Clôturer 2024, on a mis le temps. Parmi les coupables, Derrida et sa prose-labyrinthe, Gauchet et sa rhétorique en béton armé, Apollinaire et son cou autour du cul, Dante vu du balcon où Dieu fume sa pipe. Caramba!
1. Jacques Derrida (1930-2004), Spectres de Marx, 1993, rééd. 2024 Seuil, 293 pages, 25 euros, impression Nord Compo (Villeneuve-d'Asq).
Derrida n'a pas la réputation d'un auteur facile. Ses Spectres tenaient bonne place dans le peu consulté centre de documentation d'une petite organisation d'éducation populaire où le hasard m'avait fait choir et m'éterniser. Je pense avoir lu à cette époque reculée, sans doute en n'y comprenant que de rares gouttes. Mais voilà donc qu'on réédite et qu'on en paie le montant pour le fourrer dans la besace. Le deuxième essai prouve qu'avec l'âge, on ne devient pas nécessairement plus futé. Il est tout sauf facile, Derrida; même, ça en devient agaçant: c'est pas lui qui va dire "il pleut" lorsqu'il pleut. Il va tirer cela sur trois pages et en fin de compte, la pluie, il va falloir la deviner. Cela reste tout de même un plaisir, un plaisant titillement des petites cellules grises. Par exemple, cette urgence, dixit Derrida, de revenir à Marx (on était en 1994 mais on y est aussi en 2024, réédition faisant foi), donc à cette "singularité absolue d'un projet - ou d'une promesse - de forme philosophique et scientifique" car "Il n'y a aucun précédent à un tel événement. Dans toute l'histoire de l'humanité (...)". Urgence, donc, ne serait-ce qu'en raison du fait que, en 1994 comme maintenant, "jamais la violence, l'inégalité, l'exclusion, la famine et donc l'oppression économique n'ont affecté autant d'êtres humains dans l'histoire de la terre et de l'humanité." Raison, donc, pour fréquenter ces Spectres, en compagnie - Derrida est grand lecteur - de Shakespeare, son Hamlet (avec son fantôme, criant vengeance, comme les fantômes de Marx et de son grand projet), mais aussi de Hegel, de Stirner, de Blanchot, de Hölderlin - et même de ce grand niais, notre "néo-évangéliste" Francis Fukuyama, que Derrida s'emploie sur plusieurs pages à dévêtir de toute crédibilité. Enfin, chez les auteurs difficiles, il y a la joie de croiser des notions insolites autant que rares: comme ce "théoritisme", inconnu du Petit Robert comme de l'ignare "sait-tout" Google, qu'on trouve ici contextualisé, si on peut dire, dans une mise en garde contre "l'anesthésie neutralisante d'un nouveau théoritisme" risquant de défigurer Marx (son héritage, ses spectres).
2. Marcel Gauchet (né en 1946), Le nœud démocratique - Aux origines de la crise néolibérale, 2024, Nrf Gallimard, 246 pages, 20 euros, impression CPI Firmin-Didot (Mesnil-sur-l'Estrée).
Dans le classement des cent "influenceurs" majeurs de France selon l'hebdomadaire Marianne (19/12/24), Gauchet, "l'un des derniers intellectuels à la française", vient, en numéro 64, un peu derrière Michel Houllebecq (61) mais avant Alain Finkielkraut (65) et Emmanuel Todd (71). C'est dire. Presque rien. Il n'est pas à son premier coup d'essai. Son œuvre s'étale en fin de ce volume sur une page et demie, en petits caractère, et la "démocratie" du titre est un de ses thèmes de prédilection: de son "avènement", il a donné une lecture en trois volumes, 2007-2010, réédités en Folio. Faut-il ranger du côté des producteurs de théoritismes? Car il y a de cela. La fresque savante qu'il dresse des aléas de la société contemporaine, européenne essentiellement comme il le reconnaît, invite à se détourner des ressorts économiques pour en élucider plutôt le mystère dans les courants invisibles sous-jacents. Pour