C'est loin, 1945? C'est encore visible, 1997? Et 2020? D'Aragon à Onfray, il s'est passé quelque chose? Le livre ne donne aucune réponse, en bon philosophe, il ne fait que poser des questions.
1. Aragon (1897-1982), Chroniques de bel canto, 1947, éd. Albert Skira, 1947, 260 pages, 6,50 euros (bouquinerie Petits Riens), impression Imprimeries Populaires (Genève).
Mis en première place parce que bijou. Un Aragon de 1947 chez Albert Skira, pages cousues et non encore coupées depuis près d'un siècle, bradé à 6,50 euros alors que son prix, sur la Toile, va de 50 à 160 euros... Il s'agit, comme indique une discrète note, page 85, d'une réédition, format livre, de chroniques de critique littéraire parues dans la revue Europe, mensuellement, d'où ces chapitres dont les titres cheminent de janvier à décembre 1946. Les nouveautés qui à cette époque scandent les choix d'Aragon témoignent, en soi, du décalage horaire: qui connaît encore Reverdy, Masson, Jean Cayrol ou Fréaud? qui lit encore Max Jacob, Henry Bataille ou Tzara? et même parmi les noms de réputation plus sexy, qui se plaît à encore fréquenter Racine, Nerval, Éluard, voire Baudelaire et Rimbaud, celui-là, grâce à la sortie des œuvres complètes dans la Pléiade en 1946, donnant lieu à un chapitre complet - notamment sous l'angle du Rimbaud radicalisé œuvrant, en 1871, à la rédaction d'un Projet de constitution communiste; ce qui n'est pas à prendre au pied de la lettre, comme précise Aragon, "cela n'a aucun sens", les "conditions historiques" n'étant pas, alors, au rendez-vous. Ces fameuses "conditions", qu'Aragon nomme avec une répétitive préférence "circonstances" (conjoncture chez Lénine), lui offre une grille de lecture sûre, de même que, évidemment, son riche savoir en matière de versification. Les auteurs dont il parle, il en parle en poète - et cela résonne par-delà les ans, telle cette "beauté des fruits pourrissants, qui est incomparable", tel encore ce verdict, "il faut plaindre ceux qu'une porte qui s'ouvre a cessé d'émerveiller". Les sorties en librairie, et sur la table de travail d'Aragon, en 1946, n'ont plus qu'un faible rapport avec le goût ambiant, sinon peut-être ceci que, lorsque Aragon déplore que la France ait délaissé la traduction de la poésie étrangère au profit de celle de "romans américains": bon ben de ce côté-là, cela n'a fait qu'empirer.
2. Kingsley Amis (1922-1995), The King's English, 1997, éd. Penguin Modern Classics, 2011, 242 pages, 12 euros, impression Clays Ltd.
Du personnel politique, il n'est pas rare d'entendre appliquée l'expression dédaigneuse "fils de" ou "fille de" par moquerie des strapontins dynastiques. Dans ce cas-ci, il y a lieu d'inverser: c'est un "papa de", tant le sulfureux et iconoclaste fiston, Martin Amis, a jeté de l'ombre sur le paternel du côté des étals où se vend, comme savonnette, du livre. Papa Kinsley, lui, c'est plutôt au club des romanciers british de la vieille école qu'on le croise, pas de frime, l'insulaire "no nonsense". À preuve, ce délicieux abécédaire de l'anglais châtié, dédaigneux des modes sans lendemain. Amoureux de la belle langue anglaise, et fidèle à sa vieille machine écrire Adler "acoustique" (lire: non électrique): un vendeur de bidule à traitement de texte lui vantera le correcteur orthographique riche de 80.000 mots. Son dictionnaire, le Concise Oxford, en a 150.000, rétorque-t-il. Il n'a que mépris pour les gens "illiterate", terme quasi intraduisible mais néanmoins transparent. On n'en dira pas autant de l'expression abrégée "U and non-U" que Amis juge inutile d'expliciter dans le texte: il s'agit du fossé infranchissable entre la race des exclus (la strate "underclass") et l'élite auto-inclusive des étages supérieurs (non underclass), termes dont le français n'a pas vraiment d'équivalent. Pour qui veut un peu réviser son bon anglais, voilà un compagnon plaisant.
3. Michel Onfray (né en 1959), Puissance et décadence, 2022, éd. J'ai Lu, 2023, 380 pages, 8,90 euros, impression Blackprint (Espagne, "low-cost").
