Une bonne télé est une télé dont on a coupé le son. Variante: un bon petit écran est un écran mort. Non mais, dans quel monde on vit là? Spectral?
D'évidence, Baudelaire aurait là-dessus un jugement plus sûr. Ou Courbet, ou Flaubert, ou n'importe quel natif lettré du 19ème.
L'ennui est qu'ils ne sont plus là. Et que le gadget n'existait pas de leur temps. Baudelaire n'a jamais eu l'occasion de regarder la télévision. Courbet, Flaubert, non plus.
Par regarder, il faut entendre: observer. À supposer qu'ils l'eussent pu, la chose ne fait guère de doute: leur regard eût été acéré.
Il y a certes eu un Bourdieu qui a confié aux malheureux, contemporains de la télévision, que rien de vrai n'en sort (1).
Il aurait tout aussi bien pu dire qu'il n'en sort que du faux. Peut-être l'a-t-il fait. Il y a là comme un incitant, non à regarder la télévision, mais à l'observer ()2.
Pffff
Il m'arrive de le faire, plutôt par accident (3). Dans un bistrot, par exemple. Ou dans une chambre d'hôtel. Je me tourne alors vers Baudelaire et lui dis: Tu as vu? Voilà à quoi tu as échappé. En réponse, il pousse un grognement, très las.
C'est qu'en vérité, le spectacle est désolant.
Il y a, peut-on dire, comme une perfection dans le factice. Rien, absolument rien, n'est vrai. Jusqu'à la mise en plis millimétrée de la présentatrice. Jusqu'au feutre-surligneur que le speakerin tient en main sans jamais s'en servir. Jusqu'à l'agencement des "panels" avec leurs tabourets de bar inconfortables et leurs fauteuils spongieux. Ajoutez le décor d'arrière-plan au coloriage Walt Disney.
Produire de l'irréel avec autant de minutie, c'est du grand art. Les faussaires, eux, imitent du vrai. Ici, ils imitent le faux. Tellement bien que personne ou presque ne perçoit la supercherie. Très rares en effet sont celles et ceux qui, invités à venir jouer le jeu conformément à l'éthique du faux, le refusent (4).
Verdures
M'est revenu tel un moucheron séduit par le fumet de la cerise sur le gâteau une très ancienne éruption cognitive: une petite phrase lumineuse lue dans un journal que je m'étais empressé de découper et de coller dans un petit album de coupures que je tenais dans les années septante. Je suis allé le chercher, bien rangé dans la bibliothèque, et je l'ai feuilleté jusqu'à tomber sur la pépite (5).
Que voici: pour caractériser le charme de la pornographie et des images de cul, le journaliste a eu recours à la métaphore, "C'est aussi naturel que la fraîcheur attrayante de l'herbe verte formant l'arrière-plan d'une pub pour des cigarettes." C'était dans le Village Voice du 24 janvier 1974. Je n'avais découpé que ce paragraphe.
Ce bout de phrase énonce une vérité. Elle n'a peut-être pas la clarté aveuglante de ce qui est invisible. Invisible, ici, parce que cette herbe verte, fraîche et attrayante, n'est pas vue pour ce qu'elle est: fausse.
C'est comme la télévision. L'écran fait écran.
La télévision, c'est d'abord un agencement, une mise en scène. Faite pour donner l'illusion qu'aucune ficelle ne sauve les marionnettes de l'effondrement.
Prop' Abteilung
S'ensuit par conséquent qu'il n'y a là-dessus aucun débat, nul contradicteur. Personne pour tenter de mettre en lumière le pouvoir qu'exerce le spectacle spécifique de la télévision sur notre vision du monde (6).
