Nul doute que si Jean-Luc Godard devait filmer Hölderlin, le plan fixe se ferait liquide (Shelley dirait ça, évidemment). Si de son côté Hölderlin devait placer le viseur de sa caméra sur Aragon (période post-dada, pré-Komintern), ce serait tournée générale au troquet du coin. On voit d'ici la serveuse en tutu sur les genoux de Baudelaire: Cré nom!
1. G.K. Chesterton (1874-1936), The Club of Queer Trades, 1905, poche Wordsworth 1995, 98 pages, impression Nørhaven (Danemark). Ce "Club des métiers bizarres", publié en français par Gallimard en 1938 ("livre en papier" précise sans rire Wikipedia), m'est avis qu'il faut passer par les ressources des bouquineries en ligne pour trouver: déjà la version originale dont question ici, j'ai dû passer par là. Pour résumer: on appellera scandale l'incurie de l'industrie culturelle pour n'avoir pas réédité et rendu accessible au plus grand nombre ce classique de l'excentricité british, véritable joyau du style pince-sans-rire, de l'inventivité abracadrabresque, du verbe en danse érotique transie avec le mot, cette noble conquête de l'esprit. Si l'on veut une mauvaise comparaison, les six enquêtes de ce mince volume sont du Conan Doyle féerique, des énigmes parfaitement invraisemblables peu à peu dévoilées de main de maître par le juge retraité Basil Grant (version zen de Mycroft, l'omniscient frère de Sherlock). Ajouter à cela le phrasé chestertonien, inimitable. Échantillon: ce détail du profil d'un personnage, toujours muni "d'un pauvre parapluie, mais honnête"; cet autre: "Il portait un haut-de-forme noir contenant cependant assez de ces étranges courbes par lesquels l'artiste décadent des années quatre-vingt cherchait à transformer le haut-de-forme en quelque chose d'aussi rythmique qu'un vase étrusque." - ou cet adage de Basil: "Je ne connais rien qui soit sûr, sauf, éventuellement, la mort." Ne reste plus qu'à organiser la pétition pour sa réédition.
2. Marguerite Duras / Jean-Luc Godard (respectivement 1914-1996 et, nonagénaire, né en 1930), Dialogues, Film Desk Books 2020, 148 pages, 24 euros, impression très esthétique à cahiers cousus par Sheridan Books, Inc. (Michigan, USA). Sympathique trouvaille (où? au sympathique "bookshop" des Beaux Arts) mais étrange car on cherchera en vain ici une référence à la version originelle française de ces trois dialogues enregistrés en 1979, 1980 et 1987 dont on a ici la transcription traduite en anglais. Et ce, sans doute, parce qu'il n'y a pas eu de publication "originelle". Duras, je ne connais guère, mais Godard, homme d'une rare lucidité politique, mérite de figurer au panthéon de la déchetterie industrielle. Allez trouver aujourd'hui un DVD de lui: bonne chance! Là-dessus, que dire de ces trois dialogues. Ils sont très techniques, d'un intérêt plutôt médiocre, hors les cinéphiles. Une série de fusées éclairantes sauvent la mise. Ainsi, la remarque de Godard selon laquelle nous devons garder en mémoire que "le vingtième siècle, qui a inventé toutes les technologies, a aussi inventé la stupidité, et qu'avant de devenir une vidéo porno, Madame Bovary a vu le jour avec le télégraphe." Du même Godard, comme en effet miroir: "septante-cinq pour cent des gens ne pensent pas." Patron, la même chose, tournée générale!
