L'érotisme est la tendresse des peuples, comme disait l'autre par un lapsus hébété. Schelling, Sloterdijk, Bataille et les magiciens de Lascaux en savaient un bout. Shakespeare, aussi, nul doute. J'ai oublié Voltaire et Chichille Chavée? Je recopierai cent fois...
1. Boualem Sansal (né en 1949 dans un village d'Algérie), Lettre d'amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations de la terre, 2021, Gallimard nrf, 101 pages, 12 euros, impression Normandie Roto. Avec un titre pareil, hein... De Sansal, une des têtes bien faites qui jettent de temps à autre un petit pavé inconvenant dans la mare du mal nommé "multiple culturel", forcément, on se demande. Qu'a-t-il à cœur à dire de notre âge obscur? Du mal, on s'en doute, et du mal, il met en exergue quatre manifestations vénéneuses, les "destructeurs" que sont le fric, la religion, la mal-bouffe et, plus vaporeux, ce qu'il nomme les "jeux d'arènes", lesquels, exemplifiés par la Deuxième Guerre mondiale, la guerre froide et l'islam politique, laissent quelque peu perplexe quant à leur nature profonde. Mais soit. D'aucuns jubileront de la croisade de cet "homme d'intérieur, autiste à temps plein" contre les "monopensants" et, notamment, leurs usines pseudo-alimentaires qui gavent l'humanité d'un "savant dosage de drogues" toxiques que sels et sucres masqueront pour servir d'appâts et en rendre tout le monde accro'. Va bene, affaire entendue, mais... e poi!? comme disent les Italiens, et puis quoi? D'aucuns, cette fois, diront qu'il disjoncte, le pauvre Sansal. Car comme le titre de son pamphlet l'indique, c'est carrément à la Révolution Mondiale qu'il invite. L'heure est venue! De toute part, ça craque! de toute part, les gens en ont marre! Ce n'est pas tout à fait faux car il est bien vrai, ainsi que rappelle le philosophe Sloterdijk (en cours de lecture, ce sera le mois prochain) en prenant appui sur Tocqueville: les événements les plus grands, telle la Révolution française, n'ont jamais été "moins prévus". Quand ça arrive, ça nous tombe dessus. Et Sansal, il faudra sans doute relire dans, mettons, cinquante ou cent ans pour juger de la pertinence et de la viabilité de son appel à la Révolte générale, qui convoque peuples et nations à jeter par dessus bord - ici et maintenant - les États et Appareils de sujétion réellement existants pour sceller entre eux une Constitution des hommes et femmes libres unis sous un régime de démocratie directe. On l'emmène au poste, chef? Ceci dit sans ricanement: voir, à la veille de ladite Révolution française, le foisonnement de clubs d'agitateurs agités. Sansal est à lui seul un club. Il vaut la peine de l'écouter.
