Pathétique? Tout au long de son livre de mémoires, publié sous ce nom chez Julliard en 1983, Raymond Aron ne varie pas d'un pouce dans son rejet du système soviétique, donné comme totalitaire et liberticide. Il n'arrête pas de le répéter sur tous les tons. Certes, vieilleries que tout cela.
Est-ce une perte de temps que de s'infliger la lecture de cette brique, quelque 750 pages, aujourd'hui jaunies par le recul d'une trentaine d'années? Aron n'est pas un idiot. Sur beaucoup de choses, il a un regard pénétrant. Et cette chronique qui fait revivre un demi-siècle d'histoire, des années 1930 aux années 1970, ne manque pas d'être instructive.
La vie qui passe
Par exemple l'opposition majestueuse du général de Gaulle en 1963 à l'Otan "qu'il considérait comme l'instrument ou l'aboutissement de la vassalisation de l'Europe". Ce en quoi il n'avait pas tort, comme notera crûment à l'époque l'influent commentateur Walter Lippmann en comparant l'Alliance atlantique à une automobile conduite par le président des États-Unis: "les voyageurs - c'est-à-dire les pays d'Europe - devant faire confiance au conducteur".
Voilà qui peut être utile de garder en mémoire lorsqu'on cherche à trouver les raisons aux projets actuels de traités transatlantiques entre États-Unis et Europe. Il existe, à Washington, une continuité dans les visées que rien ou presque, cependant, ne vient plus heurter dans le Vieux Continent. Il est vrai qu'il n'y subsiste plus de dirigeants de la stature d'un de Gaulle.
Il vaut la peine de relire les pages qu'il consacre au phénomène nazi, qu'il a vu de très près lorsqu'il donnait cours en Allemagne. Il y était en janvier 1933, quand Hitler devint chancellier: "Ce qui me frappa le plus, pendant les premières semaines du régime, c'est le caractère presque invisible des grands événements de l'histoire. Des millions de Berlinois ne virent rien de nouveau."
C'est bien ainsi, bien souvent, que le monde change de visage, de costume, de coiffure, de manière de penser et de s'exprimer, imperceptiblement, sans qu'on n'y attache une attention ni une quelconque importance - sinon après coup, trop tard et alors en se demandant comment diable la métamorphose a pu se faire. Même chose avec le "néolibéralisme" dans les années 1980. Aron caractérise la chose avec bonheur. Mais, pour le reste: comme frappé de cécité!
Les angles morts
Le pacte Molotov-Ribbentrop en 1939, par exemple, qui va nourrir comme chez tant d'autres un anticommunisme de boulevard. Venant de lui, un tel aveuglement historique laisse pantois. On ne s'explique pas une telle ignorance des conditions qui ont amené l'URSS, pour sa survie, à temporiser avec un régime voué à sa perte que les futurs "alliés" jusque-là ménageaient en multipliant les ronds de jambe obséquieux. Sur ce point, invariablement, Aron parle en doctrinaire. Il n'aura de cesse de dénoncer "l'expansionisme" de l'Union soviétique, dont il ne fournit pas un début de preuve, ainsi que la "menace" d'une invasion qu'elle aurait fait peser sur les pays d'Europe occidentale, ce qui est du dernier ridicule.
On peut naturellement mettre sur le compte d'une inconscience de classe. Aron est garçon de bonne famille, ses parents sont des petits bourgeois, lorsqu'il "sort", c'est pour aller jouer au tennis et cela donne à ne point en douter de "mauvaises" fréquentations.
Critique biblique
Il n'est pas le seul et à vrai dire rien de cela n'est pour étonner. L'histoire récente, mettons depuis 1917 et l'avènement en Russie du premier État ouvrier, ou depuis 1949 et l'irruption en Chine d'un État paysan anti-impérialiste, n'est écrite ni à Moscou, ni à Pékin, mais à Harvard, Princeton, Oxford, Heidelberg ou Paris. Tout ce qui est enseigné en Occident, du plus jeune âge jusqu'aux regards distraits au journal télévisé, à l'école comme aux buvettes d'entreprise, a pour toile de fond une quadrichromie hollywoodienne qui habille le monde capitaliste de toutes les vertus, la dictature du prolétariat (son concept) étant l'anomalie faisant silence sur celle de la bourgeoisie.