Belle édition: https://www.filmdeskbooks.com/
3. Aragon (1897-1982), Blanche ou l'oubli, 1967 (1971 pour la postface), éd. Folio 1976, 529 pages, 1 euro (bouquinerie), impression Bussière (Saint-Amand). Au lecteur de 1967 à la parution du livre manquait la lanterne magique fournie par L'après-dire ajouté par Aragon en 1971, un an après la mort de son épouse chérie car, y explique-t-il, tout le livre, toutes ses interminables pages remplies de fantômes, sont la vaine quête de celle qu'il a aimée, tant il est vrai que la personne à laquelle on tient le plus est aussi celle, inatteignable, qu'on connaît le moins. Rien d'étonnant, donc, que l'Hypérion de Hölderlin avec Diotima, son inaccessible divinité fuyante, occupe dans ces pages une grande place, de même que la figure de Madame Arnoux de Flaubert (L'éducation sentimentale): on n'a trouvé meilleure approche du concret qu'en son idéalisation conférant à l'amour sa majuscule. Le style, la patte narrative aragonienne, en monologué joycien, lasse et énerve parfois, certes, mais comme disait l'autre (Tony Curtis), personne n'est parfait. Il a écrit Blanche, dit-il, pour conjurer la mort d'Elsa, celle aux côtés de qui, la nuit, il restait éveillé à écouter sa respiration, de peur qu'elle ne s'arrête. En 1967, il lui restait trois années à vivre. Blanche, elle, ne s'éteindra pas.
4-5. Nathaniel Rich (né en 1980, USA), Losing Earth, 2019, et Second Nature, 2021, respectivement poche Picador, 205 pages, et relié Farrar, Strauss & Giroux, 288 pages, par achat en ligne à la mythique librairie Shakespeare & Co de Paris. Voilà deux bouquins dont je ne sais plus quel périodique avait dit le plus grand bien. Bon, ben, ils vont tous deux prendra la direction de la poubelle. Le premier n'est qu'une laborieuse resucée chronologique (1979-1989) de l'éveil et de la mobilisation pour le "climat", centrée dans le plus pur style BD (genre Thorgal) sur un illustre militant inconnu héroïque et, bien sûr, il n'y en a que pour la planète USA - comme si le reste du monde n'en est que le 51ème État, c'est plouc sans intérêt. Donc, hop, dans la colonne profits et pertes. Le second bouquin de ce reporter écolo consiste plutôt en une réunion d'articles, d'intérêt divers. L'ensauvagement végétal et animal des zones dévastées et évacuées de la Nouvelle Orléans après les assauts de Dame Katarina donne lieu à un récit mi-folklorique, mi-touristique. C'est comme si vous étiez, guide polyglotte en prime. Vaut nettement plus le détour sa plongée dans les pollutions invisibles - les plus redoutables - qui vont décimer la population d'étoiles de mer près des côtes californiennes sans que personne n'y comprenne rien, bataillons de scientifiques nonobstant. Là, on va lui mettre 12 sur 20. On n'y perd pas entièrement son temps.
6. Aragon (1897-1982), Il ne m'est Paris que d'Elsa,1942-1964, Seghers, 2021, 184 pages, 14 euros, impression Normandie Roto (Lonrai). Encore lui? Ben oui, encore lui. Au centre de ce recueil, Paris, chanté par tous ses boulevards et ruelles sinuantes, Elsa, aussi, évidemment, mais plus encore, c'est l'Aragon aux côtés du peuple, chassant "les grands mots savants la philosophie / Le cosmos et le bazar d'images devant moi comme des mouches", car il a fait son choix, rugissant: "Donnez-moi de vulgaire mains mutilées par le travail / Plus belles que les odalisques sur les tapis d'Orient". Ses poèmes savent se faire pamphlet pour dire son horreur des marchands du temple, "Tout jusqu'à notre corps au commerce est loué / D'une lèpre d'argent nous sommes tatoués / (...) Tout est préfabriqué le rêve et le manger / On trouvera son bonheur aux Arts-Ménagers". Là, il se fait compagnon d'exil intérieur avec Shelley, dont il cite ce joli vers:
Hell is a city much like London /
There are all sorts of people undone /
And there is little or no fun done
Londres, Paris ou Bruxelles...