2. Georges Bataille (1897-1962), Lascaux ou la naissance de l'art, 1955, rééd. de poche 2021 par L'Atelier contemporain (Strasbourg), 217 pages richement illustrées, 8,50 euros, impression Jelgavas Tipografija (Lettonie, lire: euro-dumping). Ce monde de peintures rupestres, découvertes en 1940 dans une cathédrale souterraine de Dordogne, vieux de quelque 350 siècles (rendant plutôt malingre la petite vingtaine de notre 'ère'), ne peut évidemment que fasciner. On peut dire, devisant au comptoir du bistrot, que c'est du paléolithique supérieur mais cela n'avance guère personne du tout. Cela reste parfaitement mystérieux, ces cerfs, rhinocéros, chevaux, bisons, tous sauvages, mais aussi l'homme qu'on voit couché, pudiquement qualifié d'ithyphallique par Bataille (= le sexe en érection) à côté d'une manière de totem, un oiseau stylisé sur son mat perché: sauvage? On ne peut en effet rien en dire "qui ne soit conjectural". Même chose au sujet des femmes de ces temps reculés, dont les "Vénus" de Lespugue et de Willendorf (signalées mais hélas non reproduites dans l'ouvrage). On ne sait même pas très bien quels mots utiliser pour être un tant soit peu synchrone: Bataille, oubliant toute prudence, parle tantôt de "rites", tantôt d'une opposition entre "travail" et "jeu" dans un effort pour plaquer dessus une 'grille de lecture' paléo-moderne. En vain, évidemment, cela peut amuser la galerie aujourd'hui mais c'est conjectural en diable. Tout comme ce goût de nos artistes ancestraux pour les grottes, souvent somptueuses mais aussi inhospitalières. Pourquoi? Allez savoir. Soit dit en passant, selon d'aucuns, la maîtrise des arts plastiques, associée à une faculté adaptative supérieure, y compris sans doute guerrière dans un contexte de crise climatique (refroidissement général) faisant des refuges naturels des objets de convoitise et de compétition, fournirait l'explication de l'extinction des Néanderthaliens, 'grand remplacement' avant la lettre d'une population par une autre - mais là j'ai eu recours aux ressources de la bibliothèque de l'honnête homme, en l'occurrence le Aux origines de l'humanité de Coppens et Picq en deux volumes chez Fayard, 2001. Remplacement intégral, soit, mais ces deux populations devenues à un moment incompatibles, Néanderthal et Homo sapiens moderne, venaient l'une comme l'autre d'Afrique, nous sommes tous des nègres issus du même tronc que les grands singes. Darwin n'a pas pris une ride.
3. André Leroi-Gourhan (1911-1986), La civilisation du renne, 1936, rééd. 2019 par Encre Marine/Les Belles Lettres, 178 pages, 23 euros, impression Chirat. On reste sur le thème très ancien, dû cette fois à Leroi-Gourhan, âgé seulement de 24 ans en mettant le point final à la saga d'une Europe parcourue de rennes et de mammouths, ces derniers s'éteignant lorsque la plus grande partie du continent s'est couverte d'un "véritable manteau de sable" comme suite du retrait des glaces. Le renne, amateur de lichen, réussit à fuir, mettant le cap sur le nord. Auparavant, son règne, sa "civilisation", était contemporaine des aurignaciens et magdaléiens de Lascaux, et exerce une même sorte de fascination: que nos ancêtres aient pu à cette époque, façonner des aiguilles à coudre, longues de quelques centimètres et d'un diamètre de moins d'un millimètre. On croit qu'on a inventé le moteur à explosion, on n'a rien inventé du tout. On croit s'être un tantinet émancipé sur le plan sexuel mais quel bipède nimbé de citoyenneté oserait aujourd'hui, comme au paléolithique supérieur (45.000 à 12.000 ans avant notre ère) porter en sautoir un pendentif représentant un vagin épanoui?
Autres temps, autres temps...
4. Stéphane Lambert (né en 1974), Paul Klee jusqu'au fond de l'avenir, 2021, éd. Arléa, 116 pages, 18 euros, impression Corlet (Condé-sur-Noireau). Conseillé par un libraire enthousiasmé, ce Lambert est - affaire de goût sans doute - d'un intérêt nul, pire: du gargarisme nombriliste et prétentieux usant de la locomotive Klee comme moyen d'y accrocher son wagonnet. Bah! un de perdu, dix de trouvés. Et les 35 reproductions de tableaux donnent tout le prix à la chose.
5. Achille Chavée (1906-1969), D'ombre et de sang, 1946, réédité en 2019 par L.E.Q.C.D.N.A.C.P (les Éditions Qui Changent De Nom À Chaque Parution), 48 pages, 12 euros, impression: inconnue. Comme l'indique la sympathique introduction de François Liénard, Chavée, avocat à ses heures perdues, poète des nuits diurnes, "vieux stalinien humaniste" qui fut des Brigades internationales en 1937, était un amoureux du mot passe-muraille: "La libellule est un mammifère / elle se nourrit d'éponges / et de morceaux de bois / La libellule fait l'amour / sur les toits de la trigonométrie". Est-ce un hasard si, dans ce recueil des années noires 1938-1941, il cherche sans cesse à ouvrir la porte au "miracle", à ses "vents", ses "ruisseaux" et ses "œufs"? Non, ce n'est pas un hasard. Chavée, compagnon de la "légende des anges ivres", est allé à bonne école, celle du mot de Cambronne: il titube mais ne se rend pas. Par temps gris, se munir de Chavée.