utiliser ses propres termes: "Le problème constitutif de l'esprit démocratique est d'être spontanément aveugle à cette dimension souterraine." et que, "produit d'un processus souterrain" dont l'explication est "contre-intuitive", il oblige à aller voir ce qu'on ne voit pas. Comme on sait, Marx faisait de même. Dévoiler, c'est lever le voile. En historien des idées qui pèsent, Gauchet s'y emploie avec force arguments érudits, tout en laissant quelque peu de côté ce qui ferait aujourd'hui crise, à savoir "la marche vers une démocratie sans démocratie" et, comment s'en sortir: de son propre aveu, "le but n'est pas à la portée de la main." Faute du recul nécessaire, peut-être. D'emblée, en effet, Gauchet situe l'hiatus béant puisque, d'un côté, il souligne la longévité d'une structuration sociale vieille de cinq mille ans, laquelle s'est "perpétuée jusqu'à tout près de nous" et, d'un autre côté, il situe "la plénitude de la formule" démocratique contemporaine comme remontant - on s'accroche - à 1945. Mieux: un peu plus loin, il date la "nouveauté décisive de la phase historique" actuelle "au cours des années 1970". À supposer correcte cette périodisation, cela laisse pour le moins peu de substrats à l'analyse pour cerner en quoi a consisté "le passage" crucial venu déterminer les années post-1945 et "seventies". Passons sur les naïvetés, tel le fait d'introduire le capitalisme, "enfant de la société de l'histoire", comme affaire "d'investissement et de retour sur investissement" sans dire mot du ressort primordial qu'est l'exploitation systémique de l'homme par l'homme. Voire, plus loin, pour situer l'entrée en scène d'une "société civile", en évoquant les "liens explicitement noués par le contrat entre des personnes libres". Chez Gauchet, tout se tient, mais sur papier, dans le petit monde des idées. Cela n'en reste pas moins une belle construction narguant la lecture critique.
3. Mark Fischer (1968-2017), Capitalist Realism, 2014, Zero Classics 2022, 81 pages, 14,80 euros, impression TJ Books Ltd (Padstow, UK).
Ici, pour sûr, on est en pleine théoritisme. Et à dire franchement, assez agaçant, ne serait-ce qu'en raison des incessants coups de chapeau sur le mode "comme a dit si justement Untel", à savoir les Zizek, Lacan, Deleuze & Cie, sans compter la révérence faite à Kurt Cobain, donné comme l'incarnation des "ambitions prométhéennes et utopiques du rock n' roll", mamma mia! Donc, on a envie de conclure: poubelle! Mais il y a ici et là des bonnes choses chez ce gauchiste britannique qui s'est suicidé comme par mimétisme avec l'idole Cobain. Non certes dans volonté théoritiste de forger un concept neuf avec ce "réalisme capitaliste" supprimant l'idée même d'une alternative, mais dans la caractérisation du capitalisme contemporain comme intrinsèquement "analphabète" venant infantiliser le sens commun au point de produire une génération de students baignant dans une "culture blingbling sans mémoire et anhistorique" - et plus encore en désignant le gigantesque appareil d'asservissement bureaucratique comme un trait majeur de l'annihilation de l'esprit critique: et, là, en s'interrogeant sur la paralysie des organisations de travailleurs devant cet obstacle à inscrire tout en haut des programmes d'action et de revendication. Tiens! Bonne question, ça. Faites passer!
Ce livre a été traduit en français chez Entremonde, Genève, en 2018: "Le Réalisme capitaliste. N'y a-t-il pas d'alternative?".
4. Emmanuel Godo (né en 1965), Ton âme est un chemin - La vie spirituelle avec Dante, 2024, éd. Artèges, 304 pages, 18,90 euros, impression Laballery (France).