Joli au regard et aux touché: https://www.librairiedescordeliers.fr/livre/18966535-il-ne-m-est-paris-que-d-elsa-anthologie--ne-2021-louis-aragon-seghers
7. Hölderlin (1770-1843), Hypérion, 1795, éd. poche 10/18 de 1968 dans la traduction de Robert Rovini qu'on peut adosser à celle de Philippe Jaccottet, 1965, rééd. poche Poésie/Gallimard 2019. Après lecture de Blanche, où Aragon chemine dans les pas exaltés du météore allemand, il me fallait évidemment le ressortir de ma bibliothèque et relire. Monde bien disparu que celui-là! Qui chante aujourd'hui la Nature comme devant une Divinité? Qui professe aujourd'hui que "la religion est amour de la beauté"? et que "sans cette religion-là, l'État n'est jamais qu'un squelette décharné, sans vie et sans esprit"? On pense à Macron, à De Croo, à Johnson ou Biden, et on ricane. Mais c'est la passion pour l'inaccessible, adorable et adorée Suzette Gontard, la Diotima de Hypérion, qui enfante avant tout les vers du poète qui, bientôt, sombrera dans la folie - dans un état de grâce inframince, diront d'autres. (Jaccottet fait-il mieux que Rovini? Le "cher étourdi" que lance tendrement Diotima à Hypérion, chez Rovini, est mieux rendu par le "tête légère" de Jaccottet, mais ce dernier, en rendant le chant de cygne de Diotima par un "Ma vie fut silencieuse: ma mort est bavarde." est nettement moins poétique que Rovini: "Silencieuse fut ma vie, ma mort est loquace.") Cela dit, rien ne vaut l'original. Il me reste à trouver. Dans une autre vie.
Sur Hölderlin, on peu lire sans s'ennuyer Lacoue-Labarthe: https://républiquedeslettres.fr/holderlin.php
8. Antoine Compagnon (né en 1950), La vie derrière soi - Fins de la littérature, 2021, éd. des Équateurs, 375 pages, 23 euros, impression Normandie Roto. De son propre aveu, en brodant sur l'automne de la vie littéraire, c'est un peu avec sa propre fin de vie qu'il commerce: à septante ans, en 2020, à l'entame de ses dernières leçons au Collège de France, ce thème s'imposait pour ainsi dire biologiquement. Cela donne quoi? Une longue monographie sur la gérontologie dans les arts, le "style tardif", crépusculaire, chez des gens comme Rembrandt, Poussin, Baudelaire, Sartre, Chateaubriand, largement assaisonné d'exégèses théoriciennes (Barthes et, à gogo, Simmel). On aurait évidemment droit à la controverse sartrienne (illuminé sur le très tard ou spirituellement kidnappé par Victor Serge?). À quelques pages plaisantes, aussi, sur l'expression imagée du "chant du cygne", vénérable car remontant à Eschyle et reprise par Aristote, mais un "fake" piteux puisque, comme fera observer Buffon, "le cygne a la voix «rauque», crie et ne chante pas." Saperlotte! C'est dire que Compagnon offre belle matière à picorer. Le dernier mot de Baudelaire, à l'agonie? "Cré nom!". Les paroles de sagesse de Goethe: "Vieillir, c'est se retirer progressivement du monde des apparences." A contrario, la pirouette d'autodérision de Gide qui, à 63 ans, note dans son journal "Le temps est venu où, considérant le peu qui me restait à vivre, je me suis dit: plus un jour à perdre... et, dès lors, je n'ai plus rien fait qui vaille." C'est dire qu'on est en plaisante compagnie, surtout si on laisse aux professionnels le fatras théorico-académiques. En plus, l'ouvrage est lesté d'une très belle série de reproductions, un fac-similé de manuscrit de Saint-Simon, l'autoportrait de Rembrandt vieillard, un croquis légendé de Verlaine, l'insolite Jacob luttant avec l'ange de Delacroix, Les bergers d'Arcadie de Poussin, l'Angelus novus de Klee...
