Existe-t-il un Balzac aujourd’hui, un seul? L’époque en aurait pourtant bien besoin. Et les enfants de Marcel Duchamp, où sont-ils pour taguer de moustaches Macron, De Croo (très Jr.) ou Biden en signant Rrose Selavy? Et un Proust pour dire la vacuité du style faisant l’homme? Et un Maïakovski pour célébrer le train fou des utopies concrètes? Pour l’avenir, voyez le passé.
1. Honoré de Balzac (1799-1850), La femme abandonnée, 1832, éd. Poche L’Herne 2013, 89 pages, 7 euros, sans mention d’impression. Les plus perspicaces auront remarqué que je mets les meilleurs en premier. Ce petit Balzac est sublime. Proust le disait "admirable" à Paul Morand, tellement qu’il s’est aussitôt proposé de le lui "lire à haute voix", ce qu’une quinte de toux empêcha (Proust/Morand, voir plus loin). C’est une histoire d’amour vouée à la tragédie. Elle a trente ans, mariée, épouse d’un gentilhomme parti sans laisser d’adresse, et vit, femme déclassée, recluse. Lui n’en a que vingt-deux et, l’âme romantique, s’éprend d’elle d’une passion survoltée. Ils ont tous deux soifs d’amour infini. Mais tout est contre eux. La différence d’âge, à l’époque, ça comptait, puis le statut marital de l’adulée, on prenait cela très au sérieux. Donc, liaison clandestine, à l’abri des regards et des censures. Ils vont vivre ainsi durant dix ans. Là, elle en a quarante et lui trente-deux, l’âge où il est plus que temps pour le mâle de penser carrière, mais aussi à produire une descendance. La tragédie est au tournant. Les mots que Balzac met dans la bouche de cette femme promise à l’abandon, qui ne veut y croire contre tout espoir et qui, quand elle vient s’y fracasser, demeure fidèle à son vœu d’être femme à jamais incorruptible – ces mots forcent l’admiration devant la sensibilité avec laquelle l’écrivain pénètre l’âme de l’autre sexe. Ceci sans parler, bien entendu, de son art consommé du portrait instantané: voici comment il résume, et expédie, en dix mots, l’existence entière d’un personnage secondaire: il "était poitrinaire, et paraissant devoir être bientôt enseveli, pleuré, oublié." Ah! Balzac!
2. Arnaud Labelle-Rojoux (né en 1950), Duchamp, 2020, éd. François Bourin (Paris), 142 pages, 16 euros, impression SYL (Espagne). Sur Marcel Duchamp, on a beaucoup écrit, y compris lui-même par le biais d’entretiens où il se faisait un malin plaisir de brouiller les pistes. Son fameux urinoir, par exemple, refusé au Salon des Indépendants à New York en 1917 au motif que "immoral et vulgaire" (superbe coup de pub au demeurant): il est signé par le pseudo R. Mutt que Duchamp, lui-même, n’a jamais revendiqué. Il y a une énigme Duchamp qu’il a lui-même créée et sans cesse entretenue. Duchamp? Inclassable. Le petit livre de Labelle-Rojoux – un des meilleurs sur le sujet – est le fait d’un "fan" qui, en 1967, à dix-sept ans, subjugué, le découvre – un âge qui était le mien à l’époque, d’où l’inévitable sentiment de complicité. Labelle-Rojoux a beaucoup lu et, par moments, l’empilement de références et de noms donnent un peu le tournis. Mais on s’amuse et on en apprend de belles à toutes les pages. Tantôt par les citations obliques: les deux littératures de Paulhan, la mauvaise, "illisible (on la lit beaucoup)" et la bonne "qui ne se lit pas", ou le pied-de-nez de Céline: "Invoquer sa postérité, c’est faire un discours aux asticots." Et tantôt les dits du maître himself par le truchement de ses tableaux: la Joconde en grisette virile (L.H.O.O.Q.), ou par aphorisme, se moquant du ténor Chaliaqueue par un slogan soixante-huitard "Où il y a Chaliapine". Il ne se foutrait pas du monde, par hasard? Si, et on l’en remercie. Le petit bouquin est complété d’un lexique duchampien (cet inframince! ce respirateur! qui ramène à portion congrue les droits de l’homme: "Ce que je suis? Est-ce que je sais. Un homme, tout simplement, un respirateur."), ainsi qu’une bio express et une bibliographie compacte. Tout ça en 33 pages. Test-Achats recommande (enfin, je crois).
