Ombres d'août

De Mallarmé à Joyce, ombres errantes croisées au crépuscule. L'avenir, c'est bien connu, est dans le passé. En cas de contrôle d'identité policier, répondre sans ciller: je ne suis que le sosie d'un original parti sans laisser d'adresse.

1. Revue Europe (fondée en 1923), numéro spécial Mallarmé, n° 564-565 daté d'avril-mai 1976, auteurs multiples, 190 pages pour le dossier Mallarmé (1842-1898), 5 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), impression Folloppe (Flers). Commençons cette chronique gambadante par le meilleur, non que ce quasi incunable soit d'accès aisé, mais quelle invite princière! donc, à goûter le verbe à nul autre semblable de ce magicien du phrasé poétique dans une édition de poche grand public! Ainsi, lorsqu'il salue au cimetière son ami mort,Verlaine, par ces mots infiniment définitifs, "La tombe aime tout de suite le silence." - ce qui ne l'empêchera pas, peu après, de lancer un "Verlaine? Il est caché parmi l'herbe, Verlaine." Voire, où rôde encore la mort: "Les grands trous bleus que font méchamment les oiseaux." Il est réputé difficile, Mallarmé, et sans conteste, il est. Comme Héraclite, il avait épithète d'Obscur. Le dossier reproduit ainsi cette enluminure exquise en quatre strophes, Sainte (1865), dont le sujet n'apparaît qu'à la première ligne du deuxième quatrain (il faut aller de la première ligne, À la fenêtre, pour, à la cinquième, arriver à Est la sainte) et qui, ici, donne lieu à une glose de deux pages en petits caractères serrés. C'est dire. Que Mallarmé n'est pas un paquet de chips, c'est du pur extase poussé à son plus haut degré de perversité. Badauds à caddie s'abstenir. Ajouter que bien que d'ordinaire bourré de poncifs universitaires soporifiques, ce genre d'hommage posthume collectif offre, cette fois, ici et là, quelques jolis traits, comme lorsque le critique et poète Jean-Luc Steinmetz (né en 1940) dit que Mallarmé provoque "dans la nuit des crânes une étonnante et révélante lueur", et puis, on l'a vu, les citations du maîtres sont en nombre, dont celle sur son épouse qui, enfantant, fera disparaître la femme au profit de la maman, aux beaux restes offrant désormais "la grâce des choses fanées". La vie, c'est pas rire tous les jours.
(Vérification faite, sur Fnac en ligne, il existe une quinzaine de titres disponibles, du plus petit poche à l'épaisse Pléiade)

2. Paul Anthony Jones (né en 1983), Why is this a question? 2022, Elliott & Thompson Ltd, 288 pages, glop euros, impression CPI Group (UK). Procuré en raison d'une recension louangeuse (TLS), ce parcours érudit dans les labyrinthes du langage est, au final, divertissant, mais sans plus. On y apprend que le point sur le i est une ɩnnovation relatɩvement récente (12e sɩècle envɩron - car enfɩn! quɩ arrɩve à lɩre des ɩdɩomes ɩllɩsɩbles tels mɩmɩ numɩnum nɩuɩum), que le Q est d'antique origine étrusque, qu'au temps des Romains tout était en majuscules, que ce sont des typographes belges qui, en 1476, ont fait fonctionner la première imprimerie anglaise, que l'idée de ponctuer n'est venue qu'au début de notre ère, que le "papa des écoliers" Charlemagne a certes joué un rôle capital dans le diffusion de l'écrit mais qu'il n'a lui-même jamais réussi à maîtriser l'art d'écrire, qu'il est bon à cet égard de garder à l'esprit que quelque 40% des langues du monde n'ont pas dépassé le stade oral. C'est, on le voit, divertissant. Au-delà du fait que la langue anglaise fait ici figure de point de référence, laissant le lecteur francophone quelque peu sur sa faim, ce sentiment est aggravé par l'un ou l'autre trou noir: rien, par exemple, sur la normalisation quasi policière d'une orthographe qui, chez la plupart des auteurs médiévaux, leur vaudrait aujourd'hui bonnet d'âne et zéro en dictée. Certaines affirmations de ce jeune linguiste commercialement versatile, en sus d'être collaborateur aux dictionnaires d'Oxford et de Cambridge, font par ailleurs lever les sourcils, comme celle voulant qu'il y aurait eu, voici 6500 ans, une langue "proto-indo-européenne" relativement homogène, ce avant de se fragmenter, par migrations successives, au cours des 3000 années suivantes. Hum, hum. Voilà qui mérite plutôt le qualificatif d'hypothèse.

