans ce cadre-ci est, donc, l'affirmation de son obsolescence. Conséquence, écrit-il, de sociétés de plus en plus techniciennes et dépersonnalisées. Le pilote qui lâche des bombes, que ce soit sur Hiroshima ou sur le Viêt-Nam n'est plus ni soldat ni guerrier, c'est un "employé" - aucune haine chez lui car il n'en est nul besoin, ce qu'il tue et massacre n'a pas de visage, c'est de l'anonyme éradiquant de l'anonyme. Que l'on pense à l'usage croissant de drones pour tuer à distance au départ d'un petit fauteuil ergonomique entouré d'écrans joliment colorés. On imagine sans peine Günther Anders s'exclamant: "Qu'est-ce que je vous avais dit!?".
Conclusion en forme de queue de poisson: de là à penser que la haine (l'agressivité radicalisée, la fureur des gens paupérisés, la rancœur des strates sociales du wagon bon-à-rien, reléguées à végéter devant écran, etc.) n'a plus de beaux jours devant elle, voilà qui paraît pour le moins téméraire. Semble beaucoup plus vraisemblable, une coexistence entre haine anonyme technocrate, froide et dépassionnée, et haine brute, mue par tripes et neurones: manifestation de ce que d'aucuns appelleront la société duale, d'autres, la lutte de classes.
Comme quoi, les mots ont leur vie propre, indomptable.
Comme quoi, et là on va citer le bon vieux Louis Althusser: "tout ce qui va de soi est énigmatique" (12).
(Première publication le 4 mai 2023 sur le "webzine" POUR https://pour.press/haineuse-la-haine/
(1) Page 136 de l'agréable édition "bilingue" (vieux français de l'original en regard d'une version modernisée) parue en poche en nrf Poésie/Gallimard de 2022 avec traduction et introduction de Jacqueline Cerquiglini-Toulet.
(2) Édition de 1878, Hachette, 4 volumes et un supplément.
(3) https://www.echr.coe.int/documents/fs_hate_speech_fra.pdf
(4) Comme y insiste Frederic Jameson ("Always historicize!") dans The Modernist Papers, Verso, 2016.
(5) L'inscription assez récente et progressivement renforcée dès 1981, en Belgique, apparaît clairement du Lexique discrimination, en ce compris sexe et délits de haine sur le site d'Unia, mieux connu sous son nom d'origine, Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme https://www.unia.be/files/Documenten/Wetgeving/Lexique_Discrimination_11...
(6) Robespierre, choix de discours publié par les éditions La fabrique en 2000 sous le titre Pour le bonheur et pour la liberté.
(7) Cité dans Une histoire des haines d'écrivains, de Étienne Kern et Anne Boquel, 2009, rééd. poche 2020 en Champs/Flammarion.
(8) Republiés en 2022 dans la "Collection Blanche" nrf de Gallimard.
(9) Cité par Thierry, le fils de Georges Labica, en préface au Robespierre du paternel, 1991, réédité en 2013 par La fabrique.
(10) Exemple extrême récent que les sorties de l'écrivain Michel Houlebecq dont les propos reproduits en novembre 2022 dans le hors série n°3 de la revue Front populaire de Michel Onfray, évoquant en France une situation de quasi guerre civile en réaction à la progression de l'islamisme ("on peut déjà constater que des gens s'arment"), ce qui lui vaudra une plainte de la Grande Mosquée pour "provocation à la haine", peu après, en janvier 2023, retirée.
(11) Günther Anders, La haine, Rivages poche, 2022, mince volume de 70 pages, hors préface.
(12) Louis Althusser, Que faire?, 1978, édition posthume PUF 2018.