Je ne sais pas si mes chats savent lire mais quand j'entame un bouquin, l'un deux saute dessus en ronronnant. Queue devant mon nez, arrière-train couvrant la moitié de la page, ça freine un peu. Si c'est Onfray, ce n'est pas bien grave; pour Milner, Byron ou Levi, le quart d'heure académique passé, faut bien se montrer insupportable: pousse-toi un peu, petit poussin. (Réplique instantanée: Je ne suis pas ton petit poussin!).
1. Heinrich Mann (1871-1950), Undersåten, 1918 (trad. suédoise de Der Untertan, en français Le Sujet! Cahiers rouges Grasset, 2014), éd. poche Bonniers de 1973, 404 pages. Quiconque s'est à un moment trouvé devant des termes de type "underclass" et "overclass", a dû se taper la tête contre le mur de leur frustrante intraduisibilité. À preuve, la faveur accordée à "Untermensch" de préférence à son mot-à-mot littéral "sous-homme", à preuve encore ce scolaire point d'exclamation (sujet!) venant accentuer le titre français afin que nul ne se trompe: "sujet" au sens monarchique ("pré-démocratique") du terme. Et c'est bien cet univers-là qui forme la trame du roman, l'Allemagne wilhelmienne du 19ème siècle finissant, portant en germe et 1914 et 1933: un antisémitisme porté en boutonnière, un mépris tenant du savoir-vivre pour les masses laborieuses, un suprémacisme mâle couvrant d'opprobe publique tout écart féminin à la morale et, bien entendu, une foi inébranlable en l'empereur, incarnation d'une "allemagnitude" proclamant son peuple par nature conquérant (Herrenvolk) et sa culture, de même (Herrenkultur). Bien sûr, cette carte d'identité ne valait, grosso modo, que pour la classe possédante (offrant ici, en personnage central, une des créatures les plus répugnantes de la littérature), en butte avec divers segments de la bourgeoisie (libre-penseurs, loges maçonniques, "libéraux") de même qu'avec une social-démocratie ouvrière forte de sa puissance numérique croissante. Mais le climat, lui, ploie sous les pesanteurs historiques: tel chef d'entreprise sera condamné à six mois ferme pour avoir blasphémé l'empereur, tel soldat de faction ouvrant le feu et tuant un ouvrier un peu fort de gueule sera décoré pour bravoure dans l'exercice de sa fonction. Se replonger dans le monde tel qu'il fonctionnait il y a pas si longtemps que cela (trois ou quatre générations: hier, quoi!), c'est... s'offrir un peu de tourisme responsable? (Nota bene: les éditions françaises récentes ont remplacé le quelque peu scabreux "Le sujet!" par "Le sujet de l'empereur", plus conforme.)
2. Éric Chauvier (né en 1971), Les mots sans les choses, 2014, éd. Allia, 122 pages, 6,20 euros, impression: motus (mauvais point, ça). Ce bref essai sur la "psychopathologie du langage" est à mettre entre toutes les mains! Il s'attaque avec verve au fait que, bien plus qu'auparavant, nous sommes, novlangue ambiante oblige, "sommés de parler et de penser avec des mots qui ne sont les nôtres", des mots creux et convenus qui donnent, pour parler d'expérience, à beaucoup de rencontres "citoyennes" l'allure d'une "assemblée d'armures vides". Cliquetis soporofique garanti. L'analyse montre, au scalpel, le gouffre aliénant qui s'est progressivement installé entre le "langage ordinaire" (de bon sens) et le décervelant fatras ambiant de notions pseudo-scientifiques venues du jargon dominant pour faire écran à toute intellection de la réalité, qui se voit dès lors truffée de "fictions théoriques" anesthésiant la pensée. On ne le suivra pas en tout mais néanmoins avec un rare plaisir, Chauvier fait œuvre de salubrité mentale!
3. Primo Levi (1919-1987), recueil Feuillets épars, 1965-1987, Robert Laffont, 2008, 182 pages, 1 euro (brocante), trad. Nathalie Bauer, impression CPI (Saint-Amand-Montrond, Cher). Primo Levi, on prend sans hésiter les yeux fermés, témoin du siècle, extralucide, ultraréaliste, hyperempathique - qu'il s'agisse d'une main d'homme tenant clé à molette, de la chimie de la toile d'araignée ou, comme en de nombreux textes réunis ici 1965-1987, des camps d'extermination. Rappel utile: durée de vie moyenne au "camp de travail" d'Auschwitz: 3 mois. Taux d'élimination: jusqu'à 24.000 cadavres brûlés par jour. Performance globale du "réseau" bâti dès 1933: 9 millions de travailleurs forcés en 1944, phénomène tout sauf "marginal", l'industrie allemande entière reposait sur ces camps. Rappel encore, la "haine" n'étant plus guère de mise: système haïssable. Rappel, enfin, car rarement évoqué, l'existence d'une résistance active, essentiellement communiste, à l'intérieur même des camps... Mais, vue d'un nuage, certes, toute l'Europe était champ d'extermination: quelque 60 millions de morts. Devoir de mémoire, dit-on un peu trop facilement aujourd'hui; devoir de lectures paraît un conseil plus congru. Levi, comme on sait, était chimiste, de métier et par vocation, et c'est ici qu'intervient l'araignée mentionnée plus haut: dans l'industrie de la peinture, le passage de l'état liquide à celui du solide (quiconque a tenu un pinceau n'ignore) est le Sésame de l'art, dont l'araignée cependant pratique naturellement le mystère depuis toujours puisque son fil immédiatement se solidifie à l'air, secret de fabrication jalousement gardé! Levi, c'est aussi un conteur hors du commun.