Mieux, se rendre sur place, au Daily Bul, La Louvière, http://www.dailybulandco.be/
6. Évelyne Bloch-Dano (à vue de nez, la cinquantaine), Mes maisons d'écrivains - d'Aragon à Zola, 2019, éd. Livre de Poche 2021, 435 pages, 8,45 euros, impression Grafica Veneta (Italie, euro-dumping). Voilà un guide touristique qui devrait charmer plus d'un, je dirais même plus: plus d'une. Les quelques lignes sur le Moulin d'Aragon et d'Elsa Triolet, à Villeneuve, par exemple, dont je viens de lire le récit de l'achat en 1951 suivi de son aménagement dans la correspondance Triolet-Brik (en cours de lecture, plus de 1.500 pages): j'ignorais que le célèbre couple y est enterré, ensemble, "dans le parc, sous la même pierre, entre les hêtres qu'Elsa aimait tant". On trouvera bien d'autres demeures de la gent écrivassière, Balzac, Céline, Guilloux, Mallarmé, Zola pour n'en citer que quelques-uns, cependant que manquent singulièrement à l'appel, entre autres, Baudelaire, Flaubert, Char, Duchamp ou - un comble - l'archi-parisien Léautaud: peut-être bien parce que, guide touristique qui ne dit pas son nom, ne sont répertoriés que des maisons visitables, avec ou sans Kodak en sautoir.
Le moulin: https://www.maison-triolet-aragon.com/le-moulin
7. Gunnar Ekelöf (1907-1968), Valfrändskaper, 1960, Bonniers, 126 pages (bouquinerie). De ce recueil de poésies traduites en suédois par un des grands noms du verbe scandé dans le glacis nordique, inaccessible à la plupart sous nos bas cieux, que dire sinon que la cathédrale de la pensée lyrique ne connaît pas de frontières et que, pour ma part, après avoir buté sur Appolinaire dans l'original, j'ai été foudroyeusement séduit par sa version en langue suédoise. Comme quoi, comme quoi... Par approximation, le titre du recueil peut se traduire par Amitiés électives, et éclectiques pourrait-on ajouter, car on croise ici Pétrone, Villon, Baudelaire, Hölderlin, Jalálu'd-din-Rúmi et Desnos. Mais bon, passons.
8. Voltaire, Condorcet, D'Alembert (1694-1778, 1743-1794 et 1717-1783 respectivement), Correspondance secrète (1770-1778), poche Rivages 2021, 330 pages, 9 euros, impression CPI Black Print (Espagne, euro-dumping). Voilà une bien utile remise en mémoire des 'fatwas' qui, il n'y a pas si longtemps que cela, envoyaient au bûcher livres et auteurs inconvenants dans une Europe en attente de quelques Lumières... Voltaire avait dû chercher refuge en Suisse, d'où il poursuivait inlassablement son œuvre de dé-crétinisation (entre autres pour l'abolition du servage), et ses jeunes camarades Condorcet et D'Alembert, dans les coulisses d'un exil intérieur, épaulaient dans une sorte de louvoyante clandestinité. Le "fake" était déjà bien présent, sous la forme d'écrits incriminants faussement attribués à Voltaire. Ajouter à cela, pour le plaisir de l'œil et de l'esprit, les expressions marquées au coin de l'époque, "brimborion", par exemple, (chose sans valeur et sans utilité, Littré), ou, succulent, "notre globule" (Voltaire) pour désigner ce que cinquante mille slogans stupides nomment "notre planète" (sic - ainsi Ségolène Royal sur FranceInfo 15 mars 2019, "Ma patrie, c'est la planète", hahaha). A sa place dans la bibliothèque de tout bipède honnête.