3. Lucien Sève (1926-2020), La philosophie française contemporaine – et sa genèse de 1789 à nos jours, 1962, Éditions Sociales, 350 pages, 10 euros, impression Crété Paris (Corbeil-Essonnes). Ce panoramique est fait de chapitres très courts, fort accessibles et agréables à lire, belle introduction à la vénérable chose, rythmée par un agencement solidement structuré de facture marxiste. (Sève, un grand penseur, et membre de l’appareil, du Parti communiste français, qu’il quittera en 2010 – voir le lien plus bas). Grille d’analyse: très matérialiste infra/superstructure, ce qui ne manque d’allumer des lanternes: si la philosophie française fut au 19e tellement indigente qu’aucune phare n’y a survécu (qui lit aujourd’hui Comte, Cousin ou Littré sinon en bâillant), si il y a "éclipse totale", un vide abyssal entre les Lumières du 18e et la vitalité polémique du 20e, c’est que, dit-il, "entre un ennemi qui a déjà dépéri [lire: l’aristocratie féodale] et un autre qui n’a pas encore suffisamment grandi [ie. le mouvement ouvrier], la bourgeoisie goûte enfin son triomphe et peut un bref instant croire – l’espace de deux générations – à la pérennité de sa victoire et de ses valeurs", et ce sera, bricolé faute de mieux, du positivisme mâtiné de spiritualisme ou vice-versa. Ce que Sève montre encore bien, c’est le rôle de l’enseignement supérieur, appelé à fournir à la nation les cadres dirigeants de l’establishment (avec "ses valeurs": un même prêchi-prêcha). Deux remarques valent, par leur actualité, d’être revisitées. La première a trait à l’idéologie: "un matérialisme contraint au silence est un matérialisme qui meurt pour la génération à venir" Sève avait en vue le silence fait autour de Diderot, Rousseau et Cie au 19e mais l’occultation jusqu’à récemment de termes tels que capitalisme, classes sociales, prolétariat ou communisme les a, de fait, rendu quasi illisibles pour les jeunes générations contemporaines. La deuxième a trait au rôle irremplaçable, aujourd’hui discrédité par une main très peu invisible, du parti: "Combien croit-on que la philosophie française d’aujourd’hui compterait de marxologues (…) s’il n’y avait eu en France un puissant parti communiste." Et il aurait pu en dire autant au sujet du mouvement de solidarité internationale pour la défense de la république assiégée durant la guerre d’Espagne. Mais Sève a déposé sa plume en 1962, concluant sur la quasi certitude d’une "troisième vague" venant succéder à celles de 1917 et de la Libération afin d’asseoir la domination du matérialisme dialectique: optimisme attendrissant. Bémol deuxième: l’absence de noms tels qu’Adorno ou Ernst Bloch – mais peut-être n’ont-ils eu aucune influence sur la philosophie française de la première moitié du 20e – un Sartre, on s’en souviendra, était lecteur de Heidegger…
Voir encore: http://www.regards.fr/idees-culture/article/lucien-seve-j-ai-quitte-le-parti-communiste-parce-que-j-etais-plus-que-jamais
4. Madame de Staël (1766-1817), Adelaïde et Théodore, 1793, in Trois nouvelles, un Folio-à-2-euros, 34 pages, 1 euros (bouquinerie Croix Rouge), impression Novoprint (Barcelone). Des trois nouvelles, je n’en ai lu qu’une, un mélo au style plus relevé que dame Barbara Cartland mais à peine moins caricatural. Circonstances atténuantes: c’est œuvres de jeunesse alors que la future Femme de Lettres, née Necker, n’avait pas vingt ans: exercice scolaire qu’on imagine bien tracé dans l’oisiveté calfeutrée d’un hôtel de maître, à l’encre mauve dans un cahier de papier vélin. Détail pittoresque: à un endroit, Théodore, exprimant ses sentiments exaltés pour Adelaïde, n’est pas loin d’étouffer sous l’émotion et "Des torrents de larmes coulèrent alors de ses yeux." C’est là un trait frappant. Dans la littérature du 18e, les hommes pleurent pour un rien. Qu’on imagine un peu une créature masculine de Houlebecq pleurnicharde… Forcément, on se demande: figure de style ou est-ce à prendre au sens littéral? Allez savoir. Il ne nous reste aucune photo des amants éplorés du 18ème.
5. Marcel Proust (1871-1922), Remarques sur le style, 1920, éditions Fata Morgana, 2016, précédé d’une introduction par Paul Morand et illustré de chinoiseries graphiques de Nja Mahdaoui, 36 pages, 10 euros, impression Agpograf (Barcelone, encore!), une bien jolie édition aux cahiers cousus mais, las!, aucune indication de date pour le texte original. Dire de Proust qu’il était styliste de haut vol est aussi téléphoné que de rappeler que la terre est bleue comme une orange. Et sûr qu’aucun journal ne l’engagerait comme critique littéraire: de Flaubert, il salue "l’intelligence moyenne", de Boileau, son "snobisme", de Saint-Beuve, avec ses "phrases papelardes", sa "stupidité", de Racine, un art épistolaire dont on termine la lecture par un "Rien de si sec, de si pauvre, de si court. Une forme où l’on enferme si peu de pensée, il n’est pas difficile qu’elle soit légère et gracieuse." Audience terminée! Je ne vous ne reconduis pas, vous connaissez le chemin de la porte. Des Proust, il en faudrait tant et plus. Il y a matière. Sur le style de nos excellences, par exemple, le poupon De Croo, le chef scout Macron, le carton-pâte Biden. Soupir.
