Génocides, du Viêt-Nam à Gaza

Au mois de novembre 2024, le public prêtant oreille, même distraite, au bavardage médiatique n'a pu manquer de remarquer la réapparition d'un terme qu'on pouvait penser relégué dans les livres d'histoire. Celui de pogrom. Pourquoi pas ? C'est que les nouvelles tombant depuis un mois sur les massacres génocidaires perpétrés par l'État israélien contre les populations civiles palestiniennes de Gaza, du Liban et de Cisjordanie, ce génocide pouvait, par métaphore, être qualifiés de pogroms. Ou de holocauste, pourquoi pas, vu l'ampleur inouïe de cette chasse aux Palestiniens.

Un "pogrom" peut en cacher un autre

Sauf que. C'était par le président israélien Isaac Herzog que le terme a été utilisé. De même que par la bourgmestre de la ville d'Amsterdam, Femke Halsema (qui le regrettera ensuite). Là, forcément, il y a de quoi tiquer. Qu'est-ce qu'Amsterdam vient fiche dans cette galère?

À vrai dire, tout. Car le pogrom en question visait non la solution finale appliquée aux Palestiniens mais à des casseurs juifs qui, après moults provocations anti-arabes à Amsterdam lors du match de foot Israël-Pays-Bas, le 7 novembre, ont suscité une colère noire chez les habitants de la ville, en particulier d'origine moyen-orientale. C'était la goutte d'arrogance de trop. Non content de martyriser le peuple palestinien sur son sol, "ils" viennent maintenant s'en orgueillir à grands cris dans les rues d'Amsterdam. D'où mouvement populaire de contre-attaque.

Cette riposte sera qualifié d'ignoble "chasse aux Juifs". Et de pogrom. Voire d'autres noms d'oiseaux infâmants et ce, à l'unisson, de Macron à Biden en passant par Dame von der Leyen, médias dominants inclus, cela va de soi. En d'autres termes, un retournement des choses pour le moins étonnant, l'agresseur se voyant promu agressé (1). Étonnant mais dans le droit fil de la propagande de guerre occidentale qu'on sait israélophile et russophobe.

Le bonjour du Viêt-Nam

Un observateur que cela n'aurait pas étonné, c'est Günther Anders, philosophe "électron libre" allemand dont l'engagement pour la lutte du peuple vietnamien contre l'agresseur étatsunien fut de tous les instants comme en attestent ses 172 billets rédigés quasi au quotidien entre 1966 et 1968, publiés à l'époque en un volume, dont la traduction en français vient enfin de sortir des presses (2).

Il n'aurait pas hésité, par exemple, à qualifier l'action d'Israël, comme auparavant celle des États-Unis, de génocide, et leurs dirigeants, de "vrais «Hitlers»". Génocide aurait sans doute été aussi sur les lèvres de Jean-Paul Sartre, qui n'en voulait pour preuve que la politique étatsunienne de "supprimer l'eau du bocal, c'est-à-dire la population civile" du Viêt-Nam (3).

Günther Anders utilise les mêmes termes en rappelant la devise militaire étatsunienne, "Dry up the water" (Assécher), conçue pour contrer l'art du guérillero d'être au sein de la population comme un poisson dans l'eau. Faute de pouvoir éliminer l'invisible combattant, on élimine la population dans laquelle il se meut. Les massacres de la population civile palestinienne, hommes, femmes et enfants, épousent parfaitement le schéma.

La plume acérée du philosophe a choisi l'humour noir pour exprimer la chose sous un autre biais. "Rien n'est plus simple que de juger si quelqu'un est ou non un Vietcong. Il suffit de tuer l'homme ou la femme. Tout mort prouve en effet par son décès qu'il a forcément été un Vietcong." Remplacez Vietcong (4) par combattant du Hamas et on saute des "sixties" en pleine actualité.

Pièce manquante: un tribunal

Malheureusement, Günther Anders est mort, en 1992. Malheureusement, Sartre aussi, 1980. Et Bertrand Russell, malheureusement, lui aussi, 1970.

Au dernier, Russell, revient l'honneur d'avoir été l'initiateur et l'autorité morale du "Tribunal Nüremberg bis" sur les crimes de guerre au Viêt-Nam, communément connu sous le nom de Tribunal Russell, qui tiendra ses deux sessions en 1966 et 1967. Le second, Sartre, en était le président effectif. Et le premier, Anders, un de ses observateurs assidus. Cette précision vaut commentaire acerbe car on ne voit, au jour d'aujourd'hui, aucune personnalité de stature comparable à ces trois pour avoir l'idée et le projet de "juger" les génocidaires du peuple palestinien.

Dommage. Ne serait-ce parce qu'il eût été intéressant de vérifier si, d'un Macron, d'un Netanyahou ou d'un Biden, les mêmes "propos vulgaires" que ceux prononcés en 1966 par le secrétaire d'État Dean Rusk à l'égard de Bertrand Russell seraient utilisés contre l'impertinent philosophe qui, en 2024, les inviterait à témoigner au War Crime Tribunal sur le génocide des Palestiniens...

Trois leçons

Cela pour l'anecdote. Car le livre au vitriol de Günther Anders peut difficilement être qualifié de daté. De manière générale, d'abord, par l'avertissement que le philosophe largue dans les pages introductives: "Presque toutes les thèses exposées ici se rapportent à la mentalité de l'impérialisme contemporain." Inutile d'en énumérer les jalons de 1966 à nos jours...

Par cette réflexion, ensuite, sur les subtiles manipulations de l'opinion publique, à savoir "que l'on peut saboter la victoire de la vérité à l'aide de vérités plus petites." Dit autrement, mettre en avant des causes incontestablement justes mais dérisoires devant ce qui constitue le grand scandale du moment.

Et, enfin, comme prophétiquement destinés à celles et ceux qui renvoient aujourd'hui Otan et Russie dos à dos, en les qualifiant sans rire tous deux d'impérialistes (sic), il y a ce rappel à l'ordre: "Rien n'est aussi moralement ambigu que la lâcheté camouflée en objectivité, en justice ou en fair-play." Poser une symétrie entre USA et Viêt-Nam, alors, ou entre Otan et Russie, aujourd'hui, est un supposition qui "n'est pas simplement stupide, elle est aussi profondément hypocrite - et cette hypocrisie, qui menace malheureusement de devenir épidémique dans les mouvements pour la paix, finira par détruire totalement ce qui nous caractérise." No comment.

 

(1) Sur le sujet, voir (en anglais) Thomas Fazi, What really happened at the Amsterdam "pogrom"?, https://www.thomasfazi.com/p/what-really-happened-at-the-amsterdam

(2) Visit Beautiful Vientnam, traduction Nicolas Briand, Les Belles Lettres, 2024, 349 pages, 23,50€. De l'auteur, 1902-1992, bien traduit en français, on mesurera toute l'exquise singularité via Aimer hier. Notes pour une histoire du sentiment, trad. Isabelle Kalinowski, Fage éditions, 2012.

(3) Voir Serge Halimi, Et Sartre définit le génocide, Monde diplomatique, mars 2024, https://www.monde-diplomatique.fr/2024/03/HALIMI/66676

(4) Anders s'excuse d'emblée d'utiliser le terme "méprisant et désobligeant" de Vietcong, "au lieu de Vietminh ou de FNL", ajoutant, pessimiste, que le fait déprimant d'avoir à l'utiliser pour se faire comprendre, "est déjà le signe d'une défaite".