Il faut avoir lu Dante, évidemment. Mais quand on ne maîtrise pas l'italien, qui plus est ancien et coloré par le dialectal? La tentation du raccourci est alors grande et, à la source, de préférer alors ce qu'une main secourable en apportera dans une petite cruche bienveillante. Histoire de reculer pour mieux sauter, plus tard. Une recension louangeuse dans Le Figaro (7/11/24) a ainsi fait atterrir cette "version Godo" de la Comédie divine. L'auteur, poète connaisseur de Nerval, de Claudel et de Bloy en plus de scolariser des jeunes gens à Paris, mène lectrice et lecteur, un peu comme Virgile pour Dante, dans un tour guidé des cercles successifs conduisant, pas à pas, de tableau en tableau, de l'enfer au purgatoire et du purgatoire au paradis. Voilà donc qui donne une bonne idée du célèbre mais peu lu opus, de son contenu, de son cheminement, de son argument. D'emblée, aux premières pages, réponse est donnée à ce qui forme le cœur du propos que Dante va exposer au fil des pages, à savoir le "«pourquoi qu'on est là» comme disait Céline." Mais encore, plus loin, "L'Enfer, c'est le monde où nous choisissons de vivre quand nous oublions qui nous sommes: des âmes en chemin. Des pèlerins de l'absolu." Rares en effet sont les moments où on s'arrête pour se poser la question: qu'est-ce que je fous ici? à quoi diable rime tout cela? est-ce mon choix et puis en était-ce bien un? (Réponse: non). Dante, c'est cela. Et Emmanuel le raconte bien - même si, chrétien croyant, son acquiescement à la dévotion de Dante pour le Christ (seul qui puisse "vaincre le Mal") tient du langage indéchiffrable pour le mécréant. En passant, on notera en manière de traduction du système de valeurs du treizième siècle européen, la présence importante des figures païennes de la mythologie, dont Ulysse expédié par "fatwa" dans l'Enfer ("l'homme du non-retour" mais pour de vaines rives) de même qu'Épicure (pour avoir "nié l'immortalité de l'âme") ou encore Mahomet ("caricaturé (déjà!) comme une image repoussante"). Peu de célébrités dans le Purgatoire ("invention théologique récente" au temps de Dante comme rappelle Godo) sinon, pointant déjà son nez, la paradisiaque Béatrice, muse du poète florentin. Au Paradis, sans grande surprise, on croisera Constantin, mais aussi un défilé de Saints (Paul, Pierre, Bernard, François) et, curiosité, le Troyen Riphée, personnage mineur dans L'Énéide, ici dans le rôle "du païen racheté pour son sens de la justice". Bon, là, va falloir mettre au programme la lecture de l'œuvre elle-même, dans une édition bilingue armée d'un bel appareil critique. Chaque chose en son temps.
5. Clara Arnaud (née en 1986), Et vous passerez comme des vents fous, 2023, Actes Sud, 371 pages, 22,50 euros, impression Normandie Roto (Lonrai).
Le choix d'un livre se trouve parfois motivé par celui d'une personne amie qui en dit le plus grand bien. Plus précisément, la personne amie en question disait que, attelée à un pesant livre se voulant philosophique et tenant dans l'autre main le roman de Clara Arnaud, rien ne la portait à reprendre le pensum philosopheux et tout à se replonger dans le roman. Qui est de toute beauté, en effet. Ajouter à cela que lire une chose qu'une personne amie a lue peu avant produit par moments l'impression de se sentir transporté dans le regard de cette lectrice et comme éprouver le délice d'une lecture à deux, simultanée, par-delà temps et espace. Comme quoi, magique, la littérature. Pour en revenir au gros paquet de pages et, dès son titre, ses "vents fous", l'immersion s'y fait par vagues, par monts et vaux, car on est dans les Pyrénées, dans ses cirques et crêtes escarpées que, ébahis par tant de splendeur, son peuplement a baptisé pics des Trois Reines et de l'Infierno. Là vivent des ours, grand sujet du roman, qui emprunte trois lunettes pour en témoigner, celles d'Alma, une savante défroquée, chargée d'accompagner, étudier et faciliter "l'intégration sociale" d'une petite population ourse réintroduire dans la région, celles de Gaspard, un expatrié (Paris!) revenu au bercail pour se faire berger, envoûté par la splendeur solitaire des mois d'estive (joli mot, d'estiver, passer l'été) avec son troupeau de brebis sur les hauts pâturages, à les protéger des chutes, des maladies et de raids plantigrades - avec ici un suspense autour d'une "tragédie" passée dont le carnage fatal ne sera raconté qu'aux dernières pages, et enfin celles de Jules, un bon siècle plus tôt, vers 1880, un petit gars du bourg qui s'empare d'un ourson pour le dresser et chercher fortune, aux États-Unis, comme montreur d'ours. La grande héroïne, cependant, c'est Negra, une redoutable ourse dont l'intelligence, les ruses, l'indomptable indépendance forcent le respect d'Alma et de Gaspard. D'abord, peut-être, parce que les ours n'ont "que faire des frontières", ils les imposent. Sorte de message venu d'un Âge d'Or, si on veut. Ensuite, parce que cet autre monde d'un autre âge, celui des ours et des anachorètes bergers, est un monde de beauté, mêlant crainte et fascination: comme écrit la petite fille de Gaspard: "Petit papa, on pense à toi. (...) N'aie pas peur. La montagne rêve." Là-dessus, dirait Wittgenstein, il faut se taire.