Difficile de ne pas être impressionné par le productivisme livresque d'Onfray, mais aussi oral, audiovisuel. C'est parfois trompeur. Ce gros petit bouquin de poche, lit-on, dans une note de bas de page discrète, n'est en réalité que la reproduction d'articles qu'il a écrits, depuis 2020, pour sa revue trimestrielle Front populaire. Que cela ne tienne. On a ici un bon recueil des obsessions du polémiste, anticapitaliste mais de type anarcho-proudhonien, souverainiste et, partout, ennemi juré du "grand machin" européen, républicain jusqu'à la moelle dans le sillage d'un Malraux et d'un de Gaulle, anti-écolo et anti beaucoup d'autres a priori des convenances contemporaines. On peut être ou ne pas être d'accord mais ce qui est sûr, c'est qu'il oblige ses lectrices et lecteurs à réfléchir un peu plus loin que le bout de leur nez. Quand il cite par exemple de Gaulle, disant "Notre époque est incapable de construire une cathédrale" - de fait, il n'y a plus autour de nous de grand que dans le médiocre, blocs de béton sans âme. Ou quand il dit, lui-même, qu'on ne comprendra rien à rien si l'on ne pense pas "en termes de très longue durée", en allant donc au moins deux mille ans en arrière, jusqu'au "personnage conceptuel qu'était Jésus" - et sans doute, en bonne logique, aux Grecs, aux Romains... On peut certes lui reprocher d'accorder une importance démesurée, ici, à l'épiphénomène Elon Musk, et là, au microcosme égocentré parisien (Foucault, Deleuze, Barthes, Derrida & Cie), qui ont tous goût d'effets de mode passagère: écueil typique de l'écrit journalistique mû par le feu de l'action et promis, le lendemain, à l'oubli. Après prise de notes, on rangera le bouquin précieusement dans la pile destinée au recyclage du papier.
4. Bernard Delvaille (1931-2006), La poésie symboliste (telle que choisie et présentée), 1971, éd. Seghers, 430 pages, 50 centimes (bouquinerie Croix Rouge), impression Wallon (Vichy).
Il y a bien des manières de lire une anthologie de textes disparates que peu de choses unissent, plus encore s'agissant de poèmes, dits "symbolistes" - où on rencontre d'hyacinthes, de lys, de giroflées et de cieux "tendus de pâle satin gris". On peut le faire avec méthode, de la page Un jusqu'à la Dernière. Ou en baguenaudant, au petit bonheur, en allant de-ci de-là. Ou encore en bibliomane avec un aller simple direct à l'index en fin de volume - d'où ressort déjà qu'ils étaient rares les poètes qui, au 19ème, atteignaient les septante ans, ils étaient même fauchés plutôt jeunes: à 37 ans, Rimbaud, à 40, Charles Cros, à 52, Paul Verlaine, à 30, Tristan Corbière, à 27, Jules Laforgue. Coup d'œil ensuite à la chronologie encadrant la période symboliste depuis 1870-71 avec sa Commune et sa Semaine sanglante (Verlaine au balcon) jusqu'à 1910, marche-pied de la Grande guerre, où Claudel et Mauriac pointent le nez. Qu'en dire de plus sinon, pour le plaisir, mettre en exergue quelques suaves bonbons? Du féerique Mallarmé, ses "grands trous bleus que font méchamment les oiseaux", du grand Verhaeren, la convocation du "vieux crapaud de mes sanglots" (Larkin aurait aimé), de l'oublié De Gourmont, le rappel que "Les arbres sont pareils à des anges en prière", de cet autre oublié qu'est le raffiné Henry Bataille, qui mieux que nul autre savait dire ce qu'est "entendre passer les longs chemins de fer", de l'inconsolable amant transi, Charles Cros, s'exclamant "Femme! femme! cercueil de chair!" ou du cynique Laforgue cassant tout dans le magasin de porcelaine pour ennuyer "martyrs niaisant et vestales minaudières faisant d'un clin d'œil l'article pour l'Idéal et Cie". Livre à garder sous la main.
5. Georges Sadoul (1904-1967), Aragon, 1967, éd. Seghers, collection Poètes d'aujourd'hui, 1977, 213 pages, 2 euros (bouquinerie), impression Offset-Aubin (Poitiers).