9. Shakespeare (1564-1616), A midsummer night's dream (1594-96) et Hamlet (1602), le premier, poche bilingue GF-Flammarion 1996 avec la traduction de Jules et Jean-Louis Supervielle, le second, édition bilingue dans la traduction de Grivelet/Monsarrat, 1995, réédité poche Pavillon Laffont en 2020 (663 pages, 12€). Poursuite de la relecture du grand barde avec une attention particulière pour la féerie de sa langue, sa très grande créativité, notamment grâce au suffixe privatif un°, 31 occurrences repérées dans Hamlet dont ce mâle "unfold yourself" (rendu par un claudiquant "faites-vous connaître") et, superbe dans la Nuit d'été: "Call you me fair? that 'fair' again unsay" devant lequel la traduction baisse les bras cependant qu'existe pourtant le frère quasi jumeau "dédire" au sens de "démentir" ("Je n'ai pas osé l'en dédire", Marivaux, Le Petit Robert). Même embarras lorsque, dans Hamlet, tel garde dans les brumes du chemin de ronde du château, interpellé par son nom, répond par l'affirmative monosyllabique: "He." - dont la traduction française ("Lui-même.") ôte toute l'enchanteresse brièveté rugueuse. Je vais sans doute m'essayer à un article fouillé là-dessus. Un de ces jours.
10. Peter Sloterdijk (né en 1947), Le projet Schelling, 2016, éd. Piranha Redux 2019, 234 pages, 12 euros (bouquinerie L'Imaginaire), trad. Olivier Mannoni, impression Corlet (Condé-sur-Noireau). Un philosophe qui verse dans l'érotisme torride! Voilà qui ne court pas les rues, même interlopes. Ni les bouquins aussi hilarants, même si le propos ne manque pas d'être sérieux, à savoir mettre en relief "les prémisses sociobiologiques du vécu sexuel féminin au cours de la période située entre le Paléolithique (plus précisément le Paléolithique moyen, de 200.000 à 40.000 ans) et notre époque", ce par le biais romancé d'un échange de courriels commis par une bande d'académiques délurés. La thèse, pour résumer, est que le Grand Tournant est survenu (poco a poco) lorsque la copulation distraite et pour tout dire machinale et anonyme, par une pénétration par derrière, a fait place à la "nuit d'amour" avec sa "sexualité luxuriante", son face-à-face humanisé, suivis par la construction d'une cabane, la constitution d'un ménage, le repli identitaire, etc. Mais quel festival de bons mots! La mâle érection ("il n'est rien de plus comique") qualifiée de "fuite en avant" et de "requête en admission provisoire". L'homme - notre plus noble conquête - de "média pour des esprits désireux de se vider". Les odeurs de vagin, de "fragrances génitales [qui au 18ème] jouaient un rôle prééminent du point de vue érotique, ce qui n'est plus le cas à notre époque passée au filtre de l'hygiène." Le passé, de ce qu'il y a "de plus monstrueux, le futur mis à part." Heidegger, d'énigme car "comment a-t-il pu être un homme aussi ratatiné?". Ou Schelling, de "auteur du féminisme logique". C'est qu'on pouvait à bon droit se demander ce que Schelling fiche dans cette galère. Réponse: mais bon dieu parce que son "idée originale", dite indispensable à ce projet sur "l'orgasmogenèse", s'appuie "sur l'argument selon lequel la capacité d'existence d'un Moi suppose un quelque chose qui n'est pas de l'ordre du Moi". Ah! mais là, tout devient clair. Non? La théologie, dit Sloterdijk à un autre endroit, est "une poétique". Ça s'éclaircit, maintenant? Non? Vite, un dictionnaire!