Le mot qui vient à l'esprit, c'est: un instrument de propagande. Dans un entretien accordé à La Libre, Stéphane Baele, professeur à l'UCL de Louvain, en donne une définition qui épouse notre propos. En effet, il comprend "la propagande comme un système de communications qui vise à structurer la perception du monde d'un public cible et d'inciter cette dernière à adopter certains comportements." (7). Structurer la perception du monde, c'est bien là ce que fait la télévision - l'ajout relatif à l'adoption de "certains comportements" étant parfaitement redondant: lorsqu'on a l'un, l'autre y est tout entier contenu.
Il n'y a d'herbe verte sur le petit écran que celle des publicités pour des cigarettes. Ce à quoi une bonne structuration de la perception du monde rend aveugle.
Le contenu est contenu
Un bonhomme qui a bien vu ça, c'est l'éclaireur canadien Marshall McLuhan qui, en 1964, forgea l'axiome "Le medium est le message" (8), condensé de sa théorie selon laquelle c'est le contenant, non le contenu, qui radicalement oriente la perception d'un dit.
Mais qui va encore chercher une lanterne parmi les vessies du côté de McLuhan? Qui a d'ailleurs jamais tenté de tirer les conclusions qu'héberge cette théorie sur les pratiques de pareils contenants.
Ah! ça pour sûr: pas chez professionnels de l'ingénierie télévisuelle, ni du côté des "dumbphone" et autres bidules d'Internet, encore moins celles et ceux qu'on nomme de manière cavalière et péjoratives "téléspectateurs".
Ou bien j'en ai trop dit ou pas assez.
(1) À l'inverse, un Sollers, dans La Deuxième Vie, 2023, son dernier livre plutôt grabataire qui dit du petit écran monts et merveilles.
(2) Bourdieu, c'est évidemment son Sur la télévision, 1996, éd. Raisons d'agir (vendu à plus de 100.000 exemplaires et traduit en 26 langues, dixit Wiki), suivi de rééditions augmentées, notamment en 2005.
(3) J'ai eu le grand bonheur de grandir dans un foyer dépourvu de télévision. Au cinquantième anniversaire de mon papa, le gros cadeau fait par son entourage était un poste de télévision. Je ne sais ce qu'il en a fait sinon qu'il ne s'est jamais installé chez nous.
(4) On pense à Serge Gainsbourg et Charles Bukowski. C'est vieux. 1984 et 1978 respectivement. Depuis, tout s'est ramolli.
(5) Chemin faisant j'ai vu passer un article de Maurice Duverger dans Le Monde sur le "Fascisme extérieur" de Washington en Indochine, une interview de Sartre, une photo de Captain Beefheart à son passage à l'Auditorium 44, une brève sur un attentat à la roquette contre l'ambassade des États-Unis à Beyrouth salué par ce communiqué: "Avec les compliments des amis du Vietnam", de même que beaucoup d'images, Dürer, James Dean, Ivan le Terrible (Eisenstein), Allen Ginsberg, Mick Jagger, William Blake... Très mélancolique, tout ça.
(6) Depuis le temps qu'existe la télévision, il y a évidemment eu pléthore de positionnements argumentés sur ce qu'elle a de bien et de néfaste mais rien ou presque quant à ses effets sur - répétons - notre vision du monde. Du point de vue sociologique, il peut être intéressant pour la réflexion d'intégrer le constat selon lequel la télévision a d'abord séduit les classes les plus incultes pour ensuite, mais ensuite seulement, par grignotage, coloniser les strates lettrées. Même phénomène avec la mini-télé du "dumbphone" dont les plus fervents et nombreux intoxiqués se recrutent dans les classes les plus cons.
(7) La Libre, 26 mars 2024. Entretien dans lequel, de manière symptomatique, Stéphane Baele n'a de mots que pour les propagande "pilotées depuis la Russie, la Chine ou l'Iran" en laissant entendre que les "sociétés libérales démocratiques", par définition, ne s'y adonnent pas. Ces propos manichéens en sont l'involontaire démenti...
(8) Titre du premier chapitre de son Comprendre les médias, traduit en français en 1968 et réédité en poche dans la collection Points Seuil en 2015.