Il s'agit, indiquent les pages de garde, d'un petit livre, arrivé en 1977 à sa vingt-et-unième édition (pas rien, tout de même!), conçu par le critique d'arts Georges Sadoul l'année de sa mort en 1967 et qu'il n'y a pas lieu de confondre avec le n°2 de cette célèbre collection, publiée sous le même titre en 1947 par les soins de Claude Roy et dont le contenu était tout différent. Cela étant posé: en dépit de la date de publication tardive (1977, cinq ans avant le décès d'Aragon), le choix de poèmes pour cette anthologie est quasi entièrement consacrée à l'Aragon Résistant, ses poèmes de guerre, coulés dans une forme jouant au chat et à la souris avec l'occupant nazi, ce dont le peuple français ne sera pas dupe, comme de juste. Des vers, donc, "de circonstance", au sens que leur donnait Goethe et Mallarmé: ancrés dans le réel, mais dans son mouvement, larguant amarres comme le navire avide de haute mer. Dans l'œuvre, voilà qui n'ouvre qu'une petite fenêtre, mais sur de bien belles choses, tel le Il n'y a pas d'amour heureux (1943), qui sera interprété par Brassens, Françoise Hardy, Danielle Darrieux, Barbara, Hughes Aufray et bien d'autres. Mais encore, d'un sombre lyrisme légué par le militant vieillissant, l'Épilogue (1960) où il se dit "faucheur ivre de faucher qu'on voit dévaster sa vie et son champ", habitant un "grand château triste que tous les vents traversent", se souvenant d'une lointaine jeunesse bercée par la fable que "bientôt viendrait la victoire des anges" et jetant un regard amer autant que désabusé sur tous "ceux qui ne discutent même pas de leur cage" pour conclure sur un défi: "Il faut regarder le néant en face pour savoir en triompher".
6. Aragon (encore lui, yes), L'enseigne de Gersaint, 1946, éd. Ides et Calendes, 50 pages, 5 euros (bouquinerie Petits Riens), impression Roto-Sadag (Genève).
Au-delà du charme qu'exercent ces éditions soignées d'un autre âge, aux pages cousues et non coupées, ici illustrée de reproductions de Watteau, l'intérêt de cette petite chose est surtout conjoncturel. Œuvre de "circonstance" aurait dit Aragon lui-même. On est à la sortie de la guerre, à son lendemain jonché des sacrifiés du massacre. Et Aragon de déclarer tout le peuple allemand coupable, rares étaient en effet les opposants à l'expansionnisme meurtrier du Führer. Tous coupables et, partant, sommés d'en payer le prix. Lequel? Voici, dans le texte: "Nous demanderions aux Boches au besoin un peu de terre, ce qu'il nous faut de terre pour vivre en paix à côté d'eux." Pas tout: ce "peuple coupable, peuple criminel qui a fait de l'Espagne son terrain d'essai", hé bien, il "détient des tableaux, des statues, des livres qui nous manquent, et sur lesquels l'histoire nous donne une incontestable option." Rien de cela ne s'est réalisé. Texte de circonstance. Histoire de rappeler un climat, bien oublié, et des arguments, tôt passés au classement vertical.
7. Franck Salaün (né en 1968), Libertés sexuelles au XVIIIe siècle - Anthologie, 2024, éd. Rivages, 245 pages, 9,20 euros, impression: Espagne ("low-cost").
Petit tour dans les lettres en dessous de la ceinture, il y a quelque trois cent ans. En comparaison avec nos temps de pudibonderie faussement libérée et résolument "victimaire", cela ne peut qu'éclairer un peu. Était-on dans les années 1700 coincé? Oui et non. Les références à la vertu, indispensable, aux préceptes de l'Église, totalitaire, aux tabous ambiants, inconscients, tout cela ne manque pas. Mais, d'un écrit à l'autre, il y a aussi les Diderot (relire Jacques le fataliste, d'un érotisme chauffé à blanc!) et autres libres penseurs, libres viveurs, et parmi eux et elles, des polémistes dont seule cette anthologie aura maintenu en vie le nom, telle cette Anne Joseph Théroigne de Méricourt qui a publié en 1792 un Catéchisme libertin à l'usage des filles de joie et des jeunes demoiselles qui se décident à embrasser cette profession, où il est question de "vertus lubriques" et de "fouteuses incomparables". Ou encore cette exclamation saluant la beauté d'une péripatéticienne: "Quelle motte! Quel con! Quel fessier plus attrayant que le vôtre!" On voit mal paraître aujourd'hui sa version actualisée. L'avenir est dans le passé, dit-on parfois. Plaise à Dieu.
8. Stefan Zweig (1881-1942), La Collection invisible, 1925, éd. Sillages, 2024, 60 pages, 6 euros, trad. Suzanne Alexandre, impression ISI Print (La Courneuve).
C'est une bien bonne chose qu'existent ces collections de vieux textes édités en minces volumes qu'on lit le temps d'achever son café crème, agréable pause dans le piochage d'épais ouvrages produits par les artis'ses qui tirent à la ligne. Tel ce petit conte tristounet nourri par la crise hyper-inflationniste allemande, dérobant à un vieux collectionneur ses gravures et estampes précieuses (Dürer, Rembrandt), vendus à vil prix par la famille pour survivre - sauf que, lui, devenu aveugle, il n'en sait rien. Cela fait penser à Grimm et Perrault, modernisés. Un genre qu'on aimerait voir renaître afin d'être édifié sur la nature des soucis du jour.