6. Michel Surya (né en 1954), Principes pour une littéRATure qui empeste - Matériologie V, 2021, Les Presses du réel, 100 pages, 15 euros, impression Smilkov (Blagoevgrad, Bulgarie).
Surya est un philosophe, écrivain, directeur de la remarquable revue Lignes. Mais là, avec sa "littérature empestante", il fait escale dans la tribu qui, en pleine période de confinement Covid, s'est senti riche d'un nombril appelé à témoigner, à l'instar d'autres intellos, on pense par exemple à Zizek qui s'était fendu d'un pitoyable texte sur ses peurs de mourir bêtement à cause d'un bête virus. Donc, c'est plutôt daté. Personne ne porte encore de masque, personne n'a peur. Se priver de lire ce Surya ne sera dès lors pas une grande perte. Sauf si on fait partie du "fan club" des Artaud, Bataille, Agamben, Badiou, Derrida & Baudrillard, surabondamment cités. Sauf, encore, si on a goût pour le jugement iconoclaste, par exemple au sujet de la ritournelle "Balance ton porc", rangée parmi les quolibets "sinistres et méprisants" des "bataillons hystérisés" du "néo-puritanisme". Ou au sujet du "monde de plus en plus nombreux qui ne se reconnaît plus que comme victime, et s'identifie à cet état. Qui s'y identifie jusqu'au plaisir." Et puis au sujet de la "si considérable docilité" aux normes dites sanitaires anti-Covid: "Il n'y a en effet plus nul besoin que la domination cherche à s'étendre encore et veuille pour cela s'acquérir des pouvoirs d'État qu'elle contrôle à peu près tous déjà; il suffit que tout ce qui est déjà sous contrôle veuille l'être plus encore pour ne pas être excepté des puissances maintenant protectrices de la domination." Ah oui! parce qu'en plus, on vient de le voir, et c'est plutôt rare, il a du style, Surya, et rien que pour ça, le lire est chose délectable.
7. Héloïse Brézillon (née en 1994), T3M, 2024, éditions de commun, 101 pages, 14 euros, impression Média Graphic (Rennes).
Mention en passant. Pas lu. Et pour cause. C'est un récit de victime. Certes, à la mode, mais le sujet, mon dieu! ça concerne et intéresse qui au-delà de la petite (mais florissante) communauté des "ouin, ouin, j'ai bobo"? C'est à la mode tout comme d'autres strip-tease communautaristes: moi, un "black", pauvre de moi; moi, un juif, pauvre de moi; moi, une femme, pauvre de moi; moi, un rouquin, euh... tiens! les rouquins demeurent pour l'heure muets. Si on ajoute à cela, car quelques pages ont tout de même été lues, que l'auteuresse semble croire qu'il suffit d'écrire bizarre pour faire de la littérature, sans points, sans virgules, sans majuscules, sur le mode diarrhée verbale, alors quelques pages suffisent. Amplement.
8. Sophie Gallé-Soas (à vue de nez, entre 40 et 50 ans), L'homme au corbeau, 2024, éd. Arléa, 110 pages, 20 euros, impression Corlet (Condé-sur-Noireau).
Au risque de se répéter: soit dit en passant, pas lu, et pour cause. L'engrenage fatal s'explique ici par un moment de distraction. Voyant ce titre sur la table d'une librairie d'esthète, Peinture fraîche à Ixelles, attiré par une belle couverture arborant un noir corbeau de profil sur fond gris brouillard pour poètes éméchés, c'est le nom de l'écrivaine qui fut décisif - à ceci près qu'il ne s'agissait pas de Sophie Calle, poétesse de l'image légendée, mais d'une Sophie Gallé qu'une rapide recherche sur la Toile renseignera comme, entre autres, rédactrice en chef de Sushi Magazine, mamma mia! Il y a là comme du bide dans l'air. Plus que quelques pages ont été lues, cette fois, carrément une quarantaine, puis stop. Ce n'est pas bon, ce n'est pas mauvais. Ce qui se traduit par: médiocre. Moralité, il n'est pas conseillé d'être distrait, ni quand on flâne le long des voies d'un train inter-city, ni quand on pousse la porte d'un libraire.