3. Michel Zink (né en 1945), Parler aux "simples gens" - Un art médiéval, 2023, éd. du Cerf, 222 pages, 20 euros, impression Nouvelle Imprimerie Laballery (Clamecy). Découvert voici peu, Zink est un auteur qu'on embrasse les yeux fermés, tant il sait bien parler de son terrain, la pensée médiévale, en même temps lointaine et proche. Cette fois, c'est sur les initiatives des lettrés (quasi tous du clergé avec le latin en langue maternelle) pour répandre leur parole au bas peuple (illettré) et, partant, dans leur fruste français. D'où les plus anciens textes dans cet idiome, dont subsiste, le plus vénérable, un fragment de l'an 951. Ce qui sans conteste frappe, formant fil rouge, est la volonté quasi inquisitoriale de la cléricature lettrée d'amener le menu peuple à la confesse (donc à se livrer pieds et poings liés au curé) tout en tirant profit du business des indulgences, notamment grâce l'invention du purgatoire (première mention: en 1257) qui faisait miroiter aux âmes candides qu'entre l'enfer assuré et le paradis inaccessible, tout n'était pas perdu car il y a vente de tickets pour abréger les affres de l'entre-deux. C'est une belle illustration des pouvoirs de propagande d'un régime plutôt totalitaire. À l'époque, ecclésiastique et, aujourd'hui: on laisse à chacune et chacun de qualifier.

4. William Blake (1757-1827), Le mariage du ciel et de l'enfer, 1790, rééd. Corti 2023, trad. André Gide, 57 pages, 12 euros, impression Présence graphique (Monts). Justifiant son effort de traduction, Gide évoque les "quelques phrases pour l'amour desquelles" il s'est décidé à rendre la chose en français. Il ne dit pas lesquelles. Peut-être cet aphorisme: "La Prudence est une riche et laide vieille fille à qui l'incapacité fait la cour." Voire: "C'est avec les pierres de la Loi qu'on a bâti les prisons et avec les briques de la religion, les bordels." Ou bien: "Cet ange qui maintenant est devenu démon, est mon ami particulier; nous lisons souvent la Bible ensemble, dans son sens infernal ou diabolique - que le monde connaîtra s'il se conduit bien. J'ai aussi la Bible de l'Enfer, que le monde connaîtra, qu'il le veuille ou non." Blake: s'interroger à deux fois avant de l'inviter à prendre un pot au bistrot.

5. François Nourissier (1927-2011), Un petit bourgeois, 1963, rééd. Grasset 1983, 299 pages, gratuit (boîte livres), impression SEPC (Saint-Amand). L'idée est évidemment sympathique: laisser à ses enfants le récit de vie de leur papa avant que, mort, cela lui ne sera plus possible. C'est que cela le taraudait un peu, Nourissier: son propre père s'était effondré pour ne plus jamais se relever, dans une salle de cinéma, assis à côté du fiston. Le papa n'avait que 43 ans. Ça peut arriver à n'importe quel moment. Idée sympathique, donc, à un détail près, car Nourissier a beau régulièrement apostropher ses deux enfants, pour qui le bouquin est censé être écrit, il ne s'est pas contenté d'en tirer deux exemplaires joliment relié par ses propres soins, non, ce qui est d'évidence visé, c'est produire un best-seller, en grosses piles sur les étals de librairie, avec passage sur les plateaux télé et recension admirative dans la presse. Cette réédition de 1983 ne manque pas, ainsi, de barrer la couverture du carton mondain de la profession: "de l'Académie française". Mon dieu, mon dieu... La lecture récente du Journal 1968-72 de Paul Morand n'a fait que renforcer la désagréable impression: "Nourissier a débuté à droite, à La Parisienne, dans les années 50. Il a vu qu'il n'y avait pas de carrière à faire à droite, a donné un violent coup de barre à gauche (...)" (Note du 6 février 1969). Demeure, si on veut, le texte lui-même. On ne demanderait pas mieux d'être charitable mais, abstraction faite du public des deux mioches, c'est terne rivière de poncifs sans intérêt.

6. Juan Goytisolo (1931-2017), Et quand le rideau tombe, 2003, Fayard 2005, 138 pages, 14,80 euros, impression Bussière (Saint-Amand-Montrond). Trouvant par le plus grand des hasards non aléatoires (vadrouillant les yeux sur les sacs poubelles de recyclage du papier) une grosse liasse de Monde diplomatique aux feuilles jaunies et, dans une édition de novembre 2005, une pleine page vantant l'excellence de ce roman, y compris avec un panégyrique signé Milan Kundera, on s'est procuré. Et lu. Et laissé choir. Et regretté la dépense. D'argent, de temps, d'attention oculaire, de vains efforts. Paraît que goût et couleur ne se discutent pas: toujours est-il que je n'ai rien trouvé dans ce mince volume qui m'inciterait à retenir le nom de l'auteur. Le titre du roman renvoie à un décès, celui de la femme du narrateur, mais l'absente n'y montre qu'à peine son absence: Monsieur est plus préoccupé par son propre nombril. Pas mon truc.