(Ah, oui! C’est ici qu’on trouve l’hommage de Proust fait à La femme abandonnée de Balzac.)
6. John Berger (1926-2017), And our faces, my heart, brief as photos, 1984, poche Bloomsburyt 2005, 102 pages, 12,80 euros, impression CPI Group (Croydon, UK). Vais-je dire ma déception? Je vais. John Berger, en général, c’est les yeux fermé – et tout dernièrement, brique! une Selected Essays de 600 pages chez Bloomsbury. Mais ces quelques pages-ci de ruminations sur le Temps, la Mort, l’Art, le Bonheur ou le Chez-Soi ont le goût d’un café de cantine, anémique, tiède, plombé de chicorée. Je fais exception pour les lignes sur l’inoubliable Hendrickje Stoffels de Rembrandt, si sensuelle sous les caresses du pinceau de son amant transi, si désirable, si touchante, si vivante à travers les siècles. Ne reste qu’à refermer le livre et courir au musée, virtuel ou en dur (National Gallery, British Museum, Louvre, Metropolitan, Berlin, Städelmuseum Francfort, …) Je vais néanmoins le ranger avec les autres. Cote: 7H.JB.
https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/rembrandt-portrait-of-hendrickje-stoffels
7. Maïakovski (1893-1930), Om det där [ΠΡΟ ЗΤΟ], 1923, Bokomotiv Förlag 1980, 83 pages, trad. (en suédois) Gunnar Harding & Bengt Jangfeldt, auteurs d’une postface situationniste, impression Fälths Tryckeri. L’intérêt premier de cette publication est qu’il s’agit, abstraction faite du texte traduit, d’une reproduction à l’identique de l’original de 1923 publié aux Éditions de l’État Moscou-Petrograd avec les photomontages d’Alexandre Rodchenko. L’autre intérêt premier est l’électrification du poèmomontage forgé au flux tendu du clavier maïakovskien. Son titre – À propos de ça – se dévoilera tôt fait: "le nom / du thème / est: / ……!" Chacun traduira: Lili Brik, évidemment, l’amour inaccessible des complaintes de troubadours retrempées d’acier soviétique. On aime ou on aime pas. Je discute pas.
Post scriptum. À chacune et chacun sa manière de faire la cour aux livres. Parmi mes caprices amoureux, j’ai la manie de toujours avoir en réserve un auteur prometteur d’ébats (supposés garantis) suprêmes, ceci expliquant cela que, l’inattendue déconvenue survenant plus souvent que je n’aimerais, j’en lis pas mal simultanément. J’ai ainsi entamé en février, le Brecht et la Méthode de Frederic Jameson, 1998, dont le premier chapitre m’a redonné goût au miracle, mais pas les suivants, ce qui m’a jeté dans les bras de Virginia Woolf, son Journal 1915-1941, une brique de plus de 1.500 pages, mais est-il exploration plus exquise du passé que des notes prises sur le vif du Temps qui n’est plus? las! mondaine à l’excès, superficielle, elle n’en a que pour queue de cerise – et me voilà entamant l’invite à complicité spirituelle qu’est le Dictionnaire amoureux de Montaigne de Comte-Sponville 2020 qu’on goûte forcément à petites doses; et, donc, hop! je mouille mes lèvres aux Sonnets à Orphée de Rilke dans la nouvelle traduction de Jean Bollack aux Belles Lettres, 2021, mais, là, freinage, car la poésie, c’est vraiment tout sauf un tourne-page susceptible d’abreuver les esprits entre une et trois heures du matin: il faut un chouïa plus sexy et, donc, je me suis laisser immerger dans le récit de la bataille de Koursk, 1943 de Roman Töppel, 2018, dont les cartes stratégiques de QG ne compensent malheureusement pas les pesanteurs d’une chronique surtout clausewitzienne… Ah mais! Joyau qui vient tout effacer, les Choses vues 1830-1871 de Victor Hugo dans une vieille édition La Palatine (Genève) de 1944, quelque 500 pages de pure joie. C’en fait donc six en cours de lecture, sans compte les Œuvres philosophiques de Diderot, l’Autobiographie de Gunnar Ekelöf, entre autres, entre autres...