Dans son Héritage de ce temps, publié en 1935 et réédité par Klincksieck en 2017, le philosophe Ernst Bloch note en préface que "celui qui a goûté une fois à la critique marxiste est dégoûté pour toujours, non seulement de tout verbiage idéologique, mais même de ce qui peut rester après la critique."
Encore faut-il y avoir goûté. Ils ne sont pas nombreux. Thomas Mann, par exemple, qui qualifiait l'anticommunisme comme "la folie foncière de l'époque" (cité par Gesine Lötzsch, Die Linke, dans Welt am Sontag, 9 janvier 2011). Ou Bertolt Brecht, naturellement, par exemple dans le bien nommé poème Hollywood: "Chaque matin, pour gagner mon pain / Je vais au marché où s'achètent les mensonges" (cité dans la biographie de Martin Esslin, publiée en 10/18 en 1972).
Croyants et mécréants
Ils ne sont pas nombreux, ils sont même rares à ne pas être dupes. Cas d'école que celui de Nina et Jean Kéhayan qui, dans leur livre Rue du prolétaire rouge, relataient leurs deux années à Moscou au début des années 1970 sur le ton larmoyant de l'enfant gâté petit-bourgeois: comment deux jeunes cadres du parti communiste français aient pu à ce point en être une caricature imbécile en dit long sur la déglingue du parti. Le bouquin, il est vrai, est sorti en 1978 et ne visait qu'à faire créneau commercial sur la vague anti-goulag du moment; relégué à l'oubli aujourd'hui parmi les rossignols invendables des bouquinistes. N'est pas Brecht qui veut.
Pour revenir à Aron, sa brique sur le demi-siècle défunt, ce qui frappe, c'est l'absence de doute. Les préjugés les plus nigauds sont assénés comme vérités d'évidence, la menace (militaire! invasion!) qu'aurait faisait peser l'Union soviétique sur la France, par exemple, et sur toute l'Europe située à l'ouest du rideau de fer, justifiant le réarmement de l'Allemagne. Comment pouvait-on y croire une seconde? Mais le doute n'est pas le fort d'Aron.
Se munir d'une lanterne
Le doute est d'ailleurs une des marques permettant de distinguer le bon grain de l'ivraie. Si l'auteur s'interroge, laisse à voir l'inconnu, on est en bonne compagne. Avec Jean-Luc Nancy, par exemple, dans son livre Banalité de Heidegger (éditions Galilée, 2015). Au terme d'un raisonnement, ainsi, cet aveu d'ignorance: "Là encore, je ne peux qu'entrouvrir une perspective pour un travail futur." Les savoirs sont ainsi faits, jalonnés de trous béants que n'éclaire faiblement qu'une petite lune.
Ailleurs, encore, sur la machine meurtrière nazie: "Deux tiers de siècle après l'extermination nous n'avons pas encore assez affronté ce qui nous est arrivé, à nous humanités européennes". En tant de choses, tout reste à faire, tout reste à comprendre.
La difficulté est double. L'inconscience de classe est la première. Elle est ce voile qui dès l'enfance fausse le regard par les songes et mensonges des maîtres du monde. Brecht qui a fait l'effort de s'en extraire l'a bien dit dans les années 1930: "Comment voudrait-on que les rapports humains fussent mis en lumière par une intelligence dressée depuis des siècles dans le but unique de les voiler sans même les avoir étudiés?" (Écrits sur la politique et la société, L'Arche, 1970).
La deuxième difficulté est que, même émancipée, la pensée critique libre se meut en terrain où abonde l'obscurité, où tout reste à étudier et à réfléchir.