7. Charles Cros (1842-1888) , Le coffre de santal, 1873, éd. poche Poésie/Gallimard 2010, 217 pages, impression CPI Bussière. Ressorti de ma bibliothèque, çui-ci, tant il est vrai qu'il faut parfois relire et, alors, surtout nos amis les poètes. Charles, c'est un voyant qui peut commencer une strophe "Aux arbres il faut un ciel clair", un étranger aux "êtres trépignants, amoureux de l'utile", un archiviste du moment fugace à la plume prenant son envol "en criant comme l'hirondelle qui rase un lac tranquille", un compagnon de la grisette qu'il plaint de devoir "étaler ta gorge nue / Aux yeux du public idiot", mais un rêveur avant tout, s'imaginant "Moi, dix-huit ans, Elle, seize ans. / Parmi les sentiers amusants / Nous irions sur nos alezans." avant que la lucidité avec sa gueule de bois l'en arrache: "Les âmes dont j'aurais besoin / Et les étoiles sont trop loin. / Je vais mourir soûl, dans un coin." À lire et relire. Devant un grand verre d'absinthe.

8. Stig Claesson (1928-2008), Varsel om kommande tilldragelser (Augures d'événements à venir, non traduit en français), 1999, Bonniers, 250 pages. C'est un des auteurs suédois les plus charmants doué d'un style incomparablement personnel, tout en simplicité et fausse naïveté, et avec ça un don pour raconter, dire la vie dans sa poésie au raz des anémones sauvages - l'idée ainsi d'inclure un hérisson dans le récit, de le déposer délicatement au fond d'une botte pour le transporter en un lieu de dodo sûr, en le nommant petit "agneau à picots". Comme à l'ordinaire, il se met lui-même en scène, vieux reclus solitaire dans une cabane au fond de la forêt (voisins: un chat errant, un lapin peu causant), avec son stock de bière, de lard salé et de cigarettes: pas d'ordi, pas de "dumbphone", juste une vieille radio au timbre craquelé. Sa grande tâche dans la vie se résume à une question: je me lève du lit ou j'y reste? Entrer dans l'univers de Claesson, c'est redevenir enfant, avec juste ce qu'il faut de cynisme condescendant pour la comédie humaine adulte.
Le site Fnac donne deux titres Claesson traduits en français, qu'on se procure dans n'importe quelle librairie, les yeux fermés.

9. Lars Norén (1944-2021), Biskötarna (Les apiculteurs, non traduit en français), 1970, poche Bonniers 1996, 193 pages. Mentionné en passant pour une jolie phrase dans ces tribulations d'un jeune paumé évoluant dans le milieu came et putes: "je pense que je n'arriverai jamais à rattraper la réalité". Toute ressemblance avec un sentiment similaire doit être considéré comme fortuite.

10. James Joyce (1882-1941), Un cas douloureux/A painful case et Les morts/The dead (extraits de Gens de Dublin/Dubliners), 1914, éd. bilingue Folio 2013, trad. Jacques Aubert, 203 pages, impression Novoprint (Barcelone). Une bonne partie de l'intérêt réside dans l'édition bilingue qui livre ici et là à l'anglophone non natif des expressions ne figurant pas dans le vocabulaire commun. Avoir un œuf à peler avec quelqu'un, par exemple, qui devient outre-Manche "to pluck a crow with someone" (avoir une corneille à plumer avec qq'un). Une corneille ou un corbeau, allez savoir. Mais c'est évidemment Les morts qu'on lira ou relira, la tête pleine des images inoubliables laissées par John Huston qui l'avait, peu avant sa mort, porté à l'écran en 1987 avec sa fille Anjelica dans le rôle de l'épouse libidineusement désirée par le mari en fin de soirée mais, las! sa pensée à elle, et sa chair, n'en ont que pour le souvenir de son grand d'amour de jeunesse. Joycien.
Le film recensé par la grande Pauline Kael: https://scrapsfromtheloft.com/movies/john-huston-the-dead-review-by-pauline-kael/

11. Tomas Tanströmer (1931-2015), Sorgegondolen (La gondole du chagrin), 1996, Bonniers 2011, 38 pages très aérées. De cette plaquette du poète nobelisé (et, partant, abondamment traduit en français), on ne retiendra ici qu'une strophe: "Des gens avec avenir au lieu de visage." Belle illustration de ce qu'une des forces de la parole poétique est de donner à voir par l'image ce que les mots dissimulent. Car comment mieux exprimer que les "gens à avenir", l'esprit toujours obnubilé par le moment non présent des camelotes désirées (la promo du supermarché, les vacances de prospectus, le quai de métro où descendre, la deuxième godasse qui joue à cache-cache, les tâches du lendemain, etc.), bref que cet état d'esprit fait de ses propriétaires masse informe, sans visage?