Octobre aura été assez hyperboréen, mais aussi cosmonaute, feuilletonné & trémoussé. La Palestine en vedette de l'Otan. Du Bouveresse bouveressien. Myrdal et son peuple de livres. Menu à la carte (tenue de ville, svp).
1. Michel Staszewski (né en 1952), Palestiniens et Israéliens, 2023, éd. de Cerisier (Mons), 340 pages, 18,80 euros, impression Havaux.
Le fracas des armes fratricide en Palestine, hyper-médiatisé et viscéralement polarisé, n'offre de première leçon que celle de tenter de comprendre l'impasse dans lequel s'engluent deux peuples acculés à ne jamais s'entendre. Les mots de Palestine et d'impasse, ne doivent rien au hasard. La Palestine, c'est ce territoire qui, lors des premiers établissements d'immigrés sionistes, à la fin du 19ème, comptait 83% de musulmans, 10% de chrétiens et seulement 5% de juifs, cependant que, quelque cinquante plus tard, 1947, dans le plan de partage des Nations unies, on en était déjà quasi au "fifty-fifty", 56% pour l'État juif, 43% pour l'État arabe. On connaît la suite, une Palestine sous totale domination israélienne à partir de 1967, en ce compris la minuscule bande de Gaza et, soumise à colonisation méthodique, la Cisjordanie. L'impasse est là, comme note d'emblée l'auteur: "les revendications des Juifs sionistes et des Palestiniens portent essentiellement sur le même territoire". C'est un peu Jules et Jim, deux Roméo pour une Juliette, qu'ils veulent tous deux avoir sans partage. D'aucuns se sont émus, à juste titre, d'entendre récemment certains manifestants (arabes) en Europe hurler le slogan "Exterminez les Juifs!" - mais quelle différence avec la politique constante d'Israël visant, d'une manière ou d'une autre, à exterminer les Palestiniens? Impasse, encore. Pour tenter de comprendre, le livre de Staszewski, avec son glossaire, sa chronologique, ses cartes et sa bibliographie, est un auxiliaire précieux: œuvre d'historien, qui plus est, d'un enfant de parents juifs polonais et allemands dont la famille a été, en grande partie, "exterminée" par les nazis. Il a sa place dans toute bibliothèque honnête, publique ou privée (là, entendre, tonton et mamie, fiston, papa-maman et toute la smala).
2. Jan Myrdal et Gun Kessle (1927-2020 et 1926-2007), Biblioteket, 2023, éd. de sa Société Jan Myrdal, 590 pages, environ 55 euros, impression Bulls Graphics (Halmstad, Suède).
Phénomène, que cet enfant terrible de la critique contre-réactionnaire. Il avait, dans sa Suède natale, une stature comparable à celle d'un Sartre, d'un Chomsky ou d'un Losurdo, mais aussi ailleurs auprès d'un public informé, en Chine pour sa somme monographique Un village de la Chine populaire (1964, Gallimard), en Inde pour le livre-reportage sur la guérilla mao-naxalite (Red star over India, 2012) où on l'a vu, à plus de quatre-vingt ans, se mêler aux jeunes combattants dans la jungle indienne. Mais c'était, aussi, un collectionneur phénoménal des sources écrites de l'histoire contemporaine: sa bibliothèque personnel compte plus de 50.000 ouvrages et c'est de ce trésor, désormais accessible au public, que traite, richement illustré, ce beau, grand et massif (2,65 kg) livre sous la plume d'une vingtaine d'amis, chercheurs et enthousiastes. 50.000 livres (et K7, documents, cahiers), bout à bout, c'est environ un kilomètre à perte de vue de matières grises sur papier, qu'il fallut déménager vers sa destination finale, une petite maison de quatre étages dont l'agencement intérieur et la décoration en font, à part égale, lieu du savoir et palais de la beauté. Une citation d'Anatole France, insérée ici, donne le ton: "On n'est pas heureux en compagnie de livres si on n'aime pas les caresser." (Essayez un peu avec un "smartphone".) Intégrés dans la base de données de la Bibliothèque royale de Suède, les ouvrages ont néanmoins été scrupuleusement rangés dans l'ordre, avec ses cinquante thèmes distincts, choisi par Myrdal, avec par exemple, à côté de celles sur Balzac et Dickens, une section œnologie (14 mètres d'étagère) et une autre, de pornographie, ceci correspondant aux différentes orientations de sa production livresque - sur le sexe, ainsi, il professait que la voie royale pour pénétrer la misère sexuelle contemporaine consiste à surfer sur les sites pornos. Voilà qui fait comme écho à une de ses exhortations polémiques les plus fréquentes: "Allez aux sources!" Dit autrement, ne jamais se contenter des sous-produits prémâchés pourvoyeurs de vernis de culture et autres confitures douçeâtres tenant lieu de connaissance véritable.
Peu de lectrices et lecteurs de langue française feront le voyage vers l'original, massif et coûteux. Mais ils et elles pourront se faire une idée de la beauté envoûtante de la chose, encadrement matériel inclus, en allant voir sur la Toile: https://www.janmyrdalsallskapet.se/biblioteket/ ou https://www.lindelof.nu/__trashed-3/
Pour qui ne connaît que peu ou pas ce penseur hors normes, rappelons qu'un recueil de textes a été publié en 2021 aux éditions LitPol, Écrits polémiques de Jan Myrdal, disponible au prix de 10 euros, frais de port inclus, par versement au compte BE57 0639 6804 0635 d'Eric Rydberg avec mention en communication de l'adresse où l'envoyer.
3. Alain Badiou (né en 1937), Remarques sur la désorientation du monde, 2022, série Tracts chez Gallimard, 52 pages, 3,90 euros, impression Normandie Roto (Lonrai).
Et un deuxième phénomène, un! Le pimpant philosophe bientôt nonagénaire, étiqueté dans la presse blabla comme le dernier "mao", impénitent encore bien, figure aux côtés de Slajov Zizek et quelques autres intellectuels comme le porte-étendard de "l'hypothèse communiste", seule voie, comme il le redit ici, qui "une fois renouvelée, puisse prétendre aller au-delà d'une critique qui demeure entièrement assujettie à ce qu'elle prétend critiquer." Quiconque partage avec lui le diagnostic d'une époque marquée par "un désordre général, un brouillage des consciences et une incertitude" rapport à l'avenir aimera jouer au jeu: réfléchir aux lignes que trace une lecture de Badiou, tantôt parallèles, tangentes ou disjointes voire carrément opposées aux lignes que l'écrit de son côté aligne. La question par exemple de la propriété privée (pas la petite, potager, vélo ou frigidaire: la grande, Ahold-Delhaize, Engie, Volkswagen, etc.) qui ne fait guère plus débat. Badiou remet en scène. Et cela pourrait sans peine s'appliquer aux "réseaux sociaux, ces calamités publiques" où règne en maître la délation de meutes anonymes - sans que ceux qui en ont la propriété privée en assument quelque responsabilité. Tout cela est vite lu et, crayon en main, assez rapidement annoté dans les marges. Comme disait l'autre, il y a des passe-temps idiots et d'autres qui ne le sont pas...
4. Lars Forsell (1928-2007), Brokigheten, années septante, éd. Bonniers 1980, 238 pages, impression: inconnue.
Re-un hyperboréen inaccessible aux êtres parlant français. C'était un poète, essayiste, théâtreux qui traçait sa voie hors des sentiers battus et infiniment foulés du blabla dominant: suffit d'ouvrir n'importe quel journal, ce sont partout les mêmes refrains. De ces billets et tribunes libres écrits pour la presse populaire vespérale suédoise, on peut retenir la remarque, pleine de sarcasme, sur la militance bêlante anti-USA qui, au lendemain de l'intervention de l'URSS en Afghanistan, devint militance bêlante pro-USA. Toute ressemblance avec la volte-face de la militance anti-atlantiste s'autoproclamant désormais indéfectibles hérauts de l'Otan et de la "résistance" ukrainienne: fortuite, évidemment. (Éclats de rire et applaudissement dans la salle.)
5. Stig Claesson (1928-2008), Blå måndag (Lundi bleu), 1985, éd. poche Bonniers, 162 pages, impression: en Suède sans autre précision.
En page de garde, quelqu'un a écrit: "Livre du genre qu'on lit très lentement pour faire durer le plaisir et reculer le moment où on arrive à la dernière page." Ledit quelqu'un, c'est bêtement moi. Mais, vrai, Claesson est un conteur des menus faits quotidiens comme il en est peu. Ici, une petite cinquantaine de billets, souvent illustrés par ses propres crayonnés. Ce peut être le fait d'allumer une cigarette en un lieu public où on ne peut pas, avec une dame qui en fait la remarque et, celle-ci précisant que, personnellement, la fumée ne la dérange pas, notre Claesson alors de dire que les interdits, lui, il s'en fout et, coucou! voilà la dame qui fait de même. Ce peut être un couple au restau avec monsieur qui laisse madame choisir parce que, lui, les menus, c'est écrit avec les lignes courtes de la poésie sans ponctuation et ça, lui, il ne sait pas lire. Ce peut être quelques pensées sur le poète péruvien César Vallejo "né un jour où Dieu était malade", ce qui change tout évidemment. Ou sur la disparition progressive des salles de cinémas à Stockholm (comme partout ailleurs dans les pays de capitalisme sénile). Et toujours avec un langage d'une extrême simplicité, celui de la rue et du bistrot, le parlé de tous les jours, mais en y faisant sans cesse éclore l'inattendu, l'étrange, le féerique.
(Comme indiqué auparavant, Claesson est largement traduit en français.) (Et là, il me reste une vingtaine de pages à lire, de quoi siroter jusqu'à la fin de l'an.)
6. Jacques Bouveresse (1940-2021), Le mythe moderne du progrès, 2001, éd. Agone 2016 & 2023, 110 pages, 8 euros, impression Nouvelle Imprimerie Laballery.
L'objet de cette vieille conférence de 1981 est mieux rendue par son titre original qui précise: selon Wittgenstein et von Wright, celle de 2016 & 2023 ajoutant encore Kraus, Wittgenstein, Musil et Orwell. Bref, de Bouveresse, pas grand chose sinon tel un passager en "side-car" des précités. Avec, énervant au possible, répétitives, les affirmations du type: XY ou Z "jugerait donc sans doute (etc.)", où Bouveresse, faute d'en avoir la preuve par source primaire, suppute ce qu'autrui aurait pu penser. Un petit livre, donc, qui tient plus de la biographie thématique monographique sur Wittgenstein, Kraus & Cie, que d'une réflexion propre sur le concept (historiquement surdéterminé) de progrès. Cela donne quelques anecdotes plaisantes, comme celle où, s'entendant dire qu'on vit quand même mieux qu'au temps de l'homme des cavernes, Wittgenstein réplique: "Oui, bien sûr, c'est ce que vous préférez. Mais est-ce ce que préférerait l'homme des cavernes?". Et sur le sujet proprement dit: condensé par la boutade de von Wright voulant que "le «mythe du progrès» pourrait bien être en train de se transformer en un des obstacles les plus sérieux qui s'opposent au progrès." Dit autrement, et c'est bienvenu, ce petit livre invite à s'interroger sur le credo du progrès, quasi sacralisé: croissance économique illimitée, activités productives, sans autre but que le progrès lui-même. Comme nous sommes tous, de gauche à droite, des "progressistes", on peut vraiment qualifier le bouquin de livre grand public. (Défense de rire.)
7. William Carlos Williams (1883-1963), Scènes & Portraits 1916-1961, éd. Seghers (repris Laffont repris Editis), 234 pages, 16 euros, trad. Jacques Demarcq, impression Normandie Roto (Lonrai).
Publié dans les belles éditions du regretté Pierre Seghers, poète et résistant, ami d'Aragon notamment, mais depuis 1969 passé dans le giron Laffont bouffé par Editis, ce recueil bilingue de poèmes embrassant quarante-cinq années d'envolées lyriques du poète-médecin (et vice versa) nord-américain séduira l'humanité entière des rêveuses et rêveurs. Cette ode à l'ivrogne, par exemple, "Toi poivrot / titubant / ô Jésus / malgré toute / ta crasse / vraiment sordide / je / t'envie / C'est le visage / de l'amour / même / abandonné / dans cet impuissant / enfermement / du désespoir". Beau.
8. Revue Critique (fondée en 1946 par Georges Bataille), Nietzsche encore, tome 79 de la 77e année, juin-juillet 2023, auteurs divers, 170 pages, 14 euros, impression Normandie Roto.
Nietzsche, ça peut prendre la forme du petit dessin: deux camps antagonistes qui le plus souvent, au lieu de dégainer, s'ignorent avec superbe. D'un côté, les académiciens éthérés, philosophes en tour de cristal et, de l'autre, les Don Quixote pourfendeurs du pensé incorrect. Sur ce thème-là, il y a forcément très peu dans ce dossier. Mais, sur le mode de l'éducation populaire, des éclairages qui donnent à (mieux) penser. Ainsi par exemple l'importance des connaissances nouvelles en géologie, tant pour un Nietzsche que pour un Darwin, qui vont faire entrer la longue durée dans les mentalités et rendre risibles les 6.000 années que la Bible donnait comme ancienneté du monde: on se rend compte du poids que faisait peser la doxa chrétienne sur les esprits quand on sait que Darwin se sentira obligé de s'autocensurer et retirer son hérétique chiffrage à 300 millions d'années dans le troisième édition, en 1861, de L'origine des espèces. Ainsi encore, au registre philosophie au marteau, les questions, plus actuelles que jamais, que Nietzsche envoyait à la figure de ses collègues au petit pied: pourquoi la certitude vaudrait-elle mieux que l'incertitude, en quoi le vrai serait-il préférable au faux? Nietzsche, nommé prof de philologie à 24 ans, c'était pas du gnangnan.
9. Céline (1894-1961), Guerre, 1932-1934, édition posthume en tant qu'inédit dans la Pléiade 2023 et, même année, en poche Folio, 200 pages, 8,10 euros, impression Maury (Malesherbes).
Même topo qu'avec Nietzsche, il y a le camp des pinces à linge sur le nez décrétant l'antisémite convulsif persona non grata (Sartre et Nizan, par exemple), et puis en face, celui qui salue le géantissime homme de lettres et, pour le reste, rien à fiche. Cette petite querelle ne va pas rendre son dernier soupir de sitôt, l'œuvre de Céline s'enrichissant ces dernières années des quelque 6.000 feuillets de manuscrit dérobés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale quand le bonhomme se terrait au Danemark sous le coup d'une demande d'extradition française - textes parmi lesquels, donc, est sorti cette chronique d'un Céline simple troufion (maréchal des logis) à une époque où, passablement bousillé par les canonnades de la Grande Guerre (le 27 octobre 1914, à Poelkapelle, près d'Ypres), il meuble son quotidien dans un hôpital militaire pour gueules cassées. On n'est pas loin, sur le sujet, de l'atmosphère oppressante du témoignage - un classique à revisiter! - de l'écrivain-médecin Georges Duhamel (Civilisation, 1918), mais évidemment, sans empathie, sans ligne morale, sans délicatesse: c'est du Céline, la comédie humaine avec son carnaval grotesque sur le mode popu et turbo. Dans le récit, il y a une bonne part d'affabulation, due pour partie au fait qu'il relate des faits vieux d'une quinzaine d'années: "À tant d'années passées le souvenir des choses, bien précisément, c'est un effort. Ce que les gens ont dit c'est presque tourné des mensonges. Faut se méfier. C'est putain le passé, ça fond dans la rêvasserie." On le croira donc sur parole quand il raconte que des fusillés, il y en avait deux fois par semaine dans l'arrière-cour de l'hôpital. Peut-être un peu moins lorsqu'il évoque la lubricité de certaines infirmières distribuant des branlettes à tout-va et surtout aux moribonds: question cul, Céline sait y faire, autant sinon mieux que Henri Miller.
10. New Left Review (fondé en 1960), n°143 daté de septembre/octobre 2023, 167 pages, 12 euros, impression Bell & Bain (Glasgow).
En un temps où les polémiques géopolitiques guerrières (Ukraine, Palestine) s'enflent de références pieuses au droit international, il est salubre de reconsidérer les rapports entre la notion de civilisation (mise en circulation en 1757) et ledit droit qui, pour faire court, est du domaine réservé des nations civilisées (entendre: occidentales). C'est ce que, ouvrant le bal dans la revue, rappelle opportunément le prolifique doyen des marxologues européens, Perry Anderson, qui s'est notamment illustré dans la Petite Collection Maspero au siècle passé (en 1977, oufti!). Bel exemple que le projet, en 1907, de Cour internationale d'arbitrage, dans laquelle États-Unis et grandes puissances européennes se voyaient d'office figurer seuls en qualité de membres permanents. Insolent, le Brésil s'y opposa. Le projet n'y survécu pas. Autre éclairage à luminosité rasante: la naissance des Nations unies, à San Francisco, 1945, où l'ensemble des dépêches diplomatiques de l'ensemble des nations déléguées fut intercepté, décodé et résumé par le renseignement militaire états-uniens afin de garantir la maîtrise et la suprématie de Washington sur... ce chef d'œuvre de droit international que sont les Nations unies. D'autres articles abordent le regard critique de Schelling sur Hegel (quasi illisible) et l'analyse de Bouveresse du nietzschéanisme français (Deleuze, Foucault & Cie) auxquels il reproche de ne pas avoir fait leur le principe selon lequel il faut, avant d'interpréter, comprendre. Bien vu. Ajouter une bonne introduction à la pensée de la féministe "radicale" états-unienne Nancy Fraser. Avec la NLR, on perd rarement son temps.