Lénine en dadaïste, plus vrai-faux que nature. Dieu avec ou sans tee-shirt. Sartre entre les lignes, un peu honteusement. Mrs TS Eliot, ballerine en magasin de porcelaine. Qui a dit que la littérature, ça ne mène à rien?
1. Theodor Adorno (1903-1969), Minima Moralia, 1944-47, New Left Books, poche Verso, 2005, translated by EFN Jephcott, 251 pages, 17,50 euros, impression CPI Group (Croydon, UK). Ce serait la colle ultime pour buser la plus blonde des têtes mal faites: résumez-moi ça! Mission impossible: un bouquin fait de 153 vignettes parcourant quasi autant de sujets différents. Inutile de dire que je m’y suis pris comme on savoure un Chivas Regal coté douze ans d’âge en "nursant" l’élixir, comme on dit si bien outre-mer. Et cette fois en lorgnant de temps à autre dans la traduction française (lue en son temps, poche Payot 2005) et dans l’original (Surhkamp, 25e édition de 1997, acquise au pied levé). L’anglaise semble supérieure à la parisienne, ne serait-ce qu’en raison de son appareil critique, bien utile tant les allusions littéraires savantes sont nombreuses. Mais donc, voilà qui résiste à toute tentative de résumé. Thomas Mann, dans une lettre à Adorno de 1952, disait qu’il y était "resté magnétiquement accroché", ajoutant: "régal hautement concentré" à "savourer à petites doses". De fait, je m’y suis drogué à petites lampées durant tout le mois de janvier. M’interrogeant in petto à moment: comment diable un Sartre, et tant d’autres intellectuels en France séduits par Heidegger, ont-ils pu passer à côté!? Car plus anti-heideggerien qu’Adorno, hein! et plus anti-bourgeois, anti-positiviste, anti-capitalisme… Certes, il n’est pas d’une lecture aisée, il faut souvent s’y reprendre à trois fois, mais quelle puissance critique, lumières rasantes qui se font effondrer toutes les certitudes convenues. Sur le relativisme, ainsi, qu’on sait aujourd’hui érigé parmi les tables de la loi: "La vérité est cédée à la relativité et les gens au pouvoir." À méditer: s’il n’y a de vrai universel, ce sont les puissants qui en décideront. Ou encore, cette délicieuse boutade venant assassiner l’industrie culturelle de pacotille (chacun son chariot au supermarché): imagine-t-on Nietzsche "dans un bureau, avec une secrétaire gérant le téléphone dans l’antichambre, assis à sa table jusqu’à cinq heures, puis jouant au golf après la journée de travail"? L’humour est grinçant, les sentences sans appel. Ou encore sur la "religion" du bonheur, désormais élevé au rang de "critère" statistique: "Le bonheur est chose obsolète: non économique." C’est qu’en effet, dans un monde marchandisé, dans une civilisation d’échangisme monétarisé, ce qu’il reste d’humain chez les êtres parlants est, dirait Marcel Duchamp, "inframince". L’étonnant, se dit-on, c’est qu’écrites à l’ombre des ruines du Troisième Reich, avec son terminus Auschwitz, ces pensées méditatives demeurent, plus de septante années après, toujours aussi actuelles.
(Ah, aussi! Contrairement aux textes allemand et français, l’anglais est augmenté d’un index des noms formant l’univers adornien. Échantillon: Balzac, Goethe, Hegel, Ibsen, Kraus, Marx, Maupassant, Nietzsche, Poe, Proust, Rilke, Sade, Schopenhauer, Trakl, Voltaire, Weber, Zola.)