9. Guillaume Apollinaire (1880-1918), Le poète assassiné, 1916, nrf Gallimard 1947, 232 pages, 6 euros (bouquinerie Petits Riens), impression Arrault & Cie, maîtres imprimeurs (Tours).
Pour être décousu, l'ami Apollinaire, il l'est à fond, dans ce recueil d'histoires fantasques dont la première, offrant son titre à l'ensemble, semble s'amuser à rendre invisibles tant le poète que son assassinat (en réalité, il se suicide à la fin sans pour autant apporter la preuve de sa qualité de poète). Cela dit, il a du style, Apollinaire, il ira loin. Cette mise en scène du Poète, ainsi, issu d'un accouplement distrait entre le "musicien ambulant" Viersélin Tigoboth et, en dépit de ses morpions nombreux, déambulant sur la route de Spa, la belle wallonne Macarée avec "ses seins, pareils aux fesses des anges et dont l'auréole était de couleur tendre comme les nuages roses du couchant", laquelle en rut s'écrie "Je veux matou", ce qui est bien parler, d'où naissance de Croniamantal, le poèteux. Décousu au possible mais non cette jolie édition de la nrf Gallimard, qu'un précédent propriétaire à lu jusqu'à la page 105 où, très précisément, il s'est arrêté de couper les pages, donc, de lire. Mystère que tout cela. Les historiettes d'Apollinaire, aussi. Mais avec style! Ce coup de pinceau, ainsi: "la poussière des chemins, qu'est-ce autre chose que la cendre des morts?" Il ira loin, Apollinaire.
Il livre nota bene un bon conseil à quiconque veut à une jolie Lorette passer un collier autour... De quoi? Alors, là, attention, car comme précise Apollinaire, là où nous, parleurs de français, "disons toujours «ou»" (collier au cou), les Italiens, eux, disent «u» (collier au cul) et "c'est très fatiguant."
10. Clément Rosset (1939-2018), La notion de réalité, 1989, éd. Louise Bottu 2024, 53 pages, 9 euros, impression ICN (Orthez).
Rosset, jusque-là, un parfait inconnu. Découvert au hasard d'une flânerie en librairie cherchant là une petite chose légère en pages pour masquer une impuissance à venir à bout des piles de gros bouquins à lire incessamment sous peu mais pas maintenant, oh non! pas maintenant. C'est comme ça qu'on tombe sur des perles dont les cochons n'ont pas voulu. Il a beaucoup écrit, Rosset, comme en atteste son "site officiel" mais, d'évidence, diffusion plutôt confidentielle, il ne fait pas partie des acclamés du marketing des idées et ne bénéficie dès lors guère des renvois d'ascenseur et notes de bas de page par lesquels ce petit monde-là assure sa très confraternelle visibilité. Le texte présenté ici est court et cela s'explique, car il s'agit de la reproduction d'un article produit pour L'univers philosophique - Encyclopédie philosophique universelle publié en 1989 par les Presses universitaires de France. Mais texte bienvenu, Rosset venant utilement rappeler que la notion de réalité "joue un rôle des plus réduits dans l'ensemble des systèmes et des problèmes philosophique". Sans aller jusqu'à Berkeley, pour qui n'existe au mieux qu'une perception de la réalité qui en devient dès lors imaginée sinon imaginaire, le concept de réalité renvoie, pour parler avec Kant, à cette chose "en soi" à jamais cachée à la perception humaine. Rosset cite à l'appui le philosophe français Éric Weil ("Ce qui se donne immédiatement n'est pas réel.") pour ensuite en situer la problématique dans l'opposition entre "réalite réelle" et "réalité perçue" maniée, avec d'autres mots, chez par exemple Platon, Hegel et Heidegger. Tiens! Il ne cite pas Wittgenstein qui, demandant à ses students ce qu'est la boîte d'allumettes tenue dans sa main, la jette ensuite à leur tête en donnant la réponse: ça! Plus modestement, Rosset reprend la formulation de Leibniz pour suggérer que le débat peut être clos à l'aide du "principe de réalité suffisante". Cela ne demande pas un petit dessin pour être compris. Ni autres fumigènes philosophiques. Rosset a notamment publié Le réel. Traité de l'idiotie (éd. Minuit 1977 rééd. 2004) et L'endroit du paradis (Belles Lettres 2018), va falloir essayer de trouver ça.
Son site: https://clementrosset.com/