9. Nietzsche (1844-1900), Das Philosophenbuch - Le livre du philosophe, 1872-75, éd. poche bilingue Aubier Flammarion, 250 pages, 2 euros (bouquinerie Pêle-Mêle), trad. Angèle K. Marietti, impression MAME. On peut être nietzschéen par goût du langage. Je n'ai pas dû chercher loin, c'est dans Le projet Schelling de Sloterdijk: "La prose de Nietzsche est l'unique enseignement de l'allemand qui vaille encore à mes yeux." Belle illustration par le coup d'envoi de ces notes de travail: "In einer rechten Höhe kommt alles zusammen und über eins (...)" que la traduction française rend claudiquante ("À bonne hauteur, c'est tout un (etc.)" - là où on aurait aimé: à juste altitude, tout converge et s'accorde). Mais, donc, ce sont ici des notes de travail, réunies post mortem sous le nom d'Études théoriques, non destinées à être publiées telles quelles. Il y a donc du tâtonnant et du laborieux - mais il y a de quoi alimenter les soirées mondaines, par exemple sur les effets délétères, déjà, des États-Unis ("cette agitation politique à l'américaine"), idem, déjà encore, de la technocratie ("Preuve des effets barbares des sciences. Elles se perdent facilement au service des «intérêts pratiques».") ou sur le caractère frivole de la raison ("Notre entendement est une force de surface"). Pour clore, cet aphorisme: "Die Naturbeschreibung des Philosophen - Er erkennt, indem er dichtet, und dichtet, indem er erkennt." Connaître, c'est produire du poème, produire du poème est connaître. Marietti a choisi de rendre "dichten" par "inventer" (connaître, c'est inventer, etc.); ce n'est pas inexact mais on ne saurait ainsi s'éloigner plus de Nietzsche. Vive les éditions bilingues!
10. Stig Dagerman (1923-1954 par suicide), Dagsedlar, 1944-1954, édité par Arbetaren 1954, 158 pages, 15 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), impression S.A. Federativ. Styliste phare de la littérature prolétarienne suédoise (qualificatif qui n'a rien d'exotique là-bas), Dagerman est assez bien traduit en français, dont son reportage remarquable dans l'Allemagne en ruine, Automne allemand, 1947, réédité chez Actes Sud en 1999. Ce ne sera certainement pas le cas de ce recueil de poésies de circonstances produites sous le titre Le billet du jour ("dagsedel") dans le quotidien d'orientation syndical Arbetaren (Le Travailleur). Interpelle néanmoins par-delà l'obstacle de la langue: cette pratique, délicieuse autant que hélas désuète, de confier à un poète le commentaire de l'actualité dans la presse quotidienne. Et puis, révélateur, le caractère incongru de certains faits d'actualité, résumés en deux, trois lignes pour introduire le billet du poète. Échantillon: La Russie a décrété un jour férié pour célébrer le canon (30 octobre 1944), De nombreux fascistes italiens proéminents gagnent désormais leur vie en rédigeant leurs mémoires (21 avril 1947) La censure à Boston a jugé Hamlet trop indécent pour être montré en ville les dimanches (2 octobre 1950) Le jour de Noël deux petits enfants sont morts de froid dans les taudis de Rome (28 décembre 1950) Un mathématicien anglais a calculé qu'une guerre atomique serait très économique. Le coût par personne tuée ne serait que d'une livre. (27 septembre 1952) Les rois de la mode ont décidé que la femme aurait l'air cette année d'une tulipe (28 février 1953) Les chevaux du service de nettoyage de la ville de Stockholm ont accompli leur dernière mission (8 mai 1953).
Dagerman dans le domaine français: https://www.babelio.com/auteur/Stig-Dagerman/4783