2. Literary Review (fondé en 1979), Issue 492, December 2020 / January 2021, Londres (Soho), 96 pages. Je ne vais pas pleurnicher ici sur l’absence de périodiques en langue française qui soient en même temps bien écrits et pas le fruit d’un recopiage de ce qu’on voit partout ailleurs. Positivons. Pour quiconque s’effare de la quantité de bouquins à lire absolument, l’avantage d’une revue littéraire est de pouvoir modérer les ardeurs. C’est qu’une bonne recension dispense de l’achat (on prend note ou on découpe et colle). Tel est le cas cette fois de la biographie du jeune Staline, Stalin: Passage to Revolution de Ronald Grigor Suny (Princeton UP, 857 pages) dont le titre de recension résume à lui seul bien le propos: A Subversive, Not a Psychopath. Lequel fait utilement pièce aux inepties pseudo-académiques habituelles, où "les commérages tiennent lieu de faits, la légende d’explication, la littérature sensationnaliste populaire de garantie de professionnalisme". Le cas, encore, de l’émouvante biographie de Mme TS Eliot, Vivien Haigh-Wood, The Fall of a Sparrow: Vivien Eliot’s Life &Writings d’Anne Pasternak (Faber & Faber, 784 pages). Le titre de recension, encore, condense: Marriage Made in Hell. Si Eliot pouvait se montrer d’une tendresse infinie envers sa moitié aux trois quarts dingue (l’épisode où elle veut esquisse un pas de danse périlleux à l’intérieur d’un magasin et où lui, au lieu de la tancer, saisit sa main pour l’aider), il la lâchera comme un sac de patates quand les lubies de madame rendront le quotidien cauchemardesque – en signant l’acte l’envoyant en asile d’aliénés et, pas une seule fois durant les neuf ans de cette réclusion, il ne la visitera. Ça, c’est petit, très petit, tout grand poète qu’on soit – ou juste parce que. Et c’est le cas, enfin, de l’opus posthume de Harold Bloom (1930-2019), enfant terrible de la critique décalée Made in USA: Take Arms Against a Sea of Trouble: The Power of the Reader’s Mind over a Universe of Death (Yale UP, 672 pages). Que le bonhomme ait pu, dans une même respiration, passer de Byron et Shelley à une anecdote sur Auden pour embrayer sur Eliot et Whitman: là, forcé, je vais acheter. D’autant que, Bloom, plutôt réac, est de ce fait même, comme rappelle ailleurs Adorno, plus apte à discerner les failles miasmatiques de notre société, mais non – encore Adorno – ses cause, évidemment.
3. Maxime Gorki (1868-1936), L’angoisse & autres nouvelles, 1897, Mercure de France, 1924, trad. S. Kikina et P.-G. La Chesnais, 247 pages, 7 euros (bouquinerie), Imprimerie d’Ouvriers Sourds-Muets, Villa d’Alésia, Paris. Il est de ces livres dont on recule la bienvenue tant ils sont laids. Çui-ci, relié de toile noire et orné de quelques pauvres dorures au dos, pages de garde à motif scolaire marbré, il m’a fallu me faire violence. Mais quelle joie! Un conteur, Gorki, chroniqueur de la vie des petites gens, tantôt drôlatique, tantôt épouvantable, comme cette procession haineuse d’une foule vociférantes martyrisangt à coup de bottes et de fouet une pauvre femme complètement dévêtue, coupable du crime de lèse-patriarcat d’infidélité. Il clôt l’insoutenable récit par: chose vue, le 15 juillet 1891 au village de Kandibovka, gouvernement de Kherson. Mais drôle, aussi: cet ouvrier typographe qui trafique en catimini le texte du rédac’ chef, lui faisant dire (écrire & publier), dans le compte rendu d’un discours de notables locaux, mi-soporifique, mi-pompier, qu’ils ont tous à cœur "parlotte du galamitias stupide et du charivari". Qui n’a rêvé de glisser une peau de banane dans le coin-coin des "larbins diplômés" (j’ai pêché l’expression chez Lénine, ça sonne bien)? Et puis, re-horreur, plongée dans un quartier rouge placé sous la garde d’un géant sadique qui tantôt les bastonne, tantôt se les enfile. Et puis, mouvement de balancier inverse, ce ouvrier saisonnier qui n’aspire qu’à d’autres horizons, jamais s’établir, s’encroûter, donnant des envies d’ivresse à son patron, bien bloqué, lui, avec sa grosse madame, ses grasses vaches, son grumeleux avenir. (Il ira fêter ça à la ville puis s’en retournera au bercail. Ça? Même pas une vie.)
4. Francis Bacon (1561-1626), The Advancement of New Learning, 1605, Oxford University Press, série The World’s Classics, réimpression de 1969, 298 pages, 5 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), impression: presses universitaires d’Oxford. Là, j’ai un peu triché. Pas lu en entier (pas encore: quand ça, alors? Ah! Dieu sait). Mais assez, déjà, pour en apprécier le style, la densité, l’extrême concision, de même bien sûr que les réflexions, au sens littéral autant que figuré, d’une époque où la connaissance se devait de ne point faire ombrage à la divinité chrétienne (le péché original du pommier, toujours vivace) et où, parmi d’autres artefacts de civilisation, est dressé un piédestal à la logique et la rhétorique, les "arts d’entre les arts", "l’un pour le jugement, l’autre pour l’ornement", tous deux plus indiqués "pour les bacheliers que pour les enfants et les novices": le doux rêveur qui voudrait aujourd’hui les (ré-)inscrire au cursus universitaire se ferait sans doute traiter de fou furieux obscurantiste. À peine moins interpellant, dans ce vigoureux catéchisme discipliné sur les vertus de la sagesse et de la science, est l’observation de Bacon selon laquelle le monde antique était à l’époque ce à quoi chacun se devait de s’enticher – donc, bien avant les ferveurs similaires au temps de la Révolution française. Tiens, tiens! Et puis, malgré l’absence de toute fioriture académique, il y a, ici et là, de délicieuses anecdotes valant paraboles: le mot d’Alexandre le Grand, en réponse au compagnon d’armes s’étonnant de ses largesses et l’interrogeant sur ce que le guerrier comptait au final garder pour lui-même. "L’espoir", lui répondit Alexandre. Ou encore la métaphore sur ce qui fait la puissance de toute science: c’est non le fagot du vieil homme, mais le lien qui le tient ensemble, dit Bacon. Avec lui, on ne perd pas sont temps.
(Las! Tout de même: le texte de Bacon est truffé de citations latines, non traduites. On ne peut que se dire: né à la mauvaise époque.)
(La référence révérentielle insistante au dieu de Moïse, et papa de Jésus, ne manque pas de recevoir chez Bacon une manière de mise en garde qui n’est pas sans intérêt. Car ce renvoi respectueux au "grand récit" chrétien, entre-temps disparu corps et bien, de même que les variantes modernes signées Hegel, Marx, Napoléon ou de Gaulle, toutes bannies par l’anti-totalitarisme de pensée dominante, n’ont été remplacées, à bien y regarder, que par une foule de "petits récits", les uns plus décevants que les autres. Ou, dans les mots de Bacon: qui "a l’orgueil de faire fi de la parole de Dieu disparaîtra dans la mixture de ses inventions propres". Caustique quand il veut, Bacon.)
5. Dominique Noguez (1942-2019), Lenin Dada, 1989, vertaald door Bas Moreel, Uitgeverij Ravijn (A’dam), 1993, 140 pages, 10 euros (Het Ivoren Aapje), impression Raddraaier. Lire en 2020 un livre français publié Laffont 1989 dans une traduction néerlandaise de 1993 peut paraître excentrique. Mais quoi! Le titre forcément tenait du coup de poing et attendre de tomber par le plus grand des hasard (ainsi s’avancent taupe et flâneur) sur la version originale, c’est tabler sur une vie plus que centenaire. On se laisse prendre au jeu au début mais, évidemment, c’est un hénaurme "hoax": Lénine en instigateur du mouvement Dada (il habitait dans la rue du Café Voltaire à Zürich, de fait et c’est le seul) et, même, examen graphologique à l’appui, auteur de certains poèmes de Tristan Tzara! Dans le genre érudition pataphysicienne, c’est réussi, et plutôt amusant. La "fake news", bien troussée et totalement ubuesque, ne vaut-elle pas le miroir aux alouettes des réalités en carton-pâte de la presse pontifiante?
6. Nikita Struve (dir.), Anthologie de la poésie russe – La renaissance du XXe siècle, poche YMCA Press, 2020, 245 pages, 15 euros, trad. N. Struve, sans mention d’impression. Ce qui fait l’atout majeur de ce petit livre, et son charme impénétrable (l’écriture cyrillique!), est le très bon goût d’éditer l’œuvre étrangère traduite avec, en regard, le texte original (donc, en cyrillique). Pour le reste, peu de surprise, on croisera les incontournables Blok, Maïakovski, Essénine, Tsvétaïeva, Pasternak, Mandelstam et Akhmatova ainsi que quelques autres, moins patinés par la gloire. Sans doute regrettera-t-on le déséquilibre en faveur des poètes individualistes cheminant hors du sillon soviétique, et donc: aux oubliettes les Okudzhava, Vysotsky, Kharms ou Yevtushenko. Bon, ce n’est pas le lieu de faire l’histoire de l’anti-soviétisme primaire. On remercie et on classe sur l’étagère Poésies.