Le deux du deux vingt-deux: avec la parution d'Ulysse, nous sommes entrés dans l'ère homérique irlandaise. Et pas prêts d'en sortir, qu'on est. La preuve par Pasternak, photo à l'appui: Diên Biên Phu (alias Kiev), sans compter le réel en 24 images par seconde (Godard), et évidemment Diderot parbleu!
1. Ismail Kadaré (né en 1936), Disputes au sommet, 2022, Fayard, 211 pages, 19,10 euros, trad. Tedi Papavrami, impression Nord Compo (Villeneuve-d'Asq). Bon pied, bon œil, l'octogénaire! Et optimiste rapport à sa longévité puisque, en fin de volume, il dit se réserver le droit de le compléter lors d'une future réédition. Vu le sujet, vu la structure du bouquin, cela se comprend, étant construit sur treize versions peu ou prou différentes du même fait historique. À savoir le fameux coup de fil que le camarade Staline donna au camarade Pasternak le 23 juin 1934, histoire de sonder ce dernier sur ses sentiments au sujet de l'arrestation du camarade - et confrère, ami peut-être même - Mandelstam. L'échange sera bref. La camarade Staline lui raccrochera au nez. Sur quelques mots aussi coupants qu'une lame de guillotine (version n°5): le camarade Pasternak ayant broubelé quelques platitudes pour ne point se mouiller (ternissant au yeux du public, vite au courant, l'estime qu'il pouvait avoir de l'auteur du Docteur Zivago), le camarade Staline, très sec, terminera l'échange par un "Nous, les vieux bolcheviques, nous n'avons jamais renié nos amis. Quant à bavarder pour rien avec vous, je n'en ai pas l'intention." Clac! Adios! Dans la riche palette des Grandes Citations des Grands Auteurs, celle-ci a est d'une encre aussi antipathique qu'indélébile. Avec en sus, assez érotiques en littérature, la séduction des brumes de l'énigme. Car, évidemment, ni le Cde Staline, ni le Cde Pasternak n'ont légué à la postérité leur témoignage sur l'affaire. Faut se rabattre sur les on-dit, de gens plus ou moins proches, voire en leur lointaine tour d'ivoire. Bref, soyons bref: un petit livre qu'on dévore comme des madeleines.
(Note de bas de page: nul n'ignore que Staline était un incorrigible mêle-tout, allant jusqu'à l'étude critique de la taille des écrous usinés dans quelque trou perdu de son vaste territoire, et le bouquin, il suivait cela avec l'application du très studieux premier de classe. Or voilà-t-il pas que le Literary Review (n° 504 de février 2022) annonce la parution de Stalin's Library: A Dictator and His Books de Geoffrey Roberts (Yale University Press, 272 pages, 25 livres sterling): il en possédait 25.000 dans sa bibliothèque personnelle. Sacré nom d'une pipe.)
2. Éric Vuillard (né en 1968), Une sortie honorable, 2022, Actes Sud, 199 pages, 18,50 euros, impression Normandie Roto (Lonrai). Un phénomène, Vuillard. Rares sont ceux à qui est donné le talent de raconter la grand histoire par ses petites portes d'entrée louches: dernièrement (le remarquable Ordre du jour) sur les coulisses du sacre managerialo-patronal de Hitler et, cette fois, sur le holding bancaire présidant aux destinées de l'Indochine et qui, bien avant les généraux et le microcosme politique, avait prévu la débâcle de Diên Biên Phu (préfigurant celui de Saigon) en retirant ses billes à temps pour les replacer dans des colonies moins turbulentes. Au moment même où la France subissait son revers définitif humiliant, raconte avec maestria Vuillard, les actionnaires de la Banque d'Indochine recevaient l'annonce du triplement du dividende, "rigoureusement proportionnel au nombre de morts". On croit mourir pour la patrie, comme disait l'autre, on meurt pour des industriels. Tiens! Du côté de l'Ukraine, on parle bien peu de ceux-là...
3. Jean-Jacques Schuhl (né en 1941), Les apparitions, 2022, Nrf Gallimard, 90 pages, 12 euros, impression Floch (Mayenne). Un écrivain qui se voit décerner deux pages entières dans le supplémentaire littéraire du journal Le Monde (18 février 2022), ce n'est pas fréquent. Ni les prix Goncourt qui se font prier: le dernier bouquin de Schuhl remonte à 2014 et entre chacun d'eux, c'est plus qu'espacé, 1972, 1976, 2000 (le Goncourt) et 2010. Il a d'évidence l'éternité devant lui, il n'a que quatre-vingt ans. Bref, re-soyons-le, ça donne envie de découvrir. C'est fait et relativement vite fait, 90 pages très aérées. Verdict: intéressant. Un peu excessivement narcissique mais, ça, c'est dans l'air du temps, qu'on sait très moi-moi-moi. Intéressant mais, quoiqu'en dise Le Monde, difficilement qualifiable de "chef-d'œuvre". Que raconte Schuhl? Réponse: il se raconte. Par bribes. Par vignettes. Par procuration (je = il mais c'est qui, ce il?) Personnellement, cela me donne l'envie d'en lire un autre tant il est vrai qu'il faut se méfier des premières impressions, toujours justes mais rarement définitives. Ce sera pour une autre fois.
4-5. Jean-Luc Godard (né en 1930), Les années Karina, 1960-1967, réédition poche Flammarion 2020, 186 pages, 8 euros, impression Dupli-Print. Godard, on aime ou on déteste - ou on s'endort assommé en visionnant un ses films. Il est sans doute moins connu comme homme de plume, ce qui est dommage: il est d'une très rare lucidité (philosophico-politique, quoi d'autre?). Deuxième d'un triptyque de ses écrits sur le cinéma rédigés essentiellement pour les Cahiers du cinéma, çui-ci couvre les années 1960-1967 avec, en phares inextinguibles, Pierrot le fou (Belmondo, la petite Seberg) et Le Mépris (Piccoli, Lang, Jack Palance et Brigitte Bardot, inoubliable dans son gracieux mouvement de brasse au large de la villa Malaparte à Capri!). Cela n'empêche pas Godard, en passant, de parler de Flaubert, l'homme qui pouvait passer des journées entières à se demandant si, écrivant "Le ciel est bleu", les mots s'enchaînent correctement avec le Verbe. Et, cette phrase sur l'aimée, c'est vraiment très émouvant: "La femme que l'on aime, on la réveille la nuit, on ne téléphone pas ensuite à des amis pour leur raconter." (À la même page, la 106ème, il évoque "le son mortel de la clarinette chez Mozart", ah! superlatov!) Au premier volume, Les années Cahiers, 1950 à 1959, manque juste un index, tant la galerie de portraits des grands du 7ème art, tracée de main de maître (Eisenstein, Ophuls, Hitch', Gance, Bresson, Renoir, Mizoguchi, Bergman et. al.), vaut de trôner au-dessus de la branlante pile de livres de chevet. (Le troisième tome, j'en ai déjà causé.)
6. André Baillon (1875-1932), Histoire d'une Marie, 1921, réédition Espace Nord 2019, 279 pages, 9 euros, impression Smilkovprint. Si on veut être méchant, c'est un peu ce que les yankees appellent une "sob story" (un sortez-les-mouchoirs). Que de mésaventures, que de misères vont s'abattre sur la pauvre Marie, fille d'un ivrogne qui la bat et, ensuite, progressivement, tombant amoureuse de salauds, livrée à la prostitution - car pour elle, le sexe, les joies de la chair, sont ce qu'il y a de plus naturel au monde, l'amour ne pouvant qu'être libre, sauf que: le monde pullule de salauds et l'innocence n'est jamais payante. L'histoire a aujourd'hui cent ans et des poussières. On s'exprimait joliment, à l'époque, telle cette répartie: "Oh! cela ne se peut." (traduction "Non mais, ça va pas!") ou encore, valant mise à l'index aujourd'hui, la réflexion de Marie au sujet d'un domestique, voisin de palier: "Il ne la gênait pas. Un nègre n'est pas un homme." Elle lui tend une friandise, "Tenez Ali, un susucre." Et le récit de poursuivre: "Ali tirait la langue et, comme un bon chien, en même temps que le sucre, léchait un peu les mains." Aucun livre d'histoire ne rend mieux le passé que les écrits tracés lors. Cela se lit avec plaisir moyennant, de temps à autre, des accélérations instruites du saut-mouton.
7. Diderot (1713-1784), Les bijoux indiscrets, 1748, Livre de Poche 1972, 374 pages, (je n'ai plus traces du prix payé ni où), impression Brodard & Taupin (Paris). Diderot, c'est comme la petite grappa entre poire et fromage, on en redemande. Et d'abord parce que dans ses écrits satiriques et libertins, il est d'un drôle achevé. Relire Jacques le fataliste, et puis, avec la deuxième grappa, lire ces bijoux impudiques. En quelque cinquante chapitres et trente expériences de magie arc-en-ciel, il promène lecteur et lectrice à la cour de Mangogul, sultan du Congo, qui muni d'un sésame-ouvre-toi oblige la gente féminine de révéler, à son insu, ses plus secrètes pensées inspirées par l'élan amoureux. Et adultérin, on s'en doute. Comment? En provoquant le "caquet des bijoux" de ces dames, bijoux doués de parole et enclins à trahir les secrets de leur propriétaire. C'est une farce rabelaisienne et, forcé, on s'en délecte. D'autant plus que c'est servi avec un style dont on cherchera en vain l'équivalent. Exemple: "La classe de ceux en qui l'âme ne visite la tête que comme une maison de campagne où son séjour n'est pas long, est très nombreuse." Ou cette amorce de discours gouvernemental ampoulé: "Nous, Bec d'Oison, grand sénéchal du Congo, vizir du premier banc, porte-queue de la grande Manimonbanda, chef et surintendant des balayeurs du divan, savoir faisons que demain (etc.)". Là, la branlante pile de livres de chevet menace de s'écrouler.
8. Florence Aubenas (né en 1961 à Bruxelles), L'inconnu de la poste, 2021, éd. de l'Olivier, 237 pages, 19 euros, impression Floch (Mayenne). Un des traits remarquables de ce "documentaire" romancé - enquête au long cours sur un fait divers sanglant en France profonde - est qu'aucun des personnages n'est sympathique. L'employée de la Poste assassinée de vingt-huit coups d'un couteau survolté est une midinette grisonnante et puérile avec un stupide toutou, le trio de suspects est composé de paumés éclusant de bières leur inutilité sociale, le papa de la morte cherchant justice a tout d'un vieux colonel mal retraité, les poulagas en nombre qui s'activent sur l'énigmatique dossier ont allures d'ombres chinoises. Aubenas, journaliste (Libé, Nouvel Obs, Le Monde), sait ce que produire de la copie veut dire, et elle fait. Il arrive que son récit croise de petits sommets nuageux, tel cet aparté sur un autre tueur crapuleux qui n'avait pas supporté la gifle que lui avait balancé une caissière refusant d'allonger la monnaie, la trucidant tout de go, et qui, arrêté, se réfugie dans la perle d'anthologie classique: "J'ai pété un câble, je n'arrive toujours pas à l'expliquer." (Hahaha) Ceci d'un homme, note Aubenas, qui "était au chômage et voulait offrir un Noël à ses enfants." (Hohoho) Péter des câbles peut coûter cher. (Quant à l'énigme, le suspect Thomassin, acteur clochardisé, s'évanouissant dans la nature au moment même où la justice allait définitivement le blanchir, honnêtement, on s'en fout.)
9. Sylvain Lazarus (né en 1943), Chronologies du présent, 2022, La fabrique, 127 pages, 13 euros, impression Floch (Mayenne). Il y en a qui croient toujours savoir dans quelle pièce ils jouent. Lazarus est un revenant de type ancien combattant: maoïste aux côtés de Badiou et Natacha Michel aux plus belles heures de gloire de la fiesta soixante-huitarde et, donc, y croit toujours, moyennant quelques révisions plutôt déchirantes. Le communisme, la révolution, le parti: poubelle, aussi sec, ça manque de "crédibilite", dixit. Alors, quoi? Tapissé d'un jargon en parpaing armé, son nouveau credo, c'est le "subjectif non organisé" avec, en ennemi majeur, l'État - allant jusqu'à dire des Gilets jaunes que leur message "essentiel" tient à leur "absence d'organisation", étant entendu que "toute organisation est étatique". Un anarcho-trotskiste, en quelque sorte. Plus sérieusement, Lazarus appartient à cette grande famille de la gauche qui, ayant perdu les repères des lendemains enchanteurs en cherchent d'autres et, partant, se sentent mus par l'obligation de produire une grande théorie qui va avec. Lesquelles, on les ramassent à la pelle, ont forcément l'allure, toute bricolée, du "petits récits", évidemment dérisoires. C'est un peu pathétique.
10. Dostoïevsky (1821-1881), Le bourgeois de Paris, 1863, éd. du Sagittaire, 1925, 168 pages, 20 euros (bouquinerie Fanny Genicot), impression Sainte-Catherine (Bruges). Là, c'est juste mentionné en passant. J'ai à peine lu. Ça tombe des mains. C'est tellement mauvais (son reportage est un chapelet somnolent de généralités sucées de son pouce) que, à la place du rédacteur en chef de la revue Vremia à qui le texte fut remis, c'est avec un sourire poli qu'on l'aurait placé sur la pile du Classement vertical. Comme quoi, Dostoïevsky, ce n'est pas d'avance du gâteau.
11. Elsa Triolet (1896-1970), Le rossignol se tait à l'aube, 1970, Nrf Gallimard 1970, 154 pages, 6,50 euros (bouquinerie Thomas), impression Floch (Mayenne). Je ne désespère pas de lire un Triolet un tant soit peu mémorable mais, là, c'est pschit. C'est du monologué à huis clos passablement décousu et pédalant à vide. Il paraît qu'Elsa s'attristait de ne paraître, aux côtés d'Aragon, que comme un second couteau de rang très subalterne. Mais elle savait bien s'habiller, ça, oui.
12. Boris Pasternak (1890-1960), Essai d'autobiographie, 2e tirage Nfr Gallimard 1958, 145 pages, 5 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), traduction passée sous silence, impression Imprimerie Moderne (Montrouge). Disons le tout de suite: pas un mot de Staline, ici, ni de Mandelstam. Mais d'Émile Verhaeren, dont le papa de Boris, peintre, fit le portrait et s'entendait dire que Rilke est "le meilleur poète d'Europe". Et de Tolstoï, ami de la maison, dont papa Pasternak dessina les traits lorsqu'on réalisa le masque de mort du romancier. De Maïakovski, aussi, brièvement (ce n'était pas le grand amour entre eux). Et de Serge Essénine, porté aux nues. En refermant le livre on n'a cependant pas l'impression d'avoir appris grand-chose.
13. Mary Wellesley (âge inconnu mais, d'après la photo en couverture, plutôt jeune), Hidden Hands - The Lives of Manuscripts and Their Makers, 2021, éd. riverrun/Quercus (Hachette), 370 pages, 29 euros (achat en ligne via Book Depository), impression Clays Ltd. La révélation est venue sur le tard: des grands philosophes et auteurs de l'Antiquité, il ne reste quasi rien de leur propre main. On les lit via ce qu'on appelle les doxographes qui, souvent plusieurs siècles après, ont transmis des (fragments d') écrits qui sinon eussent été à jamais perdus. C'est évidemment vrai de tout écrit antérieur à l'imprimerie, un fameux paquet. Un article récent du journal Le Monde (4 mars) chiffre les romans chevaleresques médiévaux disparus à 32%, et 90% des manuscrits. Comme rappelle Wellesley, de Shakespeare ne reste qu'un seul manuscrit autographe (et d'une pièce mineure encore bien) tandis que du grand Chaucer (14ème), aucun, mais bien 92 copies de qualité très diverses car fréquemment censurées, amendées ou édulcorées: l'édition critique, publiée en 1924, a pris seize ans d'un travail de bénédictin pour l'établir et fait huit volumes... Pasionaria de ces vieilles choses, Mary Wellesley rappelle ainsi que le Cuthbert Gospel, ouvrage réalisé au début du 8ème siècle, peut prétendre au titre du plus ancien livre préservé dans sa reliure originale (162 g, 10x14 cm) en Europe. De ce beau livre généreusement illustré, retenons encore, reproduite en fac-similé, l'inscription dans le livre d'une fillette qui a vécu au 16ème siècle: "Ceci est le livre d'Elisabeth Danes, celui qui le vole sera pendu à un crochet." Et, dans cet almanach mêlant fables, partitions musicales et remèdes médicaux, celle, datant du 12ème siècle, d'une dame signant, en anglo-normand, "Marie ai num, si sui de France" (Marie est mon nom, je suis de France), dont on ne sait par ailleurs pas grand-chose. La littérature, c'est aussi cela, déambuler dans la beauté de ses ruines.