4. Franz Michael Felder (1839-1869), Scènes de ma vie, 1861, préface Peter Handke, éd. Verdier, 300 pages, (prêté par une amie chère), trad. Olivier Le Lay, impression Normandie Roto (Lonrai). Le livre est l'engin incomparable pour voyager dans l'espace et le temps. Grâce à cet auteur, fils de paysan, autodidacte, habitant d'un petit bourg qui ferme l'horizon à la plupart au point que, lorsqu'un de ses petits camarades apprend qu'il est citoyen d'Autriche, il ne peut avaler l'injure: "Autrichien, autre chien, c'est tout un, une insulte est une insulte." Un univers à ce point borné n'était pas rare du temps de nos aïeux. Le foyer ne disposait, par an, que d'un livre, l'Almanach, dont on se délectait des illustrations d'Épinal, et à l'école, l'Histoire, c'était l'histoire de la Bible, point. Les plus curieux, comme notre jeune écrivain en herbe, pouvait, une fois par semaine, à l'arrivée de la malle-poste, entendre le mairie donner lecture à voix haute des quelques vieux quotidiens apportés avec le courrier. Autre monde, autre temps. Monde et temps rudes, ajoutons: le rêve de devenir bibliothécaire sera anéanti lorsque, à dix ans, cet enfant de paysan perd son père, il lui faudra subvenir seul avec sa mère à leurs besoins et même son espoir de gravir un échelon en se formant sur le tas comme vétérinaire ne lui offrira, d'un vieux praticien de village, que des conseils de sagesse: "Aucun talent n'est donné à l'homme pour son malheur. Avec un peu de bonne volonté, il saura toujours le faire fructifier et y trouver son bonheur. Au vrai, seul ce qui est petit passe par toutes les portes." Malgré un mariage comblant ses vœux, malgré un début de carrière d'écrivain prometteur, la grande faucheuse l'emportera à l'âge de soixante ans. Ses écrits demeurent. Felder était un conteur-né.
5. Lord Byron (1788-1824), Poèmes, 14e éd. Allia, 2018, 119 pages, 6,20 euros, trad. Florence Guilhot et Jean-Louis Paul, impression: motus (calamitas!). Jolie petite sélection de 23 poèmes brassant la brève vie du météore de la phrase ailée anglaise, 19 ans au premier poème choisi (1807), clos par le dernier écrit en janvier 1824 trois mois avant sa mort, ce dans une bienvenue édition bilingue sinon entâchée d'une relecture hélas bâclée (on trouve un "he" au lieu de "be", un "white" au lieu de "while", sic). Sans doute goûte-on mieux d'une poésie, selon l'âge, l'humeur ou le moment, dans la mesure où ses thèmes frôlent les préoccupations propres, ici l'aimée perdue et l'ombre omniprésente de la mort: s'adressant à la Terre, "The dead are thy inheritors - and we / But bubbles on thy surface, and the key / Of thy profundity is in the grave" - ah! cette langue! (Mal rendue dans la traduction dont l'avantage consiste uniquement à aider à comprendre ici et là l'original). Allia, ce sont de fort minces volumes, "portabilité" incomparable!
6. Jean-Claude Milner (né en 1941), Profils perdus de Stéphane Mallarmé, 2019, éd. Verdier, 135 pages, 15 euros, impression Normandie Roto (Lonrai). Ici, à la page 101, j'ai griffonné en marge: "Ce livre me réjouit". Cela n'arrive pas si souvent. Milner, il est vrai, s'est forgé une plume acérée et tient des raisonnements d'une extrême rigueur et d'un strict classicisme. Quel que soit le sujet, on se délecte. Ne serait-ce que par ses (rares) néologismes, trouvailles qui illuminent, tels ces "êtres parlants" que, systématiquement, il préfère aux "êtres humains", usés jusqu'à la corde: une Déclaration universelle des droits des êtres parlants, cela a tout de même plus de panache et de concision! Dans ces six essais sur Mallarmé, défiant le résumé, il offre des jouissives méditations érudites, sur les 24 lettres de l'alphabet mallarméen (au diable les intrus "w" et "z"), sur la mort clinique du "projet de société" ("protester sans inventer, telle fut la devise" de l'intelligentsia française du 20ème), sur la dette de Mallarmé à Hegel, sur la nécessité de "regarder cruellement la modernité", sur la "grisaille" étouffante que l'Université fera peser sur la pensée dès la fin du 19ème, sur la position de "grève générale" adoptée par Mallarmé vis-à-vis d'une société qui ne permet pas au poète de vivre, et pas seulement lui: Mallarmé "retrace plus la condamnation au crime qui pèse sur une société où le pauvre est possible" - et j'en passe. Beauté grande.
7. Christian Salmon (né en 1951), Verbicide - Du bon usage des cerveaux humains disponibles, 2007, Actes Sud/Babel, 119 pages, 7,50 euros, impression Bussière (Saint-Amand-Monrond). Ce n'est vraiment pas très bon. Sujet en or (le Blabla Unique) mais traité avec l'emphase zézayante d'un ténor du barreau totalement bourré. "Crise sans précédent" du langage éructe-il, "la réalité est devenue scène, ou plutôt show" bredouille-t-il avec un effet de manche inspiré par Guy Debord, puis, s'effondrant en s'agrippant à un Exemple Concret, fait pâlir les lambris en assénant que "La puissance d'un acte terroriste tiendrait donc à son caractère inexplicable"... Lire ça, c'est perdre son temps. (Sur le sujet, lire plutôt Chauvier, voir plus haut.)
8. Erri De Luca (né en 1950), La parole contrainte, 2015, Folio/Gallimard, 2017, suivi d'un échange avec José Bové, 95 pages, 5,60 euros, impression Maury (Malesherbes). Un peu léger mais çui-ci est vraiment très bon. Non content d'être grand romancier, De Luca est inimitable militant, et vice versa. En toile de fond, ici, les poursuites judiciaires intentées contre l'auteur pour appel à sabotage - d'un de ces Grands Travaux Inutiles dont les bétonneurs ont le secret très lucratif: un un projet de tunnel TGV promettant de saccager le val de Suse (vallée alpine du Piémont, Italie) de même que toute son économie locale. Sa défense en justice pourrait recevoir le nom d'allégorie de l'Homme Debout. Contre la violence d'État, la violence non-violente des individus faisant masse. "Cette inculpation est mon premier prix littéraire en Italie", dira-t-il. De Luca, membre d'honneur de l'humanité insoumise.
9. René Char (1907-1988) et Nicolas de Staël (1914-1955), Correspondance 1951-1954, éd. des Busclats, 2014, 141 pages, 1 euros (brocante), impression France Quercy (Mercuès). Un seul mais gros regret: les échanges ayant comme principal objet les bois peints que le second réalise pour la poésie du premier, quelques illustrations n'auraient pas été de trop. Mais cet amour partagé pour la belle chose imprimée, avec soin, avec art, avec une minutie presque maniaque: contagieux! Comme l'est le langage d'artiste, Nicolas par exemple, écrivant de Paris le 10 avril 1952: "Mais voilà, place Saint-Michel, une fille de Marseille qui m'enlève tout le calme (...) Une vulgarité, René, telle que cela devient sublime, et ronde comme une pierre tendre. Dieu sait si j'arrive à faire un nu avec ce phénomène mais jamais vu un volume pareil à vingt ans." Un autre monde. Entrevu. Merci à eux.
De Staël s'est suicidé un 16 mars 1955 en se jetant du haut de la terrasse de son immeuble. Avant-goût de son œuvre: https://www.initiationphilo.fr/articles.php?lng=fr&pg=373
10. Tove Jansson (1914-2001), Kometen kommer (= La comète arrive), 1968, Förlaget, 151 pages. Non traduit en français, je pense. Ses contes autour des Moumines enchantent. Elle imagine ici un monde menacé d'anéantissement par colision avec une comète - mais, dit le petiot Moumine, tu verras, maman arrangera ça. Poésie, donc, car Jansson peut décrire un sentier "qui fait des virages et des sauts au point de se faire des nœuds par pur enthousiasme", sentier dont les petites créatures fantasques ne se fatiguent pas, bien qu'on "avance plus vite sur un chemin rectiligne triste." Sagesse...
11. Michel Onfray (né en 1959), Théorie de la dictature, 2019, Laffont, 229 pages, 21,70 euros, impression Graphic Hainautt (Anzin). En fait, je me suis arrêté à la page 79. Onfray, j'aurais dû me méfier. Non qu'il n'y ait pas de bonnes choses, ici, mais question "théorie", c'est zéro virgule zéro. Curieux, d'ailleurs, de manière générale, le nombre d'essayistes critiques talentueux (Graeber ou Piketty, par exemple) qui, piqués par je ne sais quelle mouche, tentent, en sus d'une analyse bienvenue, de produire une Théorie, avec le résultat qu'on imagine, pitoyable. En plus, Onfray, c'est vraiment du n'importe quoi. Dans une section où il est question de la désinformation, il incrime qui? Eh bien, en toutes lettres: "le Parti"... Lequel? Oh! tous et aucun, c'est le Parti dans sa suprême Abstraction. Là, forcé, stop, on arrête, c'est perdre son temps.