Classe de rattrapage, leçon de francais. Aujourd'hui, mes petits amis, nous allons jeter un œil sur la propagande ordinaire. Très facile, il suffit d'ouvrir n'importe quel journal ou magazine pour la rencontrer. Elle obéit à une grammaire très reconnaissable. Muni d'un crayon, on a vite fait d'entourer d'un cercle les verbes qui trahissent la manœuvre. Un jeu d'enfants, mes enfants.
Pour illustrer, voyons l'article que le magazine Le Vif-L'Express consacre au centenaire de la Révolution d'octobre. Signé Olivier Rogeau, paru le 17 février 2017, il fait usage de la technique éprouvée consistant à donner la parole à des "experts" pour dire ce que le journaliste aurait très bien pu écrire lui-même en s'appuyant sur ses propres lectures et son propre jugement. Les experts, ici, sont au nombre de trois, Jean-Jacques Becker, connu surtout pour ses ouvrages sur la Première Guerrre mondiale, et puis Thierry Wolton et Nicolas Werth, tous deux "soviétologues" du type anticommuniste primaire. Cela ne pouvait donner qu'une soupe bien dans l'air du temps. L'URSS? Pouah!
Expertes explications
Ce qui doit cependant intéresser, ici, dans cet abécédaire de la propagande ordinaire, ce sont les verbes qu'on a entouré d'un cercle. Lorsque le journaliste donne la parole à nos trois rois mages, c'est tantôt pour dire que Wolton "explique" ceci, tantôt que Werth "relève" ou "observe" cela. Ce n'est pas innocent. La langue française est d'une grande richesse en verbes et, pour relayer les propos d'autrui, il en existe beaucoup qui garantissent une certaine neutralité dans l'expression. Plutôt que de laisser Wolton "expliquer", comme s'il détenait une vérité éternelle, le journaliste aurait pu écrire que Wolton "suppute", "estime", "échafaude", "suppose", "présuppose", voire encore "prétend" ceci ou cela. Là, chacun l'aura remarqué, un journaliste n'utilise quasi jamais, citant une personne interviewée, le verbe "prétendre" (sauf, bien sûr, dans les échanges folkloriques de communiqués et démentis à caractère politique).
MM. Fillon et Hamon, MMes Le Pen et Dati, classiquement, sont coutumiers du tour. Ils "prétendent" ceci ou cela quand ils font l'actualité. Un Werth ou un Wolton, non, ils "expliquent".
On peut presque parler d'un tic - non du langage, mais du conformisme, une sorte de réflexe inconscient de sujétion à la parole révélée. Quelque semaines plus tôt, le 3 février 2017, dans le même magazine, il était question d'une sombre affaire de corruption entraînant, pour le microcosme politique concerné, quelques problèmes existentiels. Pas moins de trois "experts" seront cette fois convoqués pour donner leur avis et, sans surprise, l'un "explique", l'autre "expose", le troisième "commente". Unilatéralement, cela de soi, il ne seront en rien contredits.
C'est l'avantage avec la propagande ordinaire. Elle est d'une grande transparence. On voit tout de suite la manœuvre.
Ceci n'est pas une pipe
En d'autres occasions, pas fréquentes il est vrai, c'est la juxtaposition des informations de presse qui va indiquer qu'il y a anguille sous roche. Bel exemple dans le supplément économique du Figaro daté du 16 février 2017. Se trouvaient ici juxtaposés, un article sur les médias russes Russia Today et Sputnik News, et puis juste en-dessous, un autre sur Euronews. Dans le premier, les médias russes sont décrits comme "des outils au service des intérêts de la Russie", généreusement subsidés par le Parlement russe (20 millions d'euros) et - comme "l'explique" (!) une spécialiste des médias attachée à une haute école parisienne - d'un "modèle économique" douteux, d'autant que les sources de revenus sont inconnues. Pouah!
Mais, alors, amusant. Car dans l'autre article sur Euronews (et son "modèle économique") le journaliste, a contrario, ne trouve rien à redire au fait que la chaîne américaine NBC va entrer dans le capital d'Euronews à hauteur de 25%, ni sur les intérêts (particuliers, cette fois) de son actionnaire principal (53%), l'homme d'affaires égyptien Naguib Sawiris, et encore moins sur la manne apportée par les "instances européennes" (24 millions par an sur un chiffre d'affaires de 75 millions) ou sur la Commission européenne donnée comme le "premier client d'Euronews". On aimerait naturellement que quelqu'un "explique" la différence de traitement réservé aux machins russe et européen, au fonctionnement et à la nature fort semblables. Mais cela, dans les colonnes du Figaro, personne ne va "expliquer". Cela s'explique tout seul, il est vrai.
Régimes en développement
Il existe quantités d'autres clignotants. Le mot "régime" par exemple. En lisant les journaux, on apprendra ainsi qu'existent un "régime syrien", un "régime chinois", un "régime cubain" mais certainement pas en France, en Allemagne ou aux États-unis. Hollande, Merkel ou Trump ne sont pas à la tête d'un "régime". En réalité, il n'y a de régimes que dans les pays que la propagande ordinaire invite à considérer avec la plus grande méfiance. La grande presse "explique" cela très bien - sans rien n'expliquer.
D'autres mots sont plus insidieux. Quoi de plus neutre, apparemment, que l'expression "pays en développement"? Il est utilisé par toutes les officines internationales en col-cravate pour désigner les pays pauvres (l'humanité souffrante de l'hémisphère sud) et, en général, les journalistes recopient sans se poser de questions. Le terme, souvent raccourci en PED, signifie en réalité que ces pays-là sont en retard, au contraire de ceux donnés par le même jargon comme étant "développés". Naturellement, le synonyme "pays en retard" n'est jamais utilisé, cela ne se fait pas, ce pourrait même être perçu comme injurieux, voire carrément raciste (la loi réprime). C'est pourtant ce que sous-entend l'expression comme l'histoire du terme le montre bien: on disait, auparavant, les "pays sous-développés", c'est-à-dire avant qu'on ne l'ait aseptisé. L'amusant de l'affaire est qu'en raisonnant ainsi, on laisse entendre que les pays riches, eux, ne se développent plus, ce sont des sociétés bloquées, complètement fossilisées. À l'Ouest, rien de neuf. Est-ce couper les cheveux en quatre? Pas vraiment, car il existe un terme que revendiquent comme leur ces soi-disant PED et c'est le bon vieux mot de "Tiers-monde" forgé par Alfred Sauvy au début des années cinquante. On ne mettra pas sur le compte du hasard qu'un des meilleurs périodiques critiques pour donner voix aux pays pauvres, publiée en Malaisie depuis 1990, se nomme "Third World Resurgence" - Résurgence du Tiers-monde. Une des règles utiles pour ne pas être victime de la propagande ordinaire consiste à examiner si les termes appliqués à des groupements d'êtres humains correspondent à ceux qu'ils utilisent eux-mêmes pour se désigner. (Merci de recopier cela dans vos carnets en soulignant par trois fois, ce sera à la prochaine interro.) C'est à rapprocher avec ce qui est dit ci-dessus sur le mot "régime". À Damas, on ne dit pas que c'est la capitale du "régime syrien"...
Voilà la populace
Un autre mot, fort à la mode ces temps, est celui de "populisme". Toujours péjoratif. Les partis politiques, les mouvements sociaux, les chefs d'État qu'on dit "populistes" sont par avance disqualifiés. Ils n'obéissent pas aux bonnes mœurs de l'establishment. Ils sont même qualifiés de dangers pour la démocratie. On est dans le même schéma que ci-dessus. L'usage de quolibets dispense de passer par l'analyse. De même, quiconque utilise le mot "peuple" risque d'être rangé parmi les populistes: il fallait dire "population". Parler du "prolétariat", c'est encore pire, on sera versé dans la catégorie infâmante des zozos totalitaires. Plèbe et populace? Passé de mode.
Tiens! Le mot "démocratie" vient d'être utilisé. Auberge espagnole que celui-là. Chacun y met ce qu'il veut. En Belgique, les partis dits "traditionnels" (les socialistes, les libéraux et les chrétiens, additionnés d'une pincée de Verts) ont inventé, pour se désigner en bloc, le qualificatif de "partis démocratiques", histoire de se distinguer de ceux qui, à leur sens, ne le sont pas, bien que disposant également de députés élus "démocratiquement". C'est dire. Le mot est devenu une coquille vide. C'est un autre chapitre.
Decodex déséquestré
On peut pousser plus loin. Quand des travailleurs, poussés à bout, placent leur patron dans un local fermé, le terme qui revient alors est "séquestration". Mais jamais au grand jamais lit-on que le lot ordinaire, pour un ouvrier, est d'être séquestré jour après jour à l'usine. Même la pause-pipi, relève de la séquestration: minutée. Mais OK, c'est pousser un peu.
Pour clôturer avant que la cloche de la récré ne sonne, voyons si la leçon a bien été apprise. Muni d'un crayon pour tracer des cercles autour des mots qui clignotent, passons au tamis le journal Le Monde du samedi 18 février 2017. Alors, là, on est gratifié. Ce ne sont pas moins de dix personnes, sur 28 pages, qui "expliquent". Trois islamologues, un "analyste" ès terrorisme et, dans les pages économiques, un anonyme d'une boîte de haute technologie, un patron, un expert OCDE et une présidente de commission. Bon, à côté de ces "je-sais-tout", il y a certes aussi un retraité et un maire. Ils "expliquent" aussi. Pas fini: pour cadrer les "dérives autoritaires" du président Correa en Équateur, il est fait appel à un "expert" de "l'entreprise Control Risks", une boîte de consultance britannique: l'info explicative est un business. En passant, on notera le terme "dérive", à usage réservé, il est rarement appliqué aux politiques de, par exemple, la France (aucune "dérive vasouillante" à la présidence) ou l'Allemagne (aucune "dérive hégémonique"). Avec un crayon bien taillé, on notera enfin que, lorsqu'on "explique" dans les pages économiques, c'est de manière bien plus sérieuse: là, pour donner poids à la bonne parole, on "résume", on "rappelle", on "analyse" et on "prévient". Cerise sur le gateau: dans un papier relatif à la Russie, le journal utilise l'expression "le régime russe de Vladimir Poutine". Ahhhhh!
Certes, on le conviendra, Le Monde est une cible facile. C'est le journal (atlantiste, eurolâtre et petit-bourgeois) qui s'est mis en tête de distribuer bons et mauvais points aux médias en lançant Decodex, un moteur de recherche qui "explique" le paysage de la presse selon des degrés de fiabilité allant du vert (Le Monde, bien sûr) au rouge (mauvais, mauvais) en passant par l'orange (douteux). Cela a bien fait rire. Voir par exemple ce qu'en dit Jacques Sapir, dont le blog... a fait un bond grâce à cette mauvaise (mais hilarante) publicité: http://russeurope.hypotheses.org/5677.
Mieux: voir la riposte du site Le Grand Soir et son "decodex alternatif" qui, en quelques tableaux, montrent les liens entre Grande Presse et Grand Capital. C'est bien "expliqué": https://www.legrandsoir.info/le-decodex-alternatif-mefiez-vous-des-imitations.html.
Mais voilà la cloche qui sonne! Notez dans vos journaux de classe: pour demain, lisez et faites un résumé de la "Monographie de la presse parisienne" de Balzac (1843). Vous le trouverez facilement chez votre bouquiniste favori: réédité format poche en 1965, par exemple, par Jean-Jacques Pauvert, éditeur. Toujours